Dans ce décor feutré où évoluaient les éminentEs savantEs, on a pu entendre cette réflexion d’un activiste : « Est-ce que c’est vraiment en s’opposant à la pauvreté en soi qu’on parvient à la diminuer ? Les pays les plus intéressants à ce sujet n’ont jamais eu de projets de diminution ou d’éradication de la pauvreté. On n’y a pas proposé de politique “pour les pauvres”, mais bien des politiques de principes, universelles et pour tout le monde. C’est en quelque sorte par ricochet que ces politiques justes et équitables ont réduit considérablement la pauvreté. »
Ce genre de discours à la pause-café n’était pas très populaire. Les gens qui l’entendaient font leur pain et leur beurre à parler de la pauvreté, à la comprendre, à l’analyser et à l’exposer. Dire qu’il faudrait peut-être parler d’autre chose ne fait vraiment pas un tabac. Le discours d’une des conférencières, Shannon Walsh, est plus troublant encore :
« The fixing of the virtue of the oppressed becomes patronizing to the point of domination. If we truly hope to investigate and create oppositions to the encroachment of neoliberalism, the Left might start by examining the ideologies and discourses already present, within and without, that limit those possibilities. […] idealizing the oppressed is useful to the hegemonic classes, both to assuage guilt, but also to refuse the oppressed real power since it is their very subjection that makes them virtuous. »
Outre l’horreur cynique, ce genre de rencontre inspire donc, grâce à quelques rares esprits plus critiques, de nouvelles idées pour revoir nos tactiques à gauche. Nous verrons ici trois raisons pourquoi l’espace donné à la lutte à la pauvreté peut poser de sérieux problèmes pour ensuite aborder quelques propositions alternatives.
La pauvreté est un effet et non une cause
La pauvreté est au capitalisme ce que l’enfer est à la religion catholique. C’est, entre autres, le repoussoir du système qui encourage les gens à travailler pour justement éviter de sombrer dans la dangereuse et menaçante pauvreté. Elle est l’épée de Damoclès qui pend au-dessus des têtes de tous ceux et toutes celles qui travaillent et qui font que le système continue de tourner. Elle dit : « Si vous cesser de produire et de consommer, je m’abattrai sur vous et alors vous connaîtrez le manque, la maladie et la mort. » Tout comme le “bon chrétien” qui ne pêche pas pour éviter les feux infernaux, le “bon travailleur” continue sa routine pour éviter les affres du dénuement.
Ainsi, on pourrait continuer la métaphore et signaler que l’athée ne condamne pas l’enfer, mais bien la religion au complet, c’est-à-dire le système qui rend possible l’enfer. Or, il est très surprenant de nous voir à gauche lutter contre la pauvreté, alors qu’elle fait partie intégrante du système économique qui nous gouverne. Elle est nécessaire au capitalisme : quand on structure son économie sur l’iniquité, la pauvreté est inévitable.
Le « pauvre » est une identité fuyante
CertainEs pourraient répondre que si la lutte contre la pauvreté peut sembler manquer de radicalité c’est qu’elle est en fait une stratégie pour ne pas effrayer la population avec des propositions trop “go-gauches”. On proposerait donc une option vertueuse et inattaquable dans le but d’éviter qu’on nous renvoie dans la marginalité. Or, c’est précisément cette option qui est, par définition, marginale. Non que la pauvreté n’existe pas, au contraire, mais l’identité “pauvre” n’est pas adoptée par beaucoup de gens. En fait, il y a toujours un plus pauvre que soi, et c’est plus souvent l’indigence que les seuils de pauvreté qui donne l’aune de ce que la plupart considèrent comme pauvre. Qui affirme spontanément « Je suis pauvre » (ce qui veut souvent dire dans notre société : « J’ai échoué ») ? Qui commence spontanément ses harangues politiques en disant : « Nous, les pauvres » ? En fait, demandez à n’importe laquelle personne qui fait 10 000 dollars et moins par année et qui dépense plus de 50% de son salaire en loyer si elle est pauvre et il y a de fortes chances qu’elle vous réponde qu’elle ne l’est pas puisque qu’elle a un toit, puisque qu’elle mange et qu’elle travaille. Le pauvre dans l’imaginaire populaire c’est souvent le très pauvre, le sans-abri, le clochard.
Certaines recherches réalisées ailleurs dans le monde sur la question de la pauvreté ont même montrées à quel point dans des pays du Sud où la pauvreté revêt des signes plus évidents encore qu’ici, ce même principe s’appliquait. Alors que le dénuement y est presque total, que l’on y vit dans des bidonvilles et que manger est un défi cruel et quotidien : on n’y est pas pauvre… On est une personne normale parmi tant d’autres, le pauvre c’est toujours le plus pauvre du groupe, l’exclu. L’identité du pauvre, donc, fuit toujours vers le bas, créant des « gens ordinaires » même dans les plus extraordinaires privations.
La lutte à la pauvreté est une idée floue
Quand on dit qu’il faut lutter contre la pauvreté, on ne propose, en fait, rien de concret. En effet, elle n’est ni un début, ni une fin. Elle n’est pas un début, car on ne peut pas définir automatiquement de politiques claires à partir de cette affirmation. Elle ne donne aucune idée du “comment” par défaut. Le Parti Libéral du Québec pourrait très bien affirmer vouloir lutter contre la pauvreté en augmentant la richesse des plus riches qui, par leur capacité d’investissement, créeront de nouvelles entreprises qui elles créeront de l’emploi pour les plus pauvres ; ainsi le PLQ aura lutté contre la pauvreté.
De plus, elle n’est pas une fin car elle n’a pas de limite. Quand aurons-nous gagné la guerre contre la pauvreté ? Quand il n’y aura plus un seul pauvre au Québec et que nous aurons exporté toute notre misère en Chine et au Mexique ? Quand dans l’ensemble du monde il n’y aura plus une seule personne sous le seuil de pauvreté tel que définit par Statistique Canada ? Vaste programme. Même quand il sera accompli n’y en aura-t-il pas d’entre nous qui dirons que nous avons une vision trop simpliste de la pauvreté et que derrière ses seuils impersonnels subsistent encore des pauvretés qui sont dissimulées ? Bien sûr qu’ils et elles le feront (ils et elles le font déjà d’ailleurs) parce que la pauvreté est une notion relative qui naît de la comparaison entre différentes situations. On est toujours le pauvre de quelqu’un d’autre. Même dans les systèmes les plus justes, la pauvreté est pensable.
Quelques principes alternatifs
Il semblerait qu’au sein du Parti Socialiste de Ségolène Royale on ait l’impression d’être passé de principes clairs à des valeurs floues. La lutte contre la pauvreté me semble une de ces valeurs floues auxquelles la gauche québécoise sacrifie aussi maintenant. Tentons de faire le chemin inverse et de voir quelles propositions basées sur des principes clairs pourraient aussi mener, par ricochet, à amoindrir la pauvreté en offrant une société plus juste et équitable.
Trois idées (certes pas nouvelles ni exhaustives) me semblent des sujets prioritaires bien plus intéressants et efficaces que la lutte à la pauvreté. D’abord, l’opposition à la marchandisation du monde en général, mais plus urgemment des services qui étaient d’une nature publique inviolable jusqu’à tout récemment. Voilà une des causes de la pauvreté : le fait qu’il faille dépenser de l’argent pour avoir accès à ce qui nous permet de survivre. Notre pouvoir comme société de décider que certaines ressources doivent être accessibles gratuitement et universellement (donc d’en prendre la responsabilité de façon commune) permet par exemple de dire : « personne ne mourra de faim, de soif ou de froid au Québec ». C’est une façon de limiter les effets de la pauvreté, tout en proposant une solution très concrète.
Suivant la même logique, les questions du temps, du travail et du revenu sont aussi aux sources de la pauvreté. Nous vivons dans une société où le travail n’est pas réparti également entre les gens. CertainEs se tuent à la tâche, alors que d’autres cherchent désespérément un emploi. Le premier groupe n’a plus de temps pour soi, et font même faire par d’autres des tâches personnelles ou familiales qu’ils et elles aimeraient bien faire eux-mêmes. Les seconds ont un temps fou à leur disposition, mais ils et elles n’ont pas les moyens d’en jouir comme ils et elles voudraient, tant leur absence de revenu les limite. Une meilleure distribution du temps de travail et la possibilité d’obtenir un revenu en dehors de la logique des heures travaillées (par exemple selon les modèles de revenu de citoyenneté) sont des alternatives qui permettent d’attaquer les racines du problème de la pauvreté.
Enfin, attaquer la question de la financiarisation de nos économies par le bout le plus clair pour tout le monde : l’augmentation de l’endettement des ménages. Cette dépendance de plus en plus grande (et encouragée) sur le crédit privé qui se base souvent sur des taux d’intérêts qu’on ne peut qualifier autrement que de délirants est malsaine et dangereuse. Là encore elle crée la pauvreté, car ce sont toujours les plus pauvres qui perdent le plus au jeu du crédit et qui en deviennent dépendantEs. Toutefois, ce problème ne leur est pas particulier, la classe moyenne aussi vit d’endettement. S’attaquer à cette question c’est tabler sur une réalité que tout le monde connaît, tout en envisageant un problème plus vaste, celui d’une société qui se base (à l’instar de nos voisinEs du Sud) sur la consommation et non sur la production pour bâtir sa richesse.
Avec ces trois priorités, on attaquerait une question essentielle et productrice de pauvreté : celle des inégalités. Leur réduction par ces moyens serait une des plus efficaces luttes contre la pauvreté qui aurait l’ensemble de la société pour sujet et non les pauvres. Elle ne naîtrait pas d’un désir “d’aider”, mais elle parlerait à tout le monde d’un principe fondamental et universel (la justice) et de notre capacité commune à en instaurer les bases.
SIMON TREMBLAY-PEPIN