15 novembre par Chiara Filoni , Eva Betavatzi , Mats Lucia Bayer
tiré de : [CADTM-INFO] Brésil, féminismes, Grèce, fonds vautours...
Microcrédits : quand les pauvres financent les riches
Les dettes privées des ménages, des étudiants, des femmes, des paysans peuvent plonger ces derniers dans des conditions d’extrême pauvreté, de violence, de marginalisation sociale.
Analysons de plus près certaines de ces dettes privées. Chaque cas de figure sera suivi par des considérations relatives à l’impact sur les droits humains et sur la dette
publique.
Les dettes étudiantes
Le problème des dettes étudiantes occupe une place importante dans certains pays tels que les États-Unis ou le Chili. Les frais d’inscription de l’enseignement supérieur y étant élevés, de nombreux étudiants se voient obligés d’emprunter auprès des banques ou autres établissements de crédit.
« Les prêts étudiants constituent d’ailleurs la dette la plus importante après celle des crédits hypothécaires, représentant en 2018, 1,5 trillion de dollars US »
Aux États-Unis, cette situation concerne environ 45 millions de personnes [1]. Les prêts étudiants constituent d’ailleurs la dette la plus importante après celle des crédits hypothécaires, représentant en 2018, 1,5 trillion de dollars US [2]. Deux tiers des étudiants états-uniens vivent aujourd’hui avec un fardeau moyen de 27 000 $US, et le nombre de défauts de paiement augmente au rythme d’un million supplémentaire par an. Au Chili, les intérêts des prêts étudiants sont montés jusqu’à 6% à certains moments, assujettissant ainsi des milliers d’étudiants à des décennies de remboursement et d’endettement. En 2018, 40 % des personnes ayant souscrit un crédit étudiant étaient en retard dans leurs paiements [3]. Aux États-Unis aujourd’hui, quatre emprunteurs sur dix sont en risque de défaut de paiement [4], 63 % ne font que payer les intérêts et les frais qui s’accumulent. La possibilité de faillite personnelle pour les débiteurs de prêts fédéraux (dont les prêts étudiants) accorde des pouvoirs inédits aux créanciers : saisies sur les salaires, sur les prestations de sécurité sociale ou encore sur les pensions d’invalidité. L’exclusion économique et sociale qui s’en suit, sont donc des risques réels pour les étudiants aux États-Unis. Bien que les prêts les plus importants soient contractés par les familles à revenus moyens, les familles à bas revenus restent les plus impactées. Natifs, Noirs et Latinos Américains sont les plus impactés, avec 81 % des Noirs qui continuent de payer après l’obtention de leur diplôme, et 67 % des Latinos, contre 64 % des Blancs [5].
Rappelons que l’article 26 de la Déclaration des Droits Humains du 10 décembre 1948 garantie à toute personne le droit à l’éducation et la pleine égalité d’accès aux études supérieures pour tous en fonction du mérite.
Nous constatons que le désengagement des pouvoirs publics dans le financement de l’éducation entraîne une situation d’inégalité et d’asymétrie entre les personnes, qui va à l’encontre de la Déclaration universelle des Droits Humains. Ainsi, loin d’être un problème individuel, il s’agit d’un problème d’ampleur sociale qui touche presque 15 % de la société américaine et qui sera déterminant dans le développement des inégalités dans ce pays ces prochaines décennies.
Enfin, le montant de ces dettes étudiantes pose aussi des problèmes pour l’ensemble des économies puisque, dans un contexte de forte financiarisation, cette dette est la cible de logiques spéculatives, qui aggravent les risques d’une nouvelle crise financière [6] et constituent des facteurs déstabilisateurs pour l’économie dans son ensemble.
Les dettes hypothécaires
Au premier trimestre 2019, la valeur des crédits hypothécaires en cours au niveau mondial est estimée à 1,8 trillions de dollars US, soit 3,4% de plus qu’un an plus tôt [7]. La baisse des taux d’intérêts explique en partie cette augmentation. La crise financière mondiale n’a donc pas freiné l’endettement privé [8]. Les banques centrales des États-Unis, de Chine, d’Australie ont d’ailleurs récemment exprimées leurs inquiétudes par rapport aux fortes augmentations des prix des logements. Plus de deux tiers des crises financières des dernières décennies ont été précédées d’un cycle d’expansion et d’effondrement des prix de l’immobilier.
« L’augmentation du volume des dettes hypothécaires risquerait de provoquer une bulle immobilière qui pourrait bien avoir les effets dévastateurs que l’on a connu en 2007 »
Ainsi, l’augmentation du volume des dettes hypothécaires risquerait de provoquer une bulle immobilière qui pourrait bien avoir les effets dévastateurs que l’on a connu en 2007 [9].
L’octroi de crédits immobiliers est également facilité par la dégradation du marché locatif : la dérégulation des loyers et la hausse des prix qui en résulte, la dégradation des contrats de location qui laisse la place à des contrats de plus courte durée, et l’apparition de structures de location à court termes, tel que Airbnb, qui accaparent une partie importante du stock de logements des villes, notamment des plus affectées par le tourisme de masse (Barcelone, Florence, Lisbonne, Athènes pour ne donner que quelques exemples). En l’absence de mesures efficaces prises par les gouvernements pour y remédier, les ménages tentent de s’assurer de leur condition d’habitat sur le long terme à travers l’acquisition et pour ce faire ont recourt à l’endettement par l’hypothèque.
Les États, eux-mêmes, incitent également à l’acquisition de logement : mesures fiscales favorables, développement de parcs de logements publics acquisitifs pour les classes moyennes, vente de logements sociaux à des acteurs privés (fonds vautours
notamment), la baisse ou l’absence d’investissement public pour le logement (ce qui a pour effet une offre trop faible de logements accessibles et régulés).
C’est dans ce contexte que de nombreuses études lancent un signal d’alerte face à la « financiarisation du logement » [10].
Le droit à un logement décent, c’est-à-dire le droit à un lieu où les personnes peuvent vivre en toute sécurité et dans le respect de la dignité humaine est interdépendant avec les autres droits humains. Il est donc essentiel de le préserver. Ainsi, les millions de saisies, expulsions et déplacements effectués ces dernières années, la privation ou l’inadaptation des logements partout dans le monde sont des constats extrêmement préoccupants. Les États et la communauté internationale n’agissent pas adéquatement pour offrir un cadre suffisant pour préserver ce droit.
La crise financière mondiale de 2008 a eu des répercussions désastreuses sur les ménages et leur droit à un logement digne. Aux États-Unis, 10 000 saisies par jour étaient organisées en 2008, 35 millions de personnes ont fait l’objet d’une expulsion en cinq ans à partir de cette année-là. En Espagne, au moins 500 000 personnes ont été victimes d’expulsions depuis le début de la crise et les ménages surendettés, bien que privés de leurs logements, étaient contraints par la loi de continuer à payer leurs crédits hypothécaires. Ces quelques exemples illustrent les conséquences dangereuses de la titrisation des créances hypothécaires et des autres pratiques des marchés du logement financiarisés, ainsi que les effets de régulations inappropriées.
Le Sud n’est pas épargné. Les communautés à faible revenu et autochtones font face aux sociétés financières qui s’approprient des terrains et biens immobiliers creusant les inégalités de patrimoine (comme en Honduras). Des implantations sauvages sont régulièrement détruites pour être remplacées par des logements de luxe (tel est le cas au Lagos). La Banque mondiale et d’autres institutions financières promeuvent la financiarisation comme stratégie pour répondre aux besoins de logements, même si en réalité elle tend à accroître les inégalités socio-économiques.
Les microcrédits
« 81 % des bénéficiaires de ces microcrédits étaient des femmes »
Le microcrédit consiste en l’attribution de prêts de faibles montants à des entrepreneurs ou à des artisans qui ne peuvent pas accéder aux prêts bancaires « classiques ». Le microcrédit s’est développé surtout dans les pays du Sud et s’adresse aux personnes les plus pauvres et exclues du système bancaire. Rien qu’en 2014, les institutions de microfinance (IMF) ont accordé 87 milliards de dollars de microcrédits à environ 111,7 millions de personnes dans le monde pour un montant moyen de 718 dollars. 81 % des bénéficiaires de ces microcrédits étaient des femmes [11].
Or, force est de constater que les microcrédits sont loin de booster l’entrepreneuriat local, mais permettent dans la plupart des cas de résoudre des problèmes de la survie quotidienne : loyers ou garantie locative à payer, frais liés à la scolarité des enfants, frais liés à des soins de santé, etc.
Ce qui accentue en réalité la vulnérabilité et la pauvreté des personnes qui les contractent.
C’est le cas du Maroc, où le modèle de microcrédit a été encouragé par l’État, via des financements publics, depuis le milieu des années 1990. Ce type de crédits vont de 500 dirhams à 50000 dirhams (entre 52 et 5200 dollars environ) à un taux d’intérêt moyen de 35 % mais qui peut aller largement au delà en fonction du montant emprunté [12].
Les IMF envoient leurs rabatteurs dans les villes, les villages, les souks pour faire du porte à porte dans les quartiers les plus pauvres où la majorité des personnes n’a pas de revenu régulier, est souvent analphabète et pas du tout familiarisée avec le monde de la finance. Ils proposent des contrats particulièrement difficiles à comprendre pour de non-spécialistes, rédigés en petit caractère, sans explication pour les différentes rubriques. De plus, les taux d’intérêt effectif annuels – s’élevant entre 30 et 35 % – sont souvent occultés (au profit du taux mensuel entre 1,5 et 3,5 %). Or, les taux annuels sont particulièrement élevés surtout pour des personnes démunies n’ayant pas accès à des prêts bancaires courants (qui au Maroc fluctuent entre 6 et 7 %) [13].
« En Colombie, les taux d’intérêt des microcrédits oscillent entre 30 et 50 % »
En Colombie, les taux d’intérêt des microcrédits oscillent entre 30 et 50 % et des taux variables avec indexation tous les 3 mois sont également admis par le gouvernement [14]. Dans le pays latino-américain, le volume total des microcrédits est passé de 136 millions de dollars en 2002 à 3 800 millions en 2016, soit une croissance annuelle de 28,1 %. En 2015, le rendement sur fonds propres (ROE) était phénoménal : Bancamia atteignait 11,7 %, la Banque mondiale des Femmes (WWB) 9,1 % et la banque Monde féminin (Mundo Mujer) 21 % (ce qui largement supérieur aux résultats de grands banques comme Goldman Sachs) [15].
A ces profits croissants s’oppose une paupérisation des populations : en Colombie 32 % des clients sont surendettés et ont dû demander une restructuration de leurs micro-dettes. En Afrique du Sud, les clients de microcrédit consacrent jusqu’à 40 % de leur revenu à rembourser des emprunts.
Le Bangladesh est un autre pays où le microcrédit est très développé : sur une population de 160 millions d’habitants, en 2015, des microcrédits étaient octroyés à 29 millions de personnes pour un montant moyen de 200 euros. Le taux d’intérêt réel varie entre 35 % et 50 % (si on prend en compte les commissions officielles prélevées) [16].
Tous ces exemples nous démontrent que si les sommes prêtées sont dans la plus part des cas modestes, il y a une logique spéculative derrière ces prêts (illustrée par les taux d’intérêt usuraires qui les accompagnent) qui devrait être interdite si on veut assurer l’accès au crédit pour les personnes à faibles revenus. Cette négation du droit à l’accès au crédit s’accompagne d’une culpabilisation des personnes surendettées. L’enquête menée par CADTM ATTAC Maroc dévoile un taux d’échec de remboursement des micro-crédits de plus de 75% dans le pays [17]. Comme en témoigne l’association : « c’est alors que commence la spirale du non-paiement des échéances, et les pratiques de harcèlement de la part des agents des IMF qui peuvent aller jusqu’à la violence physique ou morale, la saisie des biens, la mise en œuvre de procédures judiciaires expéditives ».
« Les pratiques de harcèlement de la part des agents des IMF qui peuvent aller jusqu’à la violence physique ou morale, la saisie des biens, la mise en œuvre de procédures judiciaires expéditives »
Au Bangladesh, comme une grande partie des débiteurs n’a pas de propriété immobilière, la dépossession ne porte pas sur la terre ou le domicile, mais sur la garantie de 30 % que la débitrice a dû déposer auprès de l’agence de microcrédit.
A cela se rajoute la problématique de genre. Via les microcrédits, les IMF ont poussé les femmes à s’insérer dans le marché de l’emploi, notamment dans les secteurs tournés vers l’exportation (zones franches, textile, agriculture sous serre) et peu rémunérés, profitant de leur inexpérience du marché et du monde du travail, du manque d’acquis concernant leurs droits, de leur analphabétisme.
Tout cela se traduit alors par un allongement de leur journée de travail, une surcharge de stress, de fatigue, une exacerbation de la violence conjugale, et dans bien des cas la déscolarisation des enfants, la prostitution et des suicides ou tentatives de suicide [18].
La logique de Banque mondiale et de son Groupe Consultatif pour l’Assistance au Plus Pauvres (CGAP), à l’origine des projets de micro finance, était celle d’inclure les couches le plus pauvres dans le marché. Des études nous démontrent que ces projets au lieu de combattre la pauvreté et le surendettement des ménages du Sud ne font que l’augmenter.
L’impact de dettes privées sur la dette publique et l’économie
L’accroissement des dettes privées a des graves répercussions sur les économies des États.
La bulle spéculative dans le secteur du logement en 2008 nous a montré que les banques privées sont fortement exposées aux crédits non-performants. A partir de 2009 ces banques ont dû être recapitalisées par les États augmentant ainsi les niveaux des dettes publiques. L’augmentation de celles-ci a amené les États à appliquer des mesures d’austérité qui ont eu un impact direct sur les populations et leurs droits fondamentaux.
La situation est loin d’être résolue, puisque les banques continuent d’octroyer toujours des nouveaux crédits et d’être exposées à des crédits non performants. Le comportement des grandes entreprises privées, qui cumulent aussi une quantité importante de dettes, n’est pas non plus rassurant et pourrait mener l’économie vers une nouvelle crise internationale. D’un côté, aucune mesure n’a sérieusement obligé les grandes banques et entreprises non financières à mettre un frein à la prise de risque, à réduire la spéculation
. De l’autre, les entreprises continuent d’emprunter pour racheter leurs propres actions en bourse (pour en faire augmenter la valeur et produire encore plus de bénéfices pour les actionnaires) ainsi que pour acheter des créances (des produits structurés d’autres entreprises ou des particuliers ou des obligations émises par d’autres entreprises privées ainsi que des titres publics). Dans la mesure où les entreprises continuent de chercher à maximiser les rendements qu’elles tirent de ces créances, elles sont poussées à acheter des dettes émises par des entreprises les moins solides disposées à rémunérer les prêteurs plus fortement que d’autres. Ainsi, le marché des dettes privées à risque s’amplifie et une nouvelle crise se prépare [19].
Plus en général, aujourd’hui, les ménages et les individus doivent faire face à un écart croissant entre l’augmentation du coût de la vie et leurs revenus, provoqué par les mesures d’austérité qui leur sont imposées du fait de l’augmentation des dettes publiques. On assiste aussi à une financiarisation et privatisation des secteurs importants de la vie et de droits fondamentaux comme la santé, l’éducation, le logement, entre autres. Dans ce contexte, les ménages, n’ayant pas d’autre issue, sont contraints au recours à l’endettement privé aux bénéfices des banques et autres instituions de prêts. Nous estimons que ces types de dettes, si elles sont la seule issue, sont illégitimes. Les États, conformément à leurs obligations de droit international, doivent mettre en place des dispositifs qui assurent le respect de la dignité humaine pour tous.
Merci à Anouk Renaud pour sa relecture
Source : https://www.ohchr.org/EN/Issues/Development/IEDebt/Pages/ReportPrivateDebt.aspx
Notes
[1] https://www.forbes.com/sites/zackfriedman/2018/06/13/student-loan-debt-statistics-2018/#4f2384db7310
[2] Idem 1
[4] https://www.forbes.com/sites/zackfriedman/2018/10/01/student-loans-default/#7cbe8090a066
[5] Strike debt, The Debt Resistor’s Operations Manual, Occupy Wall Street, 2012
[6] Eric Toussaint, La montagne de dettes privées des entreprises sera au coeur de la prochaine crise financière, avril 2019, http://www.cadtm.org/La-montagne-de-dettes-privees-des
[7] https://www.fca.org.uk/data/mortgage-lending-statistics
[8] Cette tendance est apparue dans les années 1990, poursuivie jusqu’en 2007 et continue de s’imposer dans certains pays
[9] Ce fut le cas en Espagne, aux Etats-Unis, en Irlande et au Royaume-Uni notamment. Aux Etats-Unis, Blackstone est devenu le plus grand propriétaire de logements locatifs du pays en 2008 en dépensant 10 milliards de dollars en logements saisis, par des enchères en ligne, suite à l’incapacité des ménages à rembourser leurs crédits hypothécaires
[10] Voir : Manuel Albeers, The financialization of Home and the Mortgage Market Crises, 2008, ou encore le rapport des Nations Unis sur le logement convenable publié en 2017
[11] https://www.banquesenligne.org/evolution-tendance-microfinance/
[12] Attac CADTM Maroc, Le microcrédit au Maroc : quand les pauvres financent les riches, avril 2017
[13] Ibidem 12
[14] Gutiérrez, M. L., Microfinanzas dentro del contexto del sistema financiero colombiano, 2009
[15] Toussaint E., Sortir du cercle vicieux de la dette privée illégitime au Sud de la planète, avril 2017, http://www.cadtm.org/Sortir-du-cercle-vicieux-de-la
[16] Ibidem 14
[17] Ibidem 12
[18] Daumas L., Pourquoi la microfinance s’intéresse-t-elle autant aux femmes ?, avril 2017, http://www.cadtm.org/Pourquoi-la-microfinance-s
[19] Ibidem 6
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