En France, selon une enquête de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE), le coût de la rentrée universitaire a bondi de 50 % en dix ans. Parmi les causes de ce renchérissement, l’augmentation des frais d’inscription, que promeuvent think tanks et organisations internationales. Aux Etats-Unis, de nombreux étudiants ne pourront jamais rembourser les prêts contractés pour payer leur formation.
PEINE arrivée au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, en 2007, Mme Valérie Pécresse se lançait un défi : parachever la réforme néolibérale de l’université. « D’ici à 2012, j’aurai réparé les dégâts de Mai 68 », proclamait-elle dans Les Echos, le 27 septembre 2010. A l’heure des bilans, elle peut se targuer d’une belle réussite. La loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), votée à l’été 2007, serait d’ailleurs celle dont le président sortant Nicolas Sarkozy est « le plus fier », d’après M. Claude Guéant [1].
Le passage aux responsabilités et compétences élargies (RCE), censées libérer les universités du carcan étatique, en a placé huit (sur quatre-vingts) en situation d’« autonomie surveillée » sous tutelle des recteurs, tandis que les autres connaissent désormais les joies de la quête de financements propres. Démarcher les entreprises, quémander des dons auprès des réseaux d’anciens étudiants, augmenter les droits d’inscription, bref se vendre : telle est, en substance, la compétence nouvelle gagnée par les universités. Or qu’ont-elles à vendre ? Les savoirs émancipateurs considérés comme des biens communs ne faisant plus recette, il s’agit désormais de transformer la recherche scientifique en produits brevetables, et les enseignements en parcours individualisés et « professionnalisants » débouchant sur des diplômes rentables.
Packagées, marketées, calibrées pour des publics solvables, certifiées par des normes ISO, classées dans des palmarès, les formations universitaires tendent à être conçues comme des marchandises, des « marques » pour les plus prestigieuses d’entre elles, déjà rodées à la collecte de fonds privés.
Les étudiants (et leurs familles) sont ainsi séduits par des brochures, des salons, des encarts publicitaires, des guides et des comparatifs, incités à décider de leur orientation comme on fait un choix d’investissement. Dans cette optique, financer ses études, c’est investir pour se constituer un capital négociable sur le marché du travail. D’où l’exhortation à la « transparence » et à la « mobilité » dans un espace européen – voire mondial – de l’enseignement supérieur où les étudiantsclients, entrepreneurs d’eux-mêmes, sont invités à faire leur marché.
En France, les étudiants non boursiers qui s’inscrivent à l’université acquittent des droits de scolarité dont le montant est fixé chaque année par arrêté ministériel (177 euros en licence, 245 en master, 372 en doctorat en 2011-2012), et aux quels s’ajoute la cotisation à la Sécurité sociale (203 euros). Pour la grande majorité d’entre eux, les frais d’inscription atteignent donc entre 380 et 575 euros. Dans le secteur privé, en revanche, les établissements sont libres de fixer leurs prix, et ils ont, ces dernières années, largement profité de cette marge de manœuvre.
Arguant d’un durcissement de la « compétition internationale », du « retour sur investissement » promis aux diplômés et de l’existence d’aides financières « mai son », les écoles de commerce (business schools) n’ont pas hésité à doubler leurs tarifs (cinq ont franchi la barre des 10000 euros par an), et ont entraîné les écoles d’ingénieurs dans leur sillage inflationniste.
Certaines universités publiques ne sont pas en reste. Incitées à faire preuve d’excellence et de compétitivité, tout en étant acculées à gérer la pénurie des moyens alloués par les pouvoirs publics, elles ont joué sur la possibilité qui leur est offerte de percevoir des droits complémentaires pour se distinguer par des tarifs plus élevés, marque d’une singularité présumée attractive sur le marché des connaissances.
La fréquence accrue de cette pratique a été dénoncée à plusieurs reprises, notamment par l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), qui recense à la rentrée 2012 trente universités concernées, dont six affichent des frais de scolarité illégaux s’échelonnant de 400 à 800 euros.
Cette surenchère, de moins en moins déguisée (quand elle n’est pas revendiquée), s’appuie sur deux registres de justification mêlés : la comparaison internationale et la crise financière. « Les Etats- Unis ne sont-ils pas notre modèle ? Eh bien, la qualité a un prix », affirment les uns : les fameuses universités de l’Ivy League [2] coûtent près de 40 000 dol – lars (environ 32 500 euros) par an, soit trois fois plus en moyenne que les institutions publiques, dont les droits ont pourtant doublé en trente ans (lire l’article cidessous).
« Sans traverser l’Atlantique, regardez ce qui se passe outre-Manche ! », lancent d’autres. Dans le cadre du pro gramme de réduction des déficits budgétaires, la coa – lition libérale-conservatrice britannique a en effet relevé le plafond des droits autorisés pour compenser la baisse des subventions publiques. De 3000 livres (environ 3800 euros), il est passé à 6000, voire 9000 « dans des circonstances exceptionnelles », dont peuvent en fait se prévaloir de nombreux établissements [3]. En Espagne, en avril dernier, l’Etat a également autorisé les communautés autonomes à augmenter les frais d’inscription de sorte que la « contribution des étudiants au financement de leurs études » passe de 15 à 25%. Quant au Québec, où le « printemps érable » a grandement contribué à dénaturaliser la spécificité américaine de droits élevés, la hausse projetée par le gouvernement de M. Jean Charest atteindrait 75% en cinq ans, hissant la province au niveau des pays les plus onéreux du monde [4].
Si important soit-il, le renchérissement de l’accès à l’enseignement supérieur que l’on observe actuellement ne saurait toutefois s’expliquer par de simples facteurs conjoncturels ou mimétiques. S’il touche un nombre croissant de pays, c’est parce qu’un travail de fond a été entrepris par de puissants acteurs au cours des trois dernières décennies. La plupart des « prestataires de services (éducatifs) » ne sont, aujourd’hui encore, pas libres de fixer leurs prix, ce qui, aux yeux des promoteurs d’un « marché des connaissances », constitue une aberration. Aussi tentent-ils de lever cet obstacle majeur à la bonne information des consommateurs, ainsi qu’aux stratégies de positionnement et de différen ciation concurrentielle des établissements. Depuis le tournant néolibéral des années 1980, et de façon intensive avec la crise financière actuelle, censée justifier la paupérisation des services publics et la diversification des sources de financement – c’est-à-dire leur privatisation –, l’idée d’une dérégulation des tarifs universitaires a fait son chemin. De nombreux rapports récents, émanant aussi bien de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) [5] que de la Commission européenne [6], de la Conférence des présidents d’université (CPU) [7] ou encore de comités nationaux et de think tanks, ont contribué à soulever la question des droits d’inscription et à rendre possible leur augmentation, en France comme ailleurs.
Des débats houleux
N’EN DÉPLAISE à ceux qui voient dans les résistances encore vives à cette évolution un conservatisme très franco-français, les mobilisations que l’on observe du Chili au Québec, en passant par la Finlande ou l’Autriche [8], montrent que les débats sur le coût de l’enseignement supérieur et son partage sont houleux dans la majorité des pays membres de l’OCDE. La plupart ont récemment augmenté les droits de scolarité ; d’autres, comme plusieurs Länder allemands, les ont instaurés à rebours d’une tradition de gratuité ; certains, tels le Danemark ou l’Irlande, ont fait une entorse à ce principe en demandant aux étudiants étrangers de payer. Dans son « Panorama 2011 » des statistiques sur l’éducation, l’OCDE note que seuls huit pays [9] ont maintenu un accès libre aux établissements publics pour leurs ressortissants, tandis que, dans plus d’un tiers, les frais annuels ont franchi le seuil des 1500 dollars.
La France figure dans la catégorie intermédiaire : les droits d’inscription y demeurent certes peu élevés, mais le système de bourses et d’aides financières n’est guère développé. De ce fait, l’option consistant à faire payer les étudiants est longtemps restée dans les tiroirs. C’est ce « tabou » qu’une fondation « progressiste » comme Terra Nova [10], proche du Parti socialiste, se propose de briser : « La quasi-gratuité des études supérieures classes préparatoires incluses – est source d’inégalités fortes et prive les
universités de ressources utiles à une meilleure formation des étudiants [11]. » Si les études doivent être payantes, c’est dans un double souci d’efficience économique et de justice sociale : tel est l’argument massue asséné par les partisans d’une augmentation des frais d’inscription, que viendrait compenser l’octroi de bourses et de prêts aménagés.
La CPU propose à cet égard un régime de prêts à remboursement contingent au revenu (PARC) consistant à faire rembourser aux étudiants modestes le coût de leur formation universitaire sous la forme d’une imposition spécifique ultérieure [12].
D’autres, comme M. Michel Destot – député-maire socialiste dont la directrice de cabinet était Mme Geneviève Fioraso, devenue ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche du premier gouvernement Ayrault –, sug gèrent dans le même esprit de créer « un système de prêts à taux faible, accordés par un organisme public et remboursés à la fin des études à partir de l’obtention du premier emploi et en fonction du salaire [13] ». Cette individualisation du coût des études et des aides allouées dénie à l’éducation sa dimension collective.
Attitude utilitariste
OUTRE qu’ils instrumentalisent les inégalités sociales, les plaidoyers en faveur d’une hausse des droits d’inscription reposent sur une idée-force : la valorisation des études qu’elle est censée entraîner. Payer ses études responsabiliserait l’étudiant, qui, conscient de leur valeur monétaire, serait plus impliqué et moins enclin à l’absentéisme. C’est pourquoi, toujours d’après M. Destot, il « devient indispensable de réajuster l’allocation d’études, qui doit toujours reposer sur des critères de ressources familiales, mais être plus importante et plus incitative pour motiver les étudiants bénéficiaires et les rendre plus responsables de leur propre réussite ». D’où la recommandation de transformer l’allocation d’études en « droit liquidable », susceptible d’être retiré.
Un cercle vertueux serait ainsi enclenché, les universités étant poussées par des « clients » plus sérieux et plus exigeants à améliorer sans relâche la qualité des services dispensés. Il s’avère cependant que ce n’est pas tant la qualité que l’image qui motive de nombreuses dépenses de marketing, de publicité, de lobbying et de prestige, telles que le « recrutement de “stars” sur le marché international des enseignants-chercheurs et des présidents d’université ». D’après l’économiste Annie Vinokur (14), dans les dépenses des établissements publics aux Etats-Unis, « corrigée de l’inflation, la dépense d’instruction par élève a augmenté de 17 % entre 1960 et 2001, celle d’administration de 54% ». La bureaucratie progresse au détriment de l’enseignement et de la recherche.
Ce rapport marchand des étudiants à l’institution universitaire risque enfin de généraliser une attitude utilitariste envers les savoirs enseignés. Dès lors que le paiement de leurs études par endettement sera assimilé à un investissement, soumis à un impératif de rentabilité, le conformisme l’emportera sur le loisir d’apprendre.
Obligés d’être stratèges et matérialistes pour pouvoir rembourser leurs prêts, les étudiants seront très attentifs à la conversion rapide de leur mise de fonds. Cette tendance s’observe déjà au Royaume-Uni, où les enseignants de la fameuse London School of Economics (LSE) désespèrent de pouvoir insuffler un esprit critique à une génération obsédée par le pouvoir et l’argent [14].
Quand on sait que seule la moitié d’une génération accède à l’enseignement supérieur, on pourrait être tenté de réduire la portée du problème de la hausse des droits de scolarité à la « jeunesse dorée » : après tout, n’est-il pas juste de « faire payer les riches » ? Ce serait soustraire au débat démocratique un enjeu de société aussi fondamental que celui, par exemple, des retraites. Avec l’alternative entre une « éducation par capitalisation » et une « éducation par répartition » [15] se prolonge le combat pour une solidarité intergénérationnelle garantissant le partage de cette richesse collective que représente le savoir.