Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Livres et revues

Présentation par Geneviève Duché de son livre « Illibéralisme et repli identitaire dans les pays d’Europe centrale, un défi pour l’Union européenne »

On dit, on a dit, en Europe, en essayant de construire un espace de paix : « plus jamais ça » et ça, la guerre, les tueries, les viols de guerre, les exodes, les destructions massives de ce que des générations ont construit, ça a recommencé.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Il y a des autocrates qui empêchent ou qui détruisent la démocratie chez eux. Il y en a d’autres plus puissants qui la détruisent chez eux et qui veulent la détruire ailleurs, chez d’autres peuples en essayant d’anéantir leur nation.
Quand j’ai écrit ce livre j’étais préoccupée par la remise en question de la démocratie dans certains pays d’Europe centrale quelques années après une libération de l’emprise soviétique ; j’étais préoccupée par le populisme à volontés réactionnaires qui se répandait ici ou là, par le pouvoir d’Eglises omnipotentes et intégristes, par des replis identitaires et des affirmations d’extrêmes droites qui remettaient en question la construction même de l’Union européenne. Mais je ne pensais pas, même si nous voyions le danger, le risque, que nous aurions à vivre aujourd’hui la destruction par un despote corrompu, d’un pays européen, l’Ukraine, plus grand que la France et peuplé de 40 millions d’habitant·es qui résistent avec un courage inouï.
J’ai donc été amenée à faire entrer cette violence, cette immense crise, dans ma présentation.

Pourquoi mon livre ?

«  Nous avons réalisé le rêve de nos ancêtres » – à savoir l’inclusion dans l’Occident – déclarait en 2002 le président de la République polonaise Aleksander Kwasniewski (successeur de Lech Walesa) peu avant l’intégration de la Pologne dans l’Union Européenne.

Le temps passe et change, des nationalistes et des populistes arrivent au pouvoir un peu partout, se développent des partis d’extrême droite et souverainistes dans les pays d’Europe centrale et en Allemagne de l’Est. En Pologne le PIS, Parti Droit et Justice des frères Kaczyński est fondé en 2001 et arrive au pouvoir en 2005, en Hongrie Viktor Orban fondateur du parti Fidesz qui a dérivé vers le national conservatisme et le populisme, après un passage au pouvoir entre 1998 et 2002, a repris le pouvoir depuis 2010… Des critiques vis-à-vis de l’UE et des remises en question de ses règles se font de plus en plus entendre dans ces pays…

En 2017 le premier ministre Hongrois dans une université d’été, devant un large public, fustige l’Occident donneur de leçons et qui déchristianise l’Europe, il démolit le modèle que semblait être la démocratie occidentale et renverse la table en déclarant que l’Europe centrale avec ses propres valeurs devient l’avenir de l’Europe. Quelle Europe centrale ? Celle qui refuse les valeurs de l’Union européenne dont le respect des droits humains, celle qui met au pouvoir des gouvernements très conservateurs et réducteurs de liberté, celle qui détruit les bases de la démocratie en remettant en question la séparation des pouvoirs et l’indépendance des media, celle qui promeut l’illibéralisme, celle qui est gangrénée par la corruption ?

Nous avons assisté à un renversement et à l’explosion d’une hostilité. Que s’est-il passé ? Comment expliquer le nationalisme agressif et les replis identitaires dans les pays libérés du soviétisme ? Comment comprendre qu’une partie des populations de ces pays suive des leaders populistes et des Eglises réactionnaires qui promeuvent la haine, la misogynie, l’homophobie, le racisme et l’antisémitisme.

Mon livre tente des réponses par une approche pluridisciplinaire en revenant aux transformations profondes causées par le passage d’une économie collectivisée à un capitalisme néo-libéral, en convoquant l’Histoire de ces pays, les mythes qu’elle a créés, les violences qui s’y sont commises. Il propose ainsi un voyage en Histoire européenne qui inclut la question de la solidité du projet européen. J’y ai apporté mon vécu et mon expérience de terrain en tant qu’économiste spécialisée dans le développement local particulièrement en Pologne. J’explique mon projet dans mon préambule, à savoir comprendre ces évolutions ou involutions, ne pas se contenter d’un aspect de la question par exemple les changements économiques, ne pas faire comme si les années de domination soviétique n’avaient pas existé et figé des attitudes, des pensées, modelé des attentes pour une partie de la population, fouiller dans l’Histoire et peut-être dans l’inconscient collectif mais aussi ne pas oublier que ces reculades, ces régressions identitaires ne sont pas le seul fait de ces pays l’Est de l’Europe et que ce risque est partout.

La mémoire que j’ai mise en œuvre dans cet écrit portait sur presque trente années et, en ajoutant toutes les analyses nécessaires et les retours vers l’Histoire complexe et violente de l’Europe, cela m’a entrainée à écrire 400 pages, il a fallu réduire et passer à 250. J’ai donc dû sacrifier pas mal de témoignages et d’anecdotes.

Allant pour la première fois à Varsovie, en 1989, comme je l’écris dans mon introduction, j’arrivais avec un poids de mémoire particulier à savoir la captivité de mon père dès le début de la deuxième guerre mondiale et qui avait duré 5 ans. Prisonnier de guerre donc, il avait été placé d’abord dans une petite ferme et une laiterie puis en Prusse orientale dans un domaine d’hobereau prussien. J’avais en mémoire son refus de parler allemand en dehors de quelques mots, les ordres éructés aux prisonniers, qu’il nous répétait ; j’avais en mémoire ses récits de sa vie là-bas et de sa fuite vers l’ouest avec les Soviétiques aux trousses qui ne faisaient pas la différence entre un Allemand et un prisonnier français. Il avait vu Gdansk en flamme au loin, il cherchait des cartes, des plans, pour se repérer dans les maisons vidées de leurs habitants où les cohortes de personnes obligées de fuir s’abritaient. Il m’en a donné quelques-uns qui ont permis à mes collègues géographes de Varsovie de retrouver deux ans après mon premier voyage en Pologne, en 1991, le stalag où il était en Mazurie (nord-est de la Pologne ancienne partie est de la Prusse orientale). Il édulcorait son histoire en taisant les mauvais traitements subis et les angoisses que la situation ne devait manquer de produire, mais il comprit très vite qu’il y avait eu plus terrible encore. Son histoire et le film « Nuit et brouillard » d’Alain Resnais sur les camps et l’holocauste perpétré par les nazis qui nous avait été projeté au Lycée, un traumatisme, ont hanté ma jeunesse et imprègnent encore ma vie. Ma rencontre avec la Pologne et mes voyages là-bas ont été imprégnés de cela, de ce moment cauchemardesque de l’Histoire, de ce moment de destruction viriliste qui se reproduit avec l’agression, la destruction de l’Ukraine par un tyran russe qui semble soutenu par une grande partie de la population russe très mal informée il faut le rappeler.

Un défi pour l’Europe

Puisque nous vivons cette douloureuse actualité, je vais commencer par évoquer le dernier chapitre de mon livre qui pose la question de la force et de l’unité de l’Europe dans un monde de plus en plus instable, où les hégémonies changent, où les enjeux sont colossaux pour l’avenir de l’Humanité avec la transition écologique toujours retardée par quelques impérieux diktats économiques et maintenant guerriers. Quand j’ai commencé à écrire, Trump était au pouvoir aux Etats-Unis, le Brexit était consommé, la pandémie du COVID 19 faisait rage et pendant quelques mois rien ! L’UE était silencieuse, chaque pays gérant le problème à sa manière et découvrant les failles de son système de santé ainsi que les faiblesses et les dépendances dangereuses liées à la mondialisation. Puis est venu le temps de la recherche d’une solidarité nécessaire étant donné l’impact économique et social de cette pandémie. Un certain nombre de pays dits frugaux ont trainé des pieds puis un accord important a pu être signé, un accord de relance de l’économie et d’investissements pour tous les pays avec un endettement solidaire et un financement augmenté du budget européen. Une des conditions étant que les pays respectent les règles de l’Etat de droit en rappel des valeurs fondamentales à la base de la construction européenne depuis la Charte des droits fondamentaux de 2000 qui a valeur de traité donc juridiquement contraignant seulement depuis le traité de Lisbonne en 2009. Et tout de suite, on a vu la résistance sur ce point en particulier de deux pays, la Hongrie et la Pologne, qui ne veulent rien lâcher de leurs dérives illibérales au risque de bloquer le plan général et de ne pas recevoir les aides et donc de s’enfermer dans le ressentiment haineux.

Puis arrive l’horreur fin février 2022. La guerre qui est dans cette région depuis 2014 reprend, c’est l’agression de l’Ukraine par un grand pays frontalier, la Russie, puissance dotée d’un arsenal atomique très important et surtout d’une volonté de reprendre sous sa coupe ce pays à potentiel économique important. La visée du chef du Kremlin est aussi d’agresser les démocraties occidentales et de contribuer à réduire leur influence au niveau international. L’impuissance de l’ONU, le soutien de la Chine, le non alignement d’une grande partie du monde lui laissent le champ libre. L’OTAN sous domination des Etats-Unis et l’UE ont dû prendre des décisions rapides, fortes. Nous assistons à tout cela et à la destruction d’un pays qui commençait à construire une démocratie et à sortir des années de domination soviétique. La guerre permet l’expression la plus désinhibée de la violence masculine. L’oppression viriliste et destructrice du patriarcat s’y déploie sans frein. Les femmes et les enfants, qui en temps dit « de paix » subissent des violences machistes individuelles, sont alors traité·es globalement comme des objets, des marchandises, des déchets. Depuis des années, des opposantes féministes aux dictatures, telles les FEMEN ukrainiennes, avaient donné l’alerte. Elles voyaient juste…

On voit bien les problèmes, les failles, dans la stratégie à mener contre cette agression et les crimes contre l’humanité se déroulant sous nos yeux : la faiblesse des démocraties face à la détermination d’une tyrannie (souvenons-nous de Munich), le repli obligé sur des sanctions économiques qui vont être très coûteuses pour les formations sociales de chaque pays de l’UE et parce que des dépendances vis-à-vis de la Russie ont été construites sans grande clairvoyance stratégique. Mais ces sanctions seront moins coûteuses que la guerre elle-même sur notre territoire. Tout le monde en UE semble être au rendez-vous avec cependant quelques différences. Le premier ministre hongrois ne s’engage pas contre Wladimir Poutine et joue la dissidence encore une fois et cela ralentit les décisions européennes.

On constate que l’absence d’une stratégie commune sur l’armement et la défense s’avère dangereuse et un Trump peut très bien revenir au pouvoir aux Etats-Unis qui se fichera complètement de l’OTAN et de l’Europe. On sait qu’issue de la deuxième guerre mondiale, l’Union européenne est construite sur le désir de paix et sur les échanges commerciaux sensés apporter confort et civilisation. Mais voilà, cette crise oblige l’Allemagne à se réarmer. Nous voyons bien que les enjeux et les dangers de ce monde posent la question de la construction d’une réelle puissance souveraine pour l’UE. Mais quid alors de l’ambition de paix et de désarmement ? Sur quel régime économique refonder une Union européenne forte et indépendante ? Faut-il l’élargir avant de construire une réelle souveraineté ? Comment donner envie aux peuples de cette souveraineté si on n’avance pas vers plus de justice et d’égalité ? Comment forger avec le continent si proche, l’Afrique, une relation de vraie coopération et non de néo-colonialisme qui évite les crises migratoires et que certains pays délèguent leur « ordre public » aux commandos néo-nazi Wagner financé par un oligarque russe aux ordres de Poutine ?

Comment pourrons-nous y arriver avec des nationalismes rétrogrades portés par des minorités encore, mais importantes dans beaucoup de pays de l’UE, mais aussi avec des volontés de souveraineté nationale plus tranquilles mais qu’on ne peut balayer ? Comment arriver à une unité si l’Occident est vu par des pays d’Europe centrale comme produisant des « Satans » lubriques et dévoyés. Comment s’entendre durablement si une partie des pays qui composent cette Europe remet en question et l’Union Européenne vue comme une machine colonialiste et la démocratie. La question de la démocratie est transversale dans mon livre. Certes les régimes démocratiques ne sont pas sans problèmes et dysfonctionnements, il faut en faire la critique et changer les pratiques, la démocratie libérale de papa est morte…

Il n’y a pas longtemps, V. Orban, qui se pense tsar de Hongrie se disait proche de la Russie, de W. Poutine tsar de la fédération de Russie et faisait venir les vaccins anti covid de ce pays (ainsi que la Slovaquie). Un pays candidat à l’UE, la Serbie orthodoxe reste très divisée et ambiguë quant à ses liens avec Poutine. La Bulgarie pour une partie de sa population se sent proche du peuple russe par la religion commune. La Pologne, dont je rappelle le long du livre son Histoire sait bien quel danger elle continue à courir avec ce voisin impérialiste qui a contribué quatre fois à la diviser et à l’occuper ; du côté prussien et allemand ça n’a pas été mieux. Le président polonais actuel devant « l’encéphalogramme plat de l’OTAN » est allé rendre visite à Trump qui n’est pas le modèle d’un démocrate, pour avoir sa protection et le déploiement d’installation militaire défensive sur son sol. Pas de réponse alors. Il a plus de chance dans sa démarche aujourd’hui, hélas, parce que l’agression est proche, et le titulaire de la Maison blanche a changé… pour combien de temps ?

Migrations

Je consacre dans mon livre quelques pages à la démographie et aux politiques migratoires parce que les taux de natalité, de mortalité et les mouvements de population sont des indicateurs importants de santé, de perspectives d’avenir, d’ouverture d’un pays. Le départ de nombreux jeunes des pays d’Europe centrale dès l’ouverture pour avoir plus vite une vie meilleure prive le pays d’origine de forces et de compétences et contribue à l’aigreur vis-à-vis des pays vers lesquels vont ces jeunes. Le départ des nationaux, des taux de natalité et de fécondité faibles nourrissent la fameuse phobie du « grand remplacement » et le refus de certains pays de participer, on l’a vu, à l’organisation et à la répartition de l’arrivée de nombreux migrant·es et réfugié·es ces dernières années de pays détruits aussi par la violence totalitaire et aveugle, ou de pays pauvres qui subissent les effets des changements climatiques et du néo-colonialisme.

Des millions d’Ukrainien.nes forcé·es de quitter leur pays sont accueilli·es aux frontières des pays d’UE, sont aidé·es, sont transporté·es, nourri·es, soigné·es… L’élan est généralisé, les fonds, les dons arrivent en masse. Pologne en première ligne, Slovaquie, Moldavie, Roumanie … font face à l’exode le plus rapide qu’a connu l’Europe depuis la deuxième guerre mondiale.

Ce sont nos voisin·nes, ce sont les nôtres qui souffrent et celui qui les détruit peut nous détruire, nous sommes donc plus que concerné·es, nous sommes impliqué·es. Certes, mais il faut en dire plus.

La Commission européenne a annoncé un effort financier important pour soutenir et protéger celleux qui fuient l’agression russe quelle que soit leur nationalité ou leur origine et a activé la protection temporaire dispensant de la demande d’asile.

L’élan a été au départ essentiellement privé, il le reste, il vient des citoyen·nes ordinaires, de beaucoup d’entreprises mêmes, ce qu’on voit rarement à ce niveau, de la part de bénévoles de partout, de la part d’associations caritatives ou spécialisées dans l’accueil des migrant·es et il est majeur par rapport aux actions des puissances publiques des différents pays concernés ; des journalistes notent même mi-mars encore que les forces de l’ordre participent peu à la protection, au maintien de l’ordre dans cette arrivée qui est à gérer, à organiser pour éviter de nouvelles violences.

Violences oui, ça et là racistes notamment, des tris à la frontière (violence d’Etat) oui, parce qu’en Ukraine libérale et démocratique vivaient des gens venant du monde entier, pour travailler, pour étudier. Certaines personnes mériteraient-elles moins que d’autres d’être accueillies, d’être sauvées ? On signale aussi la présence de hooligans à la frontière polonaise qui « cassent du basané ». La moitié des femmes ayant quitté leur pays ont moins de 18 ans, plus de 1,5 millions d’enfants sont sur les routes parfois seuls, les trafiquants et les esclavagistes sont à leur trousse.

En France par exemple, l’Etat et les associations ont commencé en mars à articuler leurs actions. On trouve des abris, des logements, des centres d’accueil, tant mieux ! mais on ne les a jamais trouvés pour les Syrien·nes et les Afghan·es plus récemment et qui sont pour beaucoup toujours à la rue. Accueillir ou non est un choix politique.

J’ai entendu une journaliste polonaise d’une radio privée dire de manière naïve et spontanée : « oui, il faut accueillir les Ukrainiens, ils sont chrétiens comme nous » … Il y a deux ans, un article d’une collègue sur l’immigration en Slovaquie écrivait avec prudence la préférence des dirigeants et de la population du pays pour les immigré·es de civilisations et religions proches (Ukrainiens, Serbes, Croates etc.).

Religion et antisémitisme

La religion versus institutions du pouvoir religieux catholique et orthodoxe est omniprésente dans ces pays.
Le pouvoir religieux a une part dans la guerre en Ukraine. L’Historien Antoine Arjakovski rappelle dans un article récent du Monde (10 mars 2022) le conflit qui oppose le patriarche de Moscou devenu idéologue de l’impérialisme du Kremlin et qui soutient totalement Poutine à une Eglise orthodoxe d’Ukraine qui s’est émancipée en grande partie de la tutelle russe en 2019.

Du côté du catholicisme fervent en Europe centrale, l’Eglise, – (l’Orthodoxie ne fait pas mieux) – est à la source des conservatismes et des haines et appuie constamment les partis de droite et d’extrême droite pour préserver ses richesses, pour le refus d’une immigration musulmane, elle nourrit une homophobie active et violente, refuse la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, fait en sorte qu’il n’y ait pas ou plus de ratification de la Convention d’Istanbul (Conseil de l’Europe) pour la lutte contre les violences envers les femmes, en particulier les violences dans le couple. Et les réactionnaires catholiques nourrissent aussi un antisémitisme toujours là, hélas, dans ses formes les plus archaïques.

Viktor Orban fait dans le conspirationnisme, marque fréquente des agitateurs·rices populistes ; il agite l’épouvantail d’une association malfaisante entre les élites de Bruxelles et un certain empire « Soros » contre l’opinion des populations ; la situation porte un nom dit-il, il existe un « plan Soros » et de le détailler dans ce que serait le contenu de ce plan qui permettrait l’invasion de l’Europe par des hordes musulmanes. Il viserait le passage de l’Europe à l’ère post-chrétienne ; Soros est un financier juif et le projet qui lui a été attribué renvoie « au protocole des sages de Sion », ce faux de la police tsariste dont les effets antisémites ont été effrayants. C’est ainsi que l’antisémitisme officiel réapparait en Hongrie. J’ai écrit de nombreuses pages sur cet antisémitisme. Evidemment on ne peut le contourner d’autant qu’il est toujours à la source de révisionnisme, voire d’un négationnisme, d’une histoire réinventée, même en France.

Au cours d’un repas entre collègues à l’université de Lodz autour de 2010, une d’entre nous qui m’avait paru être l’une des plus occidentalisé·es et avait participé à la rédaction d’un livre favorable à l’IVG, déclare dans la même phrase que je cite : « Il faut que la Pologne sorte de l’UE parce qu’elle écrase les petits paysans polonais, les Juifs sont en train de réclamer des biens qu’ils n’ont jamais possédés, il est inconvenant et insupportable que les homosexuels veuillent sortir dans la rue pour leur gay pride ». Je quittai la table ! mais cela résume ce qui est à l’œuvre.

La Pologne refuse la restitution des biens privés juifs et on comprend que beaucoup de Polonais à la fin de la guerre ont occupé les logements des personnes juives disparues dans l’holocauste ou parties ; c’est la raison du pogrom de Kielce en 1946, lorsque des personnes juives sont revenues des camps et « ont prétendu » retrouver leur maison.

Heureusement il y a eu un processus d’institutionnalisation de la mémoire juive liée à l’ouverture des PECO et à leur démocratisation à partir des années 1990 ; c’était une des conditions pour adhérer à l’UE que de faire un travail de mémoire sur les implications des pays dans l’extermination des Juif·ves pendant leur occupation ou leur alliance avec les nazis… Beaucoup de travail a été fait dans ce sens. C’est remis en question par les populistes nationalistes et extrémistes au pouvoir. Par exemple, en 2018 le pouvoir actuel en Pologne a imposé une loi mémorielle qui poursuit toute personne dans le monde qui dit ou écrit que les Polonais ont participé consciemment à l’holocauste. Au moins deux historien·nes sont poursuivis actuellement….
Ce n’est pas le seul aspect du révisionnisme en matière d’histoire nationale que j’évoque.

Qu’est-ce qui provoque tout cela :

Revenons à l’Histoire comme je le fais au début de mon livre. La fin de la deuxième guerre mondiale : plus de 40 millions de morts, des destructions massives, des déplacements de populations, plus de 20 millions de personnes, le territoire de la Hongrie est réduit à la portion congrue, le territoire de la Pologne glisse vers l’ouest, finie la forte relation avec la Lituanie et avec la Galicie ukrainienne et la ville de Lwów ou Lviv, on me rappelait souvent que Lviv était une ville polonaise…la Slovaquie est réunie à nouveau à la Tchéquie. Et l’Europe est divisée en deux, bientôt un rideau de fer et un mur vont séparer le monde dit libre à l’ouest du monde mis sous la coupe des Soviétiques et transformé en « démocraties populaires ». Et là, c’est bien sûr le malheur pour beaucoup mais pas pour tous. Il y a eu des communistes authentiques parmi différentes couches de la population, mais il y a eu aussi la frustration des peuples qui perdent leur liberté et la démocratie et qui, après tant de souffrances, se sentent abandonnés par l’Ouest, sont abandonnés sous la férule d’un pays puissant. C’est beaucoup après toutes les vicissitudes de leur Histoire. L’intervalle 1918-1939 pour la Pologne avait été un court moment de souveraineté pleine, rare dans son Histoire depuis longtemps mais qui a posé des problèmes de frontières, de démocratisation plutôt manquée avec toujours présente la question des non Polonais, de minorités religieuses ou nationales plus ou moins maltraité·es. Ce qui veut dire que pour la plupart de ces pays l’apprentissage de la démocratie n’avait pas été fait et c’est pour cela qu’il faut souligner la capacité qu’ont eu ces pays à opérer les changements dans les institutions et l’économie aussi rapidement. Il est tellement dommage de réduire cette expérience avec les remises en question des régimes illibéraux.

S’en suivent de cette partition de l’Europe entre deux régimes politiques différents et deux systèmes économiques différents, plusieurs niveaux de phénomènes qui préparent l’après, la période que nous vivons :

– L’identité polonaise, par exemple, a une double orientation symbolique : d’abord, elle se situe dans la continuité de la civilisation occidentale avec tout le long de son Histoire une forte volonté d’absorption de ses valeurs issues des Lumières et de ses techniques et de ses modes d’organisation. Et du coup la Pologne s’est donné une mission celle de civiliser l’est (conquêtes), d’arrêter les barbares et de contrecarrer l’hégémonie russe. C’est une mission et c’est basé sur un sentiment profond d’appartenance à la civilisation occidentale.

Puis il y a une autre mission que s’est donnée la Pologne, la diffusion du christianisme (ce qui va nourrir l’antisémitisme) et qui ne fait pas toujours bon ménage avec les Lumières surtout quand l’Eglise est rétrograde. Avec le rideau de fer et les limites imposées à la pratique religieuse, ces missions ont été rendues impossibles, caduques. Et quand le régime soviétique tombera, l’Ouest n’aura pas besoin de la même façon de ces missions. Le mépris ressenti par ces pays d’Europe centrale à leur égard sera douloureux, accroitra la tendance à la martyrologie. Pour la Hongrie on a davantage une amertume de la petitesse et de la sortie de l’orbite autrichienne (Austro-Hongrie).

– la Résistance et les luttes pour l’amélioration des conditions de vie, pour plus de liberté, pour la sortie du soviétisme, du pacte de Varsovie. On connait les moments phares et les répressions violentes, 1956, 1968, Solidarnosc dont l’histoire et sa révision aussi sont en cours. Solidarnosc fût un mouvement de masse réunissant des acteurs et actrices à opinions diverses, un mouvement réprimé mais qui a abouti, avec la non-intervention de Gorbatchev, à la libération et à la rupture avec le soviétisme (je rappelle tous les évènements de 1989 dans tous les pays d’Europe centrale et de l’Est). Cette résistance à la mainmise soviétique et aux gouvernements propres obéissant à Moscou a été abritée et nourrie par l’Eglise ce qui a renforcé son emprise (les fonds d’aide à la résistance venant des Etats-Unis transitaient par le Vatican et le Pape Jean-Paul II).

– L’impact de l’état de l’économie et de la société : Après les efforts et la mobilisation générale pour la reconstruction et la construction des équipements, des infrastructures et d’une économie sans le plan Marshall, le collectivisme et ses entreprises d’Etat sont contrecarrés particulièrement en Pologne par les paysans (petits paysans) et ne donne pas le niveau de consommation, le confort matériel comparable à ceux de l’Ouest capitaliste. Au contraire s’y développent des économies de pénurie provoquées par le mode de planification et la prédation des ressources par les Soviétiques qui épuisaient progressivement leur potentiel par des dépenses d’armement liées à la guerre froide. Une collègue polonaise a attendu la livraison de sa voiture, une petite Fiat 500, pendant dix ans, quand la voiture a été là en 1992, sa propriétaire ne savait plus conduire. Une autre collègue slovaque et économiste rappelle dans un article à quel point le PIB de la Tchéquie avait diminué pendant cette période par rapport au niveau d’avant la guerre. Elle était au sixième rang mondial proche de l’Allemagne en ce qui concerne le PIB par habitant. A la sortie du communisme son niveau était divisé par 2,6.

Face à la vitrine de l’Ouest évidemment les appétits, les envies, étaient immenses. Nous avions tout, ils n’avaient rien et en plus subissaient les délations, la censure etc.

Une collègue géographe faisait un séjour à Montpellier. Un jour je l’emmène avec moi faire des courses dans un très grand supermarché du bricolage. On entre, Ewa se fige, bouche ouverte, je l’appelle et elle me suit comme dans une crise de somnambulisme. Nous sortons et là je vois des larmes dans ses yeux et elle me dit « ce n’est pas possible tout ça là ! et moi, j’ai mis trois ans à trouver la peinture nécessaire pour repeindre mon studio de 11 m² à Varsovie ».

Rattrapage et changements

Je décris donc le rattrapage chez les gens que j’ai connus, la course aux biens, aux maisons, à l’argent, aux voyages ; les changements dans les villes, sur les routes, l’état d’esprit.

Ce changement était lié à l’effondrement d’un système et à l’arrivée d’un autre système avec la force d’un tsunami. Le seul modèle connu, la seule alternative et surtout celle que l’Occident voulait mettre en place, était une économie de marché capitaliste libérale, néo-libérale, accompagnée d’une démocratie libérale. Il fallait tout changer. On peut difficilement imaginer ce que ça a été : un bouleversement total du droit, des institutions politiques, financières, du mode de pensée, des rapports économiques et sociaux ; Et tout cela à marche forcée ! Il fallait compter sur de nouvelles compétences, attirer les capitaux étrangers, former un milieu entrepreneurial, moderniser les structures productives et les modes d’intervention publique. J’insiste dans mon livre sur ces derniers aspects parce qu’ils ont été au centre de nos recherches avec l’équipe université Montpellier – université de Lodz.

Mais il y avait un prix et il y a eu un prix à tout cela. Beaucoup ont vu leur niveau de vie s’élever et leurs opportunités augmenter, la vie se libérait tout en imposant des contraintes nouvelles (concurrence, efficacité, etc.) qui étaient vécues positivement au début par ceux qui en voyaient un gain immédiat. Mais beaucoup de personnes, de familles, ont vu s’effondrer leur niveau de vie parce que la transition a appauvri dans un premier temps (inflation galopante) et tout le monde n’est pas sorti de ces cendres ; le chômage a été important et c’est une privation de droit qui était mal connue (sauf des résistants de Solidarnosc, certains avaient perdu leur emploi). Cela a généré des angoisses, des effets délétères sur la santé et des réactions politiques. Et même un « c’était mieux avant ! ».

Je donne quelques résultats de ce grand chambardement : taux de croissance, niveau de vie, pauvreté, apport global de l’UE, etc. globalement positif mais encore, lorsqu’on fait la balance financements venus de l’UE vers ces pays et les départs de profits de capitaux étrangers (en particulier allemands), il sort plus que ce qu’il rentre, ça fait grincer des dents, ça ressemble à du colonialisme. Si les taux de croissance sont élevés dans ces pays, les écarts de PIB par habitant·e sont encore importants par rapport à l’Ouest. Les pays les plus pauvres dans l’Union Européenne selon cet indicateur sont : Bulgarie, Grèce, Croatie, Slovaquie, Lettonie, Roumanie, Hongrie, Pologne et Portugal. Des gouvernements des PECO expliquent que la stagnation ou la moindre augmentation des revenus vient du traitement imposé par l’Ouest qui maintient les pays post-communistes dans une situation de subordination économique et pour les plus extrémistes justifient ainsi leur anti-UE. Ce reproche évite aussi la remise en question des politiques menées jusqu’alors même avant le populisme et évite la lutte contre la corruption. En Hongrie par exemple un journaliste explique que les gens tolèrent la corruption, généralisée dans ce pays, parce que ça profite à des riches nationaux, l’argent ne part plus à l’étranger… tant qu’ils reçoivent quelques subsides du gouvernement.

Je dis un jour à une collègue polonaise au début de la transition : faites attention le capitalisme ce n’est pas le bonheur assuré, il y a du chômage, de la pauvreté et des situations individuelles et sociales difficiles que vous ne connaissez pas. La réponse fût claire : elle regarda autour de moi, nous étions chez moi et dit, tu es malheureuse ? La sociologie nous rappelle les différences et les oppositions entre couches sociales, classes sociales. Le rattrapage dans des couches sociales similaires à la mienne a été rapide cependant j’ai vu des universitaires obligés de quitter leur travail parce que leur reconversion en économie n’était pas possible ou parce qu’il y avait moins de postes. Il y a celleux qui ont gagné et il y a celleux qui ont perdu. La sécurité, le logement, la protection sociale, les services publics sont pour les plus vulnérables plus urgents que la liberté ou que l’émancipation, le goût de la participation démocratique. Aussi quand on regarde la carte électorale de la Pologne pour les dernières élections, le PIS arrive en tête dans les régions les plus pauvres et où il y a le plus de chômage, Est, Sud-est, ce qui n’exclut pas le soutien de gens de couches moyennes et aisées.

Plusieurs causes croisées à l’origine de « l’involution » de quelques pays :
La ruée vers l’amélioration de la vie matérielle avec sa caractéristique de consommation de masse et omniprésente et qui remplace la qualité de l’être par la quantité de l’avoir, fait perdre du sens. Et ce sens, il va être cherché ailleurs dans l’idée enchantée, mythique de la patrie, dans la religion : Un jeune militant hongrois soutien de Orban dit « comme le fascisme et le communisme, le libéralisme est un enfant de la modernité, un enfant des lumières » Bernard Guetta qui le questionne, lui dit : « en quoi était-ce mieux avant les Lumières ? » ; Le jeune répond « L’âme. La différence c’est l’âme car nous vivons aujourd’hui dans une société matérialiste alors que l’important, l’essentiel est ce qui contribue au salut de l’âme ». Dans le système libéral et donc compétitif, le lien social se délite, l’individu a le rôle central, il devient seul responsable de sa réussite et de ses échecs ; il n’est plus, ou beaucoup moins, conforté, protégé, assisté par la communauté et donc les plus vulnérables vont rechercher dans l’Eglise, l’espoir, l’écoute, des valeurs et des commandements. L’Eglise dicte et accueille à la fois. Elle propose de l’immuable et de l’identité tout comme le fait l’adhésion à une patrie- nation excluante.
La déception et la frustration font ressentiment, peurs, désignation de boucs émissaires et sont manipulées facilement.

Il faut comprendre que dans ces révolutions de velours des éléments n’ont pas été pris en compte, n’ont pas été vus. Je les rappelle dans le chapitre sur « les dérives identitaires et le populisme » : d’une part le modèle qui faisait référence n’était pas vraiment connu par une grande partie de la population de ces pays. Je mets à part les intellectuel·les, celleux qui voyageaient, les rebelles profond·es etc. A l’Ouest nous avions fait un chemin qui n’avait pas été fait à l’Est. Une autre Histoire s’était déroulée pendant 45 ans, nous savions après les trente glorieuses ce que coûtait le néo-libéralisme mondialisé, nous avions commencé à construire avec 1968 et les années 70 un chemin d’émancipations, etc. En Hongrie, un patron d’hebdomadaire lié au pouvoir dit : « on mesure mal dans les pays occidentaux à quel point le mariage gay a stupéfié et horrifié des pays comme la Hongrie ». Il faut bien rappeler qu’à l’inverse de ce qu’on aurait pu attendre d’un régime communiste en termes d’évolution des mœurs, d’antiracisme, d’antisexisme, le conservatisme régnait, la question de l’antisémitisme n’a pas été prise en charge par le régime communiste par exemple. Mais en même temps ce régime sécurisait et dispensait de prise d’initiatives.

C’est pourquoi, en contre point de l’étude des pays d’Europe centrale j’ai voulu voir et expliquer ce qui se passe en Allemagne où on a eu la réunification de deux parties d’un même pays et pour l’Est les mêmes changements profonds et brutaux ; et ça ne se passe pas sans difficulté et sans montée dangereuse d’une extrême droite nazifiante. La population de Allemagne de l’Est se sent méprisée par celle de l’Allemagne de l’Ouest.

Çà et là, heureusement, l’opposition à ces dérives identitaires et à ces populismes anti-démocratiques se fait jour, se renforce. Mais les élections du printemps en Hongrie déçoivent profondément. Ça bouge en Roumanie où je trouvais dangereux les 25% de la population favorable à l’extrême droite avant les résultats de nos élections présidentielles en France, ça a bougé en Bulgarie, des mouvements contre la corruption se forment, des féministes luttent, mais rien n’est gagné et une députée européenne bulgare disait récemment : « aux populismes on ne peut opposer que d’autres populismes » … N’oublions pas que beaucoup d’extrêmes droites européennes sont financées par la Russie dont le chef prétend lutter contre le nazisme ukrainien.
Non, 1989 n’était pas la fin de l’Histoire !

Geneviève Duché

Illibéralisme et repli identitaire dans les pays d’Europe centrale, un défi pour l’Union européenne

Editions L’Harmattan, janvier 2022
https://www.editions-harmattan.fr/livre-illiberalisme_et_repli_identitaire_en_europe_centrale_un_defi_pour_l_union_europeenne_genevieve_duche-9782343251981-72348.html

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