Les mots du souverain pontife, trois jours après la révélation d’un rapport démontrant le caractère systémique des abus commis par des prêtres dans l’État de Pennsylvanie (États-Unis), se voulaient pourtant forts. Exprimant « sa douleur et sa honte », le pape a voulu assurer aux victimes qu’il « [était] de leur côté ». Mais depuis le début de son pontificat, voilà cinq ans, François a multiplié les grandes déclarations sans pour autant s’attaquer véritablement au problème, estiment des membres du clergé, représentants associatifs et anciens membres d’organes mis en place pour lutter contre ces abus sexuels..
Le pape, qui s’est forgé une image de réformateur voire de progressiste (grâce à ses prises de position sur l’environnement et les migrants, notamment), n’a rien montré de tel concernant les affaires de pédophilie – se contentant bien souvent de réagir au coup par coup, en prenant des mesures ad hoc lorsque les scandales éclataient. Pire : en plusieurs occasions, il a semblé apporter son soutien à des hommes d’Église accusés d’avoir commis ou couvert des crimes sexuels, avant de devoir se rétracter face aux tollés.
En Pennsylvanie, une enquête d’une ampleur inédite
Fruit de deux ans d’enquête, le rapport rendu public par la justice américaine mardi 14 août décrit des viols et abus sexuels qui auraient été commis par près de 300 prêtres catholiques de Pennsylvanie sur un millier d’enfants depuis les années 1940. Long de 1 356 pages, il se fonde notamment sur des archives conservées dans les diocèses, y compris des confessions manuscrites.
Il détaille tant ces violences sexuelles que les efforts des évêques locaux pour les couvrir, en déplaçant de paroisse en paroisse les prêtres incriminés. Depuis la révélation au début des années 2000 par le Boston Globe d’un scandale impliquant l’Église catholique de Boston, d’autres affaires de pédophilie impliquant des prêtres sont régulièrement soulevées aux États-Unis. Mais le rapport sur la Pennsylvanie est inédit par son ampleur, estime le grand jury (composé de citoyens américains), qui a enquêté avec l’aide du procureur général Josh Shapiro et d’agents de la police fédérale américaine.
« Il y a eu d’autres rapports sur des abus sexuels commis sur les enfants au sein de l’Église catholique. Mais jamais de cette ampleur. Pour beaucoup d’entre nous, ces histoires avaient eu lieu ailleurs, loin. Maintenant, nous connaissons la vérité : cela s’est passé partout », écrit le grand jury dans les premières lignes de son rapport. Sur les 300 prêtres désignés nommément, seuls deux font l’objet de poursuites en justice ; les autres faits étant prescrits.
« Ce n’est plus l’Église d’aujourd’hui », a répondu en substance le pouvoir épiscopal, à l’image de l’évêque de Greensburg Mgr Edward Malesic dans sa réponse au procureur Shapiro citée par Le Monde. Le Vatican a peu ou prou adopté la même défense, en relevant dans son communiqué que le rapport ne mentionnait que très peu de cas postérieurs à 2002, preuve que « les réformes faites par l’Église catholique aux États-Unis ont réduit drastiquement » le nombre d’abus commis par les membres du clergé.
« Même en si peu de mots, il trouve le moyen de minimiser. Cet homme [le pape] porte une énorme responsabilité », soupire François Devaux, qui y voit « une douce acceptation de cet état de fait ». Les sorties répétées du pape François sur la nécessaire « tolérance zéro » vis-à-vis des scandales pédophiles tranchent, de fait, avec le bilan concret de cinq années de pontificat sur ces questions.
La Commission pontificale pour la protection des mineurs, belle idée sans moyens
En mars 2014, François avait pourtant posé la première pierre d’un chantier tangible, en annonçant la création d’une Commission pontificale pour la protection des mineurs. Une initiative bienvenue – qui intervenait quelques semaines après la publication d’un rapport du Comité des droits de l’enfant des Nations unies reprochant au Vatican de « n’[avoir] pas pris les mesures nécessaires pour traiter les cas d’abus sexuels sur enfants ».
Mais l’institution, reconduite en 2018, a perdu de sa crédibilité depuis que les deux seuls représentants de survivant-e-s d’abus qui y siégeaient ont démissionné, en dénonçant l’impuissance de la Commission. Le 1er mars 2017, l’Irlandaise Marie Collins, abusée par un prêtre alors qu’elle avait 13 ans, annonçait sa démission en énonçant parmi les trop nombreux obstacles à son travail le « manque de ressources » de la Commission et une « résistance culturelle » aux changements. Le déclencheur de son départ, expliquait-elle, avait été le refus de la Congrégation pour la doctrine de la foi (une des neuf congrégations de la curie romaine) de répondre à chaque lettre adressée par des victimes et survivant-e-s de violences sexuelles. Les affaires de scandale sexuel ont été gérées par l’Église « avec de belles paroles en public et des actions contraires derrière les portes fermées », concluait Marie Collins.
En décembre 2017, c’était cette fois au tour du britannique Peter Saunders, autre survivant d’abus sexuels, de démissionner de la Commission pontificale pour la protection des mineurs en faisant part de sa déception en ces termes : « Je pensais que le pape voulait réellement botter des fesses et faire assumer leurs responsabilités aux gens. »
Tribunal pour évêques sabordé
En lieu et place de ce programme, le pape a préféré garder un silence incompréhensible face aux recommandations de l’organe qu’il a pourtant lui-même créé, et n’a pas souhaité de séance de travail avec ses membres. Un silence qui a fait sortir de sa réserve la pédopsychiatre française Catherine Bonnet, qui faisait partie de la Commission jusqu’en 2018 : « Il n’y a pas eu de réponse. Pour moi, c’est un souci (...). Nos propositions sont forcément complexes et délicates. Il est dommage que nous n’ayons pas eu l’occasion de les lui expliquer. » La pédopsychiatre a remis au pape sa démission en juin 2017. François l’a refusée, et Catherine Bonnet a finalement quitté l’instance lors du renouvellement de ses membres en 2018.
Une recommandation de la Commission a bien été retenue par le pape, mais son application a tourné court : la mise en place d’un tribunal permettant de juger les évêques accusés d’avoir couvert des faits de pédophilie. Annoncé par François en juin 2015, le tribunal n’a jamais vu le jour. Selon d’anciens membres de la Commission, dont Collins, le blocage serait une nouvelle fois venu de la puissante Congrégation pour la doctrine de la foi, qui aurait argué de « difficultés légales », sans donner plus de détails.
Dernière initiative à mettre au crédit du pape : une lettre apostolique, émise en 2016, où il donne la possibilité de démettre un évêque ou un supérieur religieux pour « manque de diligence grave » dans le traitement de cas d’abus sexuel. Mais pour plusieurs juristes et membres du corps médical, dont Catherine Bonnet, il faudrait aller plus loin et introduire dans le droit canon l’obligation pour les évêques et les supérieurs religieux de signaler des suspicions de violences sexuelles sur mineurs aux autorités civiles – ce qui se fait déjà aux États-Unis.
Soutiens répétés à des évêques accusés d’avoir couvert des crimes sexuels
Ces échecs sont-ils le fait d’une curie tétanisée par la peur du scandale, ou d’un manque de réelle volonté du pontife lui-même ? Pour certains observateurs, le pape argentin est avant tout victime des pesanteurs de l’administration vaticane. « Je crois en sa bonne foi. Mais je vois un homme démuni et accablé face à l’ampleur de la tâche », avance le père Pierre Vignon, prêtre et juge au tribunal interdiocésain de Lyon depuis plus de vingt ans et qui, à ce titre, a travaillé sur plusieurs dossiers d’abus sexuels dans l’Église. Pour lui, François est également handicapé par le fait de ne pas bien connaître le droit canon : « Les canonistes du Vatican lui disent qu’ils vont faire le nécessaire, et en réalité ils en profitent pour mettre en place des verrous très habiles qui donnent plus de droits aux évêques qu’aux victimes », poursuit le prêtre.
Plusieurs initiatives – ou absences de réaction – du pape sont pourtant venues interroger cette bonne foi. Sa présence aux obsèques du cardinal Bernard Law, qui a couvert des prêtres pédophiles lorsqu’il était archevêque de Boston, dans la basilique Sainte-Marie-Majeure de Rome, a été peu appréciée par les familles des victimes des hommes d’Église américains, de même que la nomination comme secrétaire à l’économie du Vatican du cardinal australien George Pell, pourtant accusé d’agressions sexuelles dans son pays. Guère apprécié non plus, le soutien répété du pape au cardinal Barbarin, accusé d’avoir couvert plusieurs affaires de pédophilie au sein de l’Église catholique française et dont le procès devrait se tenir en janvier 2019.
Mais le dossier qui a le plus écorné l’image du pape François a sans aucun doute été le cas Juan Barros. Cet évêque chilien est accusé d’avoir couvert les crimes sexuels de son mentor, le père Fernando Karadima (condamné par le Vatican en 2011). Le pape François l’a pourtant nommé à la tête d’un diocèse du sud du Chili en 2015, avant de lui réaffirmer son soutien lors d’une visite dans le pays en janvier 2018, s’insurgeant contre les « calomnies » et accusant ses détracteurs d’être manipulés par des « gauchistes ». Ses déclarations avaient provoqué une bronca chez les associations de victimes.
Quatre mois plus tard, le pape reconnaîtra avoir commis de « graves erreurs » dans sa gestion du cas Barros, et avoir manqué « d’information fiable et équilibrée ». Ayant complété sa connaissance du sujet par un rapport de 2 300 pages, rédigé à sa demande par l’archevêque de Malte Mgr Charles Scicluna, il reconnaîtra les « abus sexuels sur mineurs, abus de pouvoir et de conscience d’une partie du clergé de l’Église » chilienne. Trente-quatre évêques chiliens lui proposeront de démissionner. Il en renverra effectivement cinq.
Pour Aymeri Suarez-Pazos, président de l’Aide aux victimes des dérives de mouvements religieux en Europe et à leurs familles (l’Avref, qui suit des dossiers de dérives sectaires dans l’Église accompagnées d’abus sexuels), l’épisode est symptomatique de la manière de réagir du pape sur ces questions. « Au Chili, tout s’effondrait. Il n’avait pas le choix, il n’a fait que sauver une situation. Pour l’instant, c’est tout ce qu’il a fait sur ces sujets : il a réagi à des scandales. Mais il n’a pas pris d’initiative réelle, concrète. » Cet ancien membre de l’Opus Dei est amer : « On aurait envie que ce pape applique un fonctionnement d’Église cohérent avec ce qu’il semble voir : qu’il s’attaque aux problèmes du cléricalisme, qu’il mette en place une justice indépendante. Mais la réalité, c’est qu’il ne met pas en place cette contre-culture. »
« François est un homme profondément bienveillant, il ne veut pas croire trop facilement le mal qu’on peut lui dire des autres », tente le père Vignon. « Il a souvent plaidé la miséricorde. Mais malheureusement, on peut avoir le sentiment que cette miséricorde s’applique surtout à des bourreaux », rétorque Aymeri Suarez-Pazos.
Le test irlandais
« Ce pape ne fera rien, parce que s’il veut réellement faire quelque chose, il faudrait qu’il touche à des fondamentaux de la religion catholique, sur la sexualité ou la place des femmes », analyse François Devaux de La Parole libérée, qui ajoute : « Contrairement à sa réputation, Benoît XVI avait fait plus que François. » De fait, Benoît XVI a été le premier pape à demander pardon aux victimes de crimes pédophiles, à recevoir des victimes et à invoquer la « tolérance zéro ». Il a démis de leurs fonctions quatre cents prêtres pour des affaires d’abus sexuels (selon les chiffres du Vatican).
Pour l’heure, on ignore combien François a défroqué de prêtres. Mais sa gestion du cas du « prêtre Mercedes », Don Mauro Inzoli, semble bien indiquer qu’en matière d’exclusions, le pape François tente là encore surtout de parer au scandale : ce prêtre italien avait été réduit à l’état laïc sous Benoît XVI en raison d’accusations de pédophilie. François a décidé d’atténuer sa peine, le condamnant à « une vie de prière ». Ce n’est que lorsque la justice italienne l’a condamné à quatre ans de prison pour pédophilie que François s’est résolu à le défroquer à son tour, sans pour autant l’excommunier.
Il a fait preuve de plus de fermeté depuis, acceptant à la fin juillet, coup sur coup, les démissions de l’Américain Theodore McCarrick (ancien archevêque de Washington) et de l’Australien Philip Wilson (ancien archevêque d’Adélaïde), accusés d’abus sexuels pour l’un et d’avoir couvert les actes d’un prêtre pédophile pour l’autre.
L’Argentin est-il en train de changer ? Un test grandeur nature l’attend bientôt : il doit se rendre en Irlande les 25 et 26 août. La dernière visite d’un pape en Irlande date de 1979. Depuis, le pays a été secoué par une cascade de révélations sur des affaires de pédophilie dans l’Église, documentées notamment par le rapport Ryan puis le rapport Murphy – qui accusent des prêtres d’avoir abusé de milliers d’enfants et quatre archevêques de Dublin successifs d’avoir étouffé ces abus de 1975 à 2005.
Benoît XVI avait reconnu la responsabilité de l’Église et présenté ses excuses aux catholiques d’Irlande. Le pape François, lui, tient là une occasion – peut-être la dernière ? – de montrer que face aux affaires d’abus sexuels dans l’Église, il ne se contente pas que de mots.
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