Tiré de Orient XXIII
https://orientxxi.info/magazine/olivier-roy-pour-le-monde-arabe-un-conflit-entre-puissances,5433
Olivier Roy.
Khadija Mohsen-Finan. Depuis la seconde guerre mondiale, aucune guerre n’a provoqué une onde de choc aussi importante. Comment expliquez-vous l’importance de la mobilisation en Europe et au-delà ?
Olivier Roy. Cette mobilisation s’explique par l’attitude et le radicalisme de Vladimir Poutine. Car au fond, il ne propose aucune négociation : juste la reddition, sans avoir jamais défini la limite de son action. Il aurait pu dire qu’il s’agissait pour lui d’annexer le Donbass et Donetsk, les deux républiques autoproclamées ; il aurait pu demander la reconnaissance par l’Occident de l’annexion de la Crimée, le renoncement de l’Ukraine à entrer dans l’OTAN. Mais là, il avance sans dire où il va, considérant qu’il a un ennemi et un objectif qu’il ne définit pas, et c’est bien cela qui fait peur aux Européens.
Pour de nombreux observateurs et experts des relations internationales, on l’a laissé faire en Géorgie en 2008, on l’a laissé faire en Crimée en 2014, et maintenant, il n’a aucune raison de s’arrêter. Cette analyse très populaire n’est pas fausse, d’autant qu’il y a indéniablement une radicalisation de l’homme. Certains disent que Poutine est fou, mégalomane ; on ne peut pas ignorer ce facteur. Il a créé un système où il est seul à décider. Il est entouré d’exécutants sans moyens de contrôle extérieurs sur son action, et pour lui, seul le rapport de force compte — un rapport de force qui se terminera en sa faveur. Il annonce d’emblée qu’il peut passer au nucléaire. Il n’y a donc rien à négocier.
Compte tenu de son action, de son comportement, qu’est-ce qui protège l’Europe, si ce n’est l’OTAN ? Cela se comprend, car le président Joe Biden a pris une décision très dure. On ne sait pas ce qu’aurait fait son prédécesseur Donald Trump, mais avec la décision de Biden, on revient à cette époque soviétique durant laquelle la dissuasion était supposée empêcher la guerre, ou ce qui faisait que la guerre serait forcément une guerre limitée ou une guerre locale. Or, Poutine ne dit pas cela ; il dit : « Nous atteindrons nos objectifs », sans préciser les objectifs auxquels il se réfère. Par exemple, quand il dit : « Notre objectif est de détruire les nazis à Kiev », l’opinion publique européenne n’est pas stupide, tout le monde sait qu’il n’y a pas de nazis à Kiev, le régime du président Volodimir Zelensky n’est pas nazi — lui-même est juif et son premier ministre également.
Poutine est perçu comme fou. Et il est fou. Sa folie fait peur à tout le monde. Les Polonais et les Moldaves se sentent menacés, les Hongrois sont un peu plus à l’écart. Les Suédois et les Finlandais viennent de réaliser que rester en dehors de l’OTAN ne les protège pas, au contraire. Cela fait plusieurs années qu’il y a une pression russe sur les Suédois. Poutine a réussi à reconstituer l’Europe, et en particulier l’Europe militaire. Le grand virage ce sont les Allemands qui l’ont fait en décidant le réarmement.
Cela peut paraître paradoxal, car il y avait d’un côté les pays rassemblés autour des valeurs de l’Europe occidentale (l’Europe de Bruxelles), et de l’autre les régimes non libéraux comme la Pologne et la Hongrie. Le paradoxe, c’est que la Pologne, sur le plan de l’illibéralisme est beaucoup plus proche de Poutine (idées conservatrices comme la criminalisation des homosexuels…), mais sur le plan stratégique, les Polonais de droite comme de gauche savent que la Russie est leur ennemi par excellence. Donc Poutine oblige d’une certaine manière les Polonais à trouver un accord avec Bruxelles.
À MOSCOU, IL N’Y A PLUS DE DIRECTION COLLECTIVE
K. M. F. Comment se définit l’ennemi, alors ?
O. R. Poutine dit que l’ennemi est celui qui s’oppose à la reconstitution de l’empire russe. Et ceux qui s’y opposent sont ceux qui l’ont détruit. Le grand traumatisme de Poutine est l’effondrement du mur de Berlin. Il prend donc sa revanche sur cette période, ne dit rien de ce que serait l’espace du pacte de Varsovie, mais à partir du moment où il reforme un espace russe, il n’y a pas de raison qu’il ne reconstitue pas également un glacis pour repousser les Occidentaux le plus loin possible. Que ce soit par la neutralisation ou la « finlandisation » des États voisins. Ce schéma peut être vu comme un retour en arrière, mais les différences avec le passé sont importantes. Aujourd’hui, Poutine est seul, il est le Tsar, alors que le système soviétique était collectif : autrefois, il y avait un politburo, Nikita Khrouchtchev a été mis à l’écart parce qu’il avait mal géré le dossier de Cuba, Mikhaïl Gorbatchev a été nommé parce qu’ils espéraient qu’il parviendrait à sauver les meubles. L’avantage d’avoir un parti politique, même dictatorial, idéologique était qu’il y avait une instance de débat. Aujourd’hui, le Conseil de sécurité, c’est Poutine et une dizaine de personnes, mais qui ne représentent rien, tandis que dans le parti communiste, il y avait des factions régionales, des alliances, de fortes personnalités… Depuis Joseph Staline, il n’y avait pas eu de dictateur, l’homme fort d’un régime restait dirigé par une élite. Il n’y a plus ce collectif au sommet du pouvoir.
K. M. F. On semble découvrir aujourd’hui la brutalité de Poutine, pourtant on l’a vu à l’œuvre en Tchétchénie, en Crimée, en Syrie… Qu’y a-t-il de nouveau ? Est-il en train de conduire son pays à ce que certains ont appelé un « suicide historique » ?
O. R. Les guerres dures qui ont été conduites par Poutine, avec massacres de populations civiles, ont été faites contre des musulmans, que ce soit en Tchétchénie ou en Syrie. Donc cela pouvait paraître s’insérer dans la « guerre contre le terrorisme » prônée par l’administration Bush.
Par ailleurs, Poutine s’impliquait jusqu’ici dans des guerres en cours. Il y avait déjà eu une première guerre de Tchétchénie, et en Syrie les combats avaient déjà commencé. Par conséquent, il n’apparaissait pas comme le fauteur de guerre, mais comme celui qui intervenait pour sortir de l’impasse, même si c’était par des techniques de combat radicales, c’est-à-dire l’anéantissement de villes par des combats aériens et terrestres. C’est ainsi qu’il a écrasé Grozny et Alep. Tandis qu’aujourd’hui en Ukraine, il commence la guerre, tue des Russes, des Européens, des Slaves, des gens dont il dit lui-même qu’ils sont russes. De plus, il lance cette guerre de grande ampleur alors qu’il ne s’est rien passé de particulier depuis la sécession du Donbass.
UN MODÈLE OCCIDENTAL CONTESTÉ
K. M. F. Ce que nous vivons avec l’Ukraine a changé la vision que l’on pouvait avoir d’un monde dominé par l’Occident, un monde sans guerre, qui implique les démocraties et dont on pouvait penser que le modèle s’exporterait ou serait adopté par un nombre de pays de plus en plus grand. Or, nous voyons une puissance nucléaire déployer ses capacités militaires pour agresser un pays européen, pour en conquérir le territoire, mais aussi pour en modifier le régime politique. Est-ce un tournant dans les relations internationales ?
O. R. Je ne sais pas si c’est un tournant, car on assiste à des tournants tous les dix ans, mais c’est une étape très importante — et encore, tout dépend de la manière dont cette guerre va se terminer.
Mais il y a aussi une simplification des choses quand on parle de « modèle occidental » et de « démocratie », parce que ce modèle est contesté depuis une vingtaine d’années à l’intérieur même de l’Occident par les populistes, qui pensent qu’il faut en sortir. Les gouvernements polonais et hongrois disent explicitement que la démocratie, c’est le désordre et qu’il faut sortir de ce modèle. La vision qu’on a eue, à partir de la chute du mur de Berlin et jusqu’à l’intervention en Irak, a été celle d’un Occident rouleau compresseur qui impose ses valeurs au monde entier, au besoin par la force : démocratie, libéralisme, state building… Mais à partir de 2005, ce n’est plus cela. Il y a deux phénomènes alors : d’une part, la montée du populisme qui montre qu’il y a une contestation interne à l’Europe sur ces fameuses valeurs de la démocratie. Et d’autre part, le retrait américain du monde, qui signifie que les Américains ne sont plus animés par cette volonté d’exporter un quelconque modèle occidental.
Tout a commencé en 2011 avec la mort d’Oussama Ben Laden. Les Américains ont envahi l’Afghanistan et l’Irak pour venger le 11-Septembre, les néoconservateurs ont inventé un modèle idéologique consistant à combattre le terrorisme, à instaurer la démocratie, qu’il y aurait reconnaissance d’Israël dès son instauration… Une idéologie qui s’est effondrée. D’autant que Barak Obama — qui ne partageait pas cette idéologie — est arrivé au pouvoir. Il a fait tuer Ben Laden et considéré que sa mission était accomplie, puisque le but de la guerre en 2001 était la destruction d’Al-Qaida.
Par inertie, pendant dix ans, les Américains ont continué à occuper l’Afghanistan. Même chose avec l’organisation de l’État islamique (OEI), et les Américains ont considéré que leur mission était également accomplie. Ils se sont retrouvés avec le fardeau de l’Afghanistan en se disant : « Qu’est-ce qu’on fait là ? » Leur présence n’avait plus rien à voir avec la lutte contre le terrorisme. Ils ont alors commencé à négocier leur retrait avec les talibans. Le président Biden a continué dans la lignée de Donald Trump. Les États-Unis ont voulu se replier sur leurs propres intérêts, c’est-à-dire la Chine et le Pacifique (ce qui avait commencé du temps d’Obama).
Centrés sur leurs nouvelles priorités, les Occidentaux ne se sont pas rendu compte de ce qui se passait ailleurs, depuis la chute du mur de Berlin. Ils ont marché dans le vide, sans stratégie aucune, que ce soit au Proche-Orient ou au Mali. Combattre le terrorisme au Mali, c’est très bien, empêcher la chute de Bamako est une bonne chose, mais que fait-on ensuite ? On ne fait ni du state building ni de la contre-guérilla. Et on demande aux États africains de se prendre en main, mais on assiste à des coups d’État militaires.
Dès que les Occidentaux ont réalisé que l’Irak était un échec, ils se sont dit que l’instauration de la démocratie n’était pas leur problème. Ils ont voulu se retirer, tout en continuant à tenir un discours sur les droits humains, l’État de droit, la construction de l’État, la bonne gouvernance…
Dans ce contexte, Poutine pense que les Russes ont tout cédé en 1991 sans avoir rien eu en contrepartie, ce qui n’est pas faux. Aujourd’hui, il trouve une fenêtre d’opportunité parce que l’Occident est en crise. Mais Poutine est un homme du XIXe siècle, qui a une vision territoriale de la puissance, alors que pour les Américains l’essentiel se trouve dans la puissance de projection, la capacité d’intervenir loin ; la puissance ne s’évalue pas en termes de conquête des territoires.
Ce qui est sûr, c’est que le sentiment d’être menacé par Poutine est partagé par tous les gouvernements et par les opinions publiques. Il faut vraiment des gens comme Éric Zemmour (mais il y a un coût électoral) pour dire que la Russie de Poutine ne représente pas une menace.
AU PROCHE-ORIENT, MOSCOU NE REMET PAS EN CAUSE L’ORDRE ÉTABLI
K. M. F. On a le sentiment que dans le monde arabe il y a une réticence à entrer en croisade contre la Russie de Poutine. La lecture de la presse et des réseaux sociaux montre même que nombreux sont ceux qui mettent sur le même plan la violence de Poutine et l’arrogance et le cynisme de l’Occident. Ils pensent que « l’éthique de responsabilité » fait défaut dans les deux camps. Qu’en pensez-vous ?
O. R. Les Arabes voient ce qui se passe en Ukraine comme un conflit entre puissances, et non comme une menace régionale. Pour eux, la présence de la Russie au Proche-Orient n’est pas une menace, puisque Poutine fait une politique de proximité. Les Russes n’apparaissent pas comme remettant en cause l’ordre établi, ils viennent en aide à Bachar Al-Assad. Plus largement, les Arabes n’ont pas envie de se retrouver liés à un conflit global qui leur échappe, comme les Israéliens d’ailleurs. Il y a une volonté de ne pas se fâcher avec les Russes, mais on observe attentivement avec qui les Russes agissent, qui ils appuient.
Ils constatent aussi, à juste titre, que sur les vingt dernières années, les interventions américaines au Proche-Orient ont été bien plus massives que les interventions russes. Il n’y a pas de comparaison entre les attaques russes très localisées, bien que très violentes au nord-ouest de la Syrie, la présence du groupe Wagner en Libye et l’invasion américaine en Irak. Bien sûr, les Américains ont tué beaucoup moins de civils que les Russes, mais cet argument n’est pas retenu au sein des opinions arabes. On peut dire aussi que les Américains ont soutenu les régimes libéraux et démocrates, mais ça aussi ce n’est pas un argument qui fonctionne. Il ne faut pas oublier que l’opinion publique du monde arabe reste très « anti-impérialiste ». De nombreux Arabes n’ont pas compris que les États-Unis ont profondément changé ces vingt dernières années. Dans le monde arabe, il y a toujours eu cette idée que la lutte contre le terrorisme cachait d’autres intérêts. En 2003, beaucoup ont pensé que les Américains allaient en Irak pour le pétrole. Ce qui n’était pas le cas. On n’a pas compris les traumatismes des différents pays, croyant qu’ils étaient tous dans des géostratégies rationnelles.
K. M. F. Oui, mais les Arabes observent aussi la différence de traitement entre les réfugiés de cette guerre et les réfugiés syriens par exemple. Ils constatent aussi que des régions entières sont administrées par des États en dehors des règles du droit international. Quelle crédibilité peuvent avoir les États-Unis ou encore les Nations unies à leurs yeux ?
O. R. Oui, il y a une différence de traitement des réfugiés, et on le voit bien aux frontières de l’Ukraine où les Arabes et les Noirs se font refouler, alors que les Ukrainiens sont accueillis à bras ouverts, notamment par les Polonais. C’est bien parce que les Ukrainiens nous ressemblent et sont proches géographiquement que cette guerre fait peur en Occident. Quand il s’est agi des Tchétchènes, il y a eu un soutien en Europe et en France, mais seulement de la part des défenseurs des droits humains. L’opinion publique en profondeur, ce n’était pas son problème. Pareil pour la Syrie.
LA FIN DU « CHOC DES CIVILISATIONS »
K. M. F. Vous dites qu’avec cette intervention de la Russie en Ukraine, le « choc des civilisations » cher à Samuel Huntington ne fonctionne pas, et qu’après l’effondrement du bloc soviétique nous n’allons pas irrémédiablement vers une confrontation entre chrétienté et islam.
O. R. Poutine a été perçu en Occident par les populistes d’extrême droite comme le défenseur de l’Occident contre la menace islamique, et c’était vrai tant qu’il s’agissait des Tchétchènes et des Syriens. Mais là, il détruit un peuple chrétien et slave. Toutes les attaques qu’il a menées en dehors de la Syrie et de la Tchétchénie ont visé des chrétiens : en Géorgie, en Arménie où Poutine a laissé délibérément gagner l’Azerbaïdjan ; et là il envahit l’Ukraine avec des musulmans tchétchènes au sein de ses troupes. En Syrie, Poutine se présente comme le défenseur des chrétiens, et en Ukraine il attaque des chrétiens avec des supplétifs musulmans. Tout cela rend impossible toute lecture de la guerre en termes religieux. D’ailleurs, les Ukrainiens mettent en avant leur nationalisme : ils sont Ukrainiens, point. Quand Poutine a violemment combattu la Tchétchénie, c’est parce que c’était le seul territoire à l’intérieur de la Russie qui demandait son indépendance, alors qu’elle n’était qu’une république autonome dans la Fédération de Russie. Alors que l’Ukraine était une république socialiste soviétique théoriquement indépendante.
Le grand paradoxe c’est qu’on se retrouve dans le schéma des deux guerres mondiales. Aujourd’hui, comme le disait le général Hubert Lyautey, ministre de la guerre en 1917 et officier pendant les guerres coloniales — le colonial type, animé de cette idée de mission civilisatrice —, « une guerre en Europe est une guerre civile ». Aux yeux d’une grande partie de l’opinion publique arabe, ce conflit est un conflit européen. C’est aussi le point de vue de beaucoup de populistes européens qui pensent, comme Zemmour l’a dit, que ce conflit détourne l’attention du « vrai » problème : l’islam, bien sûr.
KHADIJA MOHSEN-FINAN
Politologue, enseignante (université de Paris 1) et chercheuse associée au laboratoire Sirice (Identités, relations internationales et… (suite)
OLIVIER ROY
Philosophe et politologue, Olivier Roy est spécialiste de l’islam et de l’Afghanistan. Il est actuellement professeur à l’Institut… (suite)
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