D’abord incarné par une place, Zuccotti Park, à la fois squat en plein air et lieu de manifestation, le mouvement Occupy a dû apprendre à survivre sans ce symbole récupéré dès la mi-novembre par la police. Depuis, beaucoup ont annoncé sa mort. Ce n’est pas vraiment le cas. En attestent les événements organisés pour célébrer le premier anniversaire du mouvement.
Désormais, ce mouvement existe de manière discrète. Occupy est marginal. Il n’est jamais devenu structuré et influent, capable de parler au nom de la gauche américaine. Il compte un petit nombre de militants éparpillés dans le pays et n’attire pas l’attention de grand-monde, à commencer par celle des médias américains.
Pour mieux comprendre ce que représente Occupy aujourd’hui, rendez-vous à « Occupy Sunset Park », en référence au nom d’un quartier situé dans le sud de Brooklyn, à New York. C’est un quartier populaire qui s’embourgeoise, où une minorité blanche côtoie les communautés afro-américaine et hispanique. L’organisation locale y est née en octobre 2011, « quand Occupy était critiqué pour ne pas assez représenter la diversité américaine », glisse discrètement David, seul latino du groupe. Ce samedi matin de septembre, ils sont sept militants réunis à la Casita, sorte de maison de quartier. Et l’ordre du jour n’en finit plus.
Y sont d’abord abordés des grands thèmes généraux comme l’éducation et la gratuité de l’université aux États-Unis ; quelqu’un propose de donner un cours sur la grève étudiante au Québec. Puis c’est au tour des thèmes locaux : la grève des loyers initiée par les habitants d’un immeuble insalubre du quartier et soutenue par Occupy ; la lutte des travailleurs illégaux d’un marché de Brooklyn, souhaitant ouvrir une section syndicale contre la volonté du patron ; la manifestation de « Occupy the Bronx » afin de dénoncer les bavures policières ; l’ouverture prochaine du Barclays Center, immense stade de Brooklyn, et les fausses promesses des investisseurs (de l’habitat abordable, entre autres)… Sans oublier les manifestations et conférences organisées pour célébrer l’anniversaire d’Occupy à New York. Une fois la réunion terminée, libre à chacun de sélectionner son « combat du jour » et d’aller militer.
Voilà donc à quoi ressemble Occupy en septembre 2012. Militer signifie être sur tous les fronts (de gauche). La déclinaison du label en témoigne : Occupy the Bronx ou tout autre quartier, Occupy Well Street (pour les questions écologiques comme l’opposition au gaz de schiste), Occupy the Education et Occupy Student Debt (pour l’éducation gratuite et l’annulation de la dette étudiante), Occupy Your Homes et Occupy Foreclosure (pour lutter contre les évictions), Occupy the SEC (sur l’encadrement des banques) ou encore Occupy Healthcare (sur la réforme de l’assurance maladie).
Les militants s’inscrivent ensuite dans le réseau classique de l’action sociale. Ils soutiennent et amplifient des luttes existantes, notamment syndicales. Actuellement, cet effort est visible à Chicago, où 250 000 enseignants du secteur public se sont mis en grève lundi 10 septembre pour lutter contre les plans du maire démocrate et ancien conseiller d’Obama, Rahm Emanuel – notamment d’allonger la durée du travail sans augmentation salariale – en étant soutenus par des militants Occupy.
Ce fut encore le cas à New York, au printemps dernier. Les militants se sont illustrés aux côtés de salariés du restaurant Hot&Crusty, les accompagnant dans leurs piquets de grève afin d’obtenir le droit d’ouvrir une section syndicale dans l’entreprise. Les propriétaires, qui avaient d’abord annoncé vouloir fermer boutique plutôt que de laisser les salariés se syndicaliser, ont finalement cédé. À New York toujours, des militants Occupy ont également rejoint la campagne de lutte contre les pratiques dites du « Stop-and-Frisk » de la police de New York, à savoir des contrôles au faciès visant les Afro-Américains et les Hispaniques.
Occupy, bientôt une étiquette politique au même titre que le « Tea Party » ?
Enfin – et surtout – c’est un militantisme local. « Penser global et agir local », reste la devise. Ces Américains œuvrent avant tout pour leur « communauté », telle une bonne vieille association de quartier. À Occupy Sunset Park, Ian, la quarantaine, se définit comme un gauchiste extrêmement déçu par Barack Obama, « c’était pourtant le seul homme politique pour qui j’aie jamais eu envie de voter... ». Heureusement, il y a Occupy. Le mouvement lui a redonné espoir. Et l’occasion de s’impliquer dans quelque chose. « Je suis un homme blanc à Sunset Park, on peut dire que j’incarne l’embourgeoisement du quartier. Et j’avais beau me considérer comme de gauche, je n’avais aucune idée de l’ampleur de certains problèmes, comme les brutalités policières à l’encontre des latinos. Occupy m’a rendu plus conscient. Et plus utile dans mon quartier », explique-t-il.
Le problème, s’il faut en nommer un seul, reste l’absence totale de relais médiatique de ces actions locales, hormis sur quelques sites web et magazines fabriqués et lus uniquement par la gauche de la gauche américaine.
Ravi, 34 ans, passe l’essentiel de son temps libre à militer et à faire le lien entre différentes « antennes Occupy », quand elle quitte son poste administratif à l’université de Columbia. Elle parle du problème d’image d’Occupy. « La révolution n’est pas pour demain, certains ne l’ont pas encore bien compris », note-t-elle, estimant qu’un vocabulaire trop radical tout comme un style un peu trop « hippie » ne peuvent pas être pris au sérieux. « Nous devons apprendre à mieux communiquer sur ce qu’on fait. Il faut sortir de ces bulles, ces réseaux sociaux, où l’on ne fait que parler entre nous. C’est notre responsabilité, pas seulement celle des médias ! »
Ravi, comme d’autres, considère que la prochaine étape pour Occupy est l’entrée en politique à l’échelle locale. Elle mentionne les élections new-yorkaises – dès 2013 – et la possibilité d’avoir des candidats démocrates ou indépendants à des sièges de conseillers municipaux qui ont « une sensibilité Occupy, un vrai intérêt pour leur quartier ». David, d’Occupy Sunset Park, partage cet avis. Selon lui, il faut apporter cette touche humaniste (pour ne pas dire socialiste) dans les institutions locales. « C’est ce que le mouvement Tea Party a fait, de manière très efficace. Ça a commencé comme un mouvement citoyen puis ils sont entrés en politique et disposent maintenant d’élus républicains. Mais il faut beaucoup d’argent pour être candidat », conclut-il.
Il reste en revanche très difficile d’imaginer Occupy évoluer vers quelque chose de plus cohérent et de plus unifié, comme une organisation (pour ne pas parler de parti) avec un projet et un message résumant la myriade de causes sur lesquelles les militants Occupy se sont positionnés.
« La grande promesse des 99 % d’unifier tout le monde – les écologistes, les minorités, les femmes, les socialistes, les anarchistes et j’en passe – derrière une même cause, la lutte contre les inégalités, n’a pas été tenue. Ça n’a pas marché. Le résultat est fragmenté », analyse Michael Kazin, historien et auteur d’un ouvrage dédié à l’histoire de la gauche américaine publié en 2011, American dreamers : How the left changed a Nation. Mais il estime qu’Occupy a au moins le mérite de donner un nouvel espoir aux « gens de gauche ».
L’historien politique Sean Wilentz, de l’université de Princeton, insiste lui sur ce qui ressemble à une erreur de stratégie. « Leur problème, assure-t-il, comme dans les années 1960, a été de passer autant de temps à discuter du fonctionnement et des règles à l’intérieur de leur “communauté”. Bien sûr qu’il est important de coordonner tout le monde. Mais cela laisse moins de temps pour l’action politique. Et aujourd’hui, le fait est que l’objectif politique d’Occupy demeure flou. »
Un poids dans la campagne présidentielle ?
« C’est peut-être le problème de la gauche américaine dans son ensemble », rebondit Michael Kazin. « Elle est très efficace pour formuler des critiques, critiques plutôt populaires qui plus est : s’en prendre à Wall Street, dénoncer les inégalités, les droits des travailleurs bafoués, des taxes insuffisantes… Mais que fait-on de ces critiques ? Quelle vision défendons-nous, sachant que le système américain ne portera pas un projet socialiste ? » Il déplore l’absence d’un projet de société plus clair à gauche, « tandis que les conservateurs ont un message plutôt limpide ».
Mais si l’énergie et la colère d’Occupy n’ont pas donné lieu à un « grand soir » ni à de grands changements, il serait faux de considérer la question des inégalités économiques comme totalement absente du débat politique, notamment en cette période électorale. Pour Sean Wilentz, c’est seulement une affaire de vocabulaire. Reste à décoder le langage politique américain. Par exemple, lors des conventions des partis républicain et démocrate qui se sont tenues fin août et début septembre.
« Quand les républicains disent, “Nous ne devons pas punir le succès en taxant”, leur message implicite est qu’il n’y a rien de mal à l’inégalité. Quand les démocrates disent, “Le succès n’arrive pas seul, il est rendu possible par la participation de tout le monde à un échelon ou un autre”. Cela signifie qu’ils refusent de laisser une société de classes s’installer aux États-Unis. La réforme de l’assurance maladie fait partie de ce même projet. La dynamique des classes sociales est abordée de manière implicite, mais elle est présente. » Sauf que le débat serait sûrement plus clair et bien moins cynique si le prix de la participation à la vie politique américaine était moins élevé, la réservant aux plus offrants.