Quand j’ai vu le très beau film de son fils Félix, j’en suis ressorti fier. On a eu la chance, dans notre passé militant québécois, d’avoir eu un camarade comme Paul, avec toute son énergie, sa vivacité, sa générosité. Les erreurs et les impasses, il en avait connu plein, mais jamais pour retomber dans le cynisme, toujours pour aller plus loin avec lucidité et courage. C’est ce qu’on voit dans le documentaire de son fils. Merci Félix !
Avant son décès, je m’étais entendu avec Paul pour réaliser une série d’entrevues sur son parcours militant, question de rendre intelligible l’utopie révolutionnaire des années 1960-70, mais aussi et surtout, sur ses motivations à continuer, quelques mois après cet incroyable printemps 2012, qui l’avait enchanté, comme nous tous.
Avant d’aller jusqu’au bout du projet, Paul est parti pour son grand voyage. Même si on n’a pu se rendre jusqu’au bout, j’ai pensé que son récit sur ses premiers pas dans la vie et la militance valait la peine d’être connu. Je vous propose donc des extraits des entrevue réalisées en janvier et février 2013 au domicile de Monique Moisan.
Paul, comment a commencé l’aventure ?
Je suis né à Ville-Émard dans le sud-ouest de Montréal en 1944. Ville-Émard à l’époque, c’est la pauvreté. La nuit, on se collait pour échapper à la froideur des murs de nos petites maisons en planches. En plein cœur de notre quartier, une immense usine trônait, la Redpath Sugar qui, depuis sa fondation en 1854, accumulait les profits de ses patrons, des Écossais bien connectés au pouvoir. Mon père, comme des centaines d’ouvriers, brassait de la mélasse. La job était dure, dans la chaleur suffocante. Autour des bassins en fusion, les ouvriers circulaient sans casques ni gants ni souliers de protection. On travaillait, on se blessait, parfois on en mourait.
Et puis, il y a eu le grand déménagement….
En 1952, la famille déménageait à Ville Jacques-Cartier, de l’autre côté du pont. C’était la partie la plus pauvre de la rive-sud, avec des rues en terre battue, sans égout ni eau courante. Mais on pouvait avoir notre propre maison, quitte à clouer sur les contreplaqués des feuilles de papier-goudron. Loin des quartiers plus cossus de Longueuil et de Saint-Lambert, Ville Jacques-Cartier était une sorte de far-West, pratiquement en dehors de la loi. Mais, avec mes trois sœurs et mon frère, on était contents. Ma mère doublement « Rose » nous surveillait un peu, dans les boisés et les rues boueuses où on se faisait d’interminables guerres avec les p’tits voisins. Chaque matin, mon père partait à pied jusqu’au pont Victoria pour rejoindre la Redpath. Ce n’est plus tard qu’il a fini par se payer une mobylette. Notre clan familial vivait proche des autres familles de pauvres, toujours en train de construire leurs maisons, avec des poules dans le jardin. Quand il y avait des incendies, ce qui arrivait souvent, tout le monde était dehors avec les chaudières dans les mains, d’autant plus qu’il n’y avait pas de pompiers !
Jacques-Cartier avait la réputation d’être un repaire de bums …
Il y en avait beaucoup, en tout cas, beaucoup plus que de policiers ! Une petite pègre locale contrôlait le trafic avec le maire Rémillard et les députés provinciaux. Ils se promenaient en gros char sur les rues non pavées entre leurs clubs et toutes sortes de petits business plus ou moins louches. Des gros bras en vestes de cuir cloutées essayaient de nous faire peur, ça marchait plus ou moins, car on savait leur répondre.
Et puis tu es allé à l’école…
À l’école Saint-Ernest, il y avait des personnes dévouées, dont un certain Gaston Miron, qui était encore frère à l’époque. Puis au secondaire à l’école Paul-de-Maricourt, je devais marcher une heure pour y arriver, mais j’aimais cela, surtout l’histoire et la littérature. Le samedi, je traversais le point pour aller à la grande bibliothèque municipale de Montréal sur la rue Sherbrooke. Rose ma mère était ma grande alliée. Elle était rebelle. Elle n’allait pas à la messe ! Elle aussi, elle allait à l’usine tous les jours. Avec les deux petits salaires, on n’avait jamais faim. Et on pouvait continuer à l’école comme ma sœur Lise qui a fini l’École normale et mon frère Jacques à l’École de l’automobile. Il faut dire que la majorité des enfants de Jacques-Cartier ne finissaient pas le cycle primaire, en dépit de la loi qui avait décrété l’école obligatoire jusqu’à 16 ans !
Comment s’est fait l’éveil politique ?
Dans cette vie de joies et de tristesses, on apprenait, sans que personne ne nous l’ait enseigné, la réalité du pouvoir. Je me souviens des campagnes électorales. L’Union nationale voulait « sauver nos valeurs ». Mon père ne voulait rien savoir, « tous des menteurs » disait-il. Ma mère était contre Duplessis et les curés. Elle lisait beaucoup, elle écrivait aussi, socialisée plus que politisée. Une fois, elle a fait le tour des écoles pour s’assurer que les directeurs imposaient le drapeau québécois pour remplacer l’Union Jack ! Mais autrement, cela ne prenait pas de grandes études pour comprendre ce qui se passait. On voyait nos « voisins » de Saint-Lambert, leurs maisons cossues, leurs pelouses bien vertes. On n’avait pas le droit d’utiliser la piscine municipale, car pour nous, Saint-Lambert était un territoire interdit.
Plus tard, tu es arrivé dans la grande ville …
Au milieu des années 1960, je me suis inscrit au Collège Sainte-Marie. La nuit, je travaillais à l’hôtel Lasalle au coin d’Amherst, jusqu’à 7 heures le matin. La vie était encore dure, les heures très longues. Au collège, un subtil apartheid existait contre les fils d’ouvriers comme moi. Mais au-delà de ces petites misères, j’ai adoré la rhétorique, les Belles-lettres et tout le reste où je restais parfois étourdie devant tant de beauté et de science. Aux petites heures à l’hôtel quand tout le monde était couché, je me plongeais dans Victor Hugo et les « Anciens canadiens » comme Philippe Aubert de Gaspé.
Un jour je suis tombé sur la revue Parti Pris. Ce fut un choc, un mélange de stupeur et d’ensorcellement. J’ai alors plongé dans Hubert Aquin, la décolonisation de l’Afrique, Lumumba, l’Algérie, Cuba. J’étais enflammé.
Il y a eu comme une idée de révolte qui prenait forme…
Il y avait déjà toutes sortes de monde en colère. Il y avait le RIN, mais je ne trouvais pas cela assez radical. Avec mon frère Jacques et notre copain Francis Simard, on s’est retrouvés dans une sorte de réseau informel, une gang faite à la fois d’affinités et de colères. Le discours électoraliste ne nous accrochait pas. Je restais le p’tit gars de Jacques-Cartier, révolté devant la pauvreté, l’humiliation, la discrimination, un monde géré par des bandits.
Et puis il y a un certain 24 juin 1968 …
Ce jour-là, plusieurs choses sont devenues claires. On avait la racaille, y compris Pierre Elliot Trudeau, derrière la petite armée de policiers qui célébrait ce qui était davantage la fête de l’humiliation que le jour national. On était des centaines, puis des milliers. La police nous attendait de pied ferme, mais on ne s’est pas laisser intimidés. J’ai été jeté dans le panier de salades, pour retrouver l’avocat Robert Lemieux, qui défendait les gars du FLQ, notamment Charles Gagnon et Pierre Vallières. Et aussi, c’est là que j’ai pu discuter plus en détails avec Jacques Lanctôt1. Je réfléchissais, mais j’étais un peu hésitant. L’idée de poser des bombes qui pouvaient éclater dans la face de n’importe qui ne me paraissait pas très efficace ni très révolutionnaire. On a commencé à penser à d’autres types d’actions que nous inspiraient des camarades d’Amérique latine2.
Avant d’aller vers ces projets, la grande campagne pour « McGill français » est venue te chercher …
Peu après, je me suis retrouvé au Comité indépendance et socialisme, animé entre autres par François « Mario » Bachand. Des petites réunions enfumées avaient lieu rue de Bullion. On parlait de socialisme, de parti de gauche, de révolution. Je ne comprenais pas tout, mais ça m’intéressait. Assez rapidement, on s’est entendu pour passer à l’action. La cible était l’Université McGill, un grand symbole du capitalisme anglo-saxon, de l’oppression nationale, du mépris pour nous, les nègres blancs d’Amérique. Pour penser cette action, on était quelques centaines, dont un grand gaillard de McGill, Stanley Grey, qui avait laissé sa carrière universitaire pour se consacrer à la cause. Cet immense gars n’avait pas froid aux yeux en engueulant les policiers avec son gros accent anglo.
La manif a été un peu un point tournant …
On avait travaillé fort pour mobiliser. On sentait notre force, on l’entendait, on la voyait. Dans les cégeps et les universités, l’accueil étai fantastique. Les flics nous pourchassaient, interrompaient nos réunions, saisissaient nos petits pamphlets, mais cela ne nous faisait plus peur. Le 28 mars 1969, on était gonflés à bloc. Et on se voyait dans la plus grande manif depuis des décennies. À partir de là, je savais que j’étais prêt à plonger. Je me considérais militant à temps plein. Militant de quoi, cela restait à définir exactement, Mais je savais qu’il fallait se tenir droit, lutter fort, longtemps.
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