Édition du 4 mars 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Entrevue avec Robert Reich

Nous sommes à un point tournant

Ruth Conniff est rédactrice en chef de The Progressive Magazine,
17 décembre 2015,
Traduction, Alexandra Cyr,

Robert Reich est une rock star. Ce professeur de politiques publiques à l’Université de Californie à Berkeley, ex secrétaire du département du travail (sous l’administration Clinton) parle tranquillement. Il a fait le tour du pays pour répandre son message à propos des dangers de l’économie qui se détériore, de ceux qu’entraine la fiction du « libre marché » devant des audiences de plus en plus importantes et reconnaissantes.
(…) En octobre dernier, à Madison au Wisconsin il expliquait comment les statistiques qui indiquent des progrès dans les revenus, peuvent être trompeuses : « Il faut vérifier la médiane. Ceux et celles qui s’y trouvent ont vu leur situation s’améliorer….et l’économie va tellement mieux. Où est allé tout cet argent ? (Réponse : à ceux et celles qui se trouvent au sommet du 1%). (…) Ce message ne pouvait être plus en phase avec l’atmosphère actuelle dans le pays si on en juge par l’effet qu’il provoque comme celui que provoque Élizabeth Warren [1] ou Bernie Sanders [2] et même certains des candidats républicains à la présidence.
(…) Dans son dernier livre, Saving Capitalism (For the Many, Not for Few), il décrit l’inévitable remaniement des politiques américaines et la montée dans les opinions des vues des candidats anti-establishment. Il ne s’attendait pas avoir raison si vite.

Question : Un des passages les plus poignants de votre livre c’est quand un travailleur au salaire minimum vous dit qu’il ne vaut pas autant qu’un PDG. Il est étonnant de constater à quel point de telles idées ont été intégrées.

R. Reich : Beaucoup de membres de la classe ouvrière et de gens pauvres se blâment personnellement pour ne pas mieux réussir. Ils ne comprennent pas que c’est le système lui-même qui ne leur permet pas de mieux faire. Ce n’est pas l’intelligence qui leur manque comme me l’a dit un travailleur parlant de lui-même. C’est l’organisation qui leur manque.

Plusieurs croient que nous vivons dans une méritocratie. Mais si vous y regardez de plus près, vous constatez l’augmentation du nombre de travailleurs-euses pauvres et celle concomitante du nombre de riches qui ne travaillent pas. Vous pouvez observer l’obscénité de la paye des PDGs et vous pouvez vous rendre compte de leurs manœuvres pour s’accaparer de montants d’argent astronomiques grâce à ce qui est essentiellement un conflit d’intérêt, à savoir les marchés internes. Et si vous vérifiez ce qui se passe à Wall Street vous verrez que là aussi les marchés internes se développent. Vous aurez beau pousser les hauts cris que ce n’est pas de la méritocratie…..Nous nous racontons des histoires.

Q. : Je suis curieuse de savoir ce qui, selon vous, serait possible avec une nouvelle administration Clinton.

R.R. : C’est une question centrale. Je ne cesse de me la poser. Si on se retrouve devant une réactivation de l’« administration Clinton » elle sera très proche de Wall Street. Bob Rubin [3], ou l’un de ses semblables sera au centre de l’élaboration des politiques économiques.

Par ailleurs, les temps ont changé. Nous ne sommes plus où nous étions il y a 20 ans. Il se peut donc que nous soyons témoins d’autre chose même avec une présidence Hilary Clinton.

Traditionnellement nous favorisions les accords commerciaux. Nous avons eu l’ALÉNA et celui avec l’Amérique centrale (CAFTA en Anglais n.d.t.). Ils sont devenus de plus en plus compliqués. L’opposition à l’accord Transpacifique est bien plus importante que tout ce que l’administration Obama avait anticipé. Il se peut qu’il ne voie jamais le jour. Si vous êtes un PDG et que vous avez soutenu cet accord avec ardeur, vous êtes obligé de vous demander ce qui se passe.

Et ce qui se passe ici c’est qu’un nombre de plus en plus important d’Américains-es ne font plus confiance aux PDGs. L’idée que les retombées positives de cet accord iront aux grandes multinationales américaines, pas nécessairement à la moyenne des travailleurs-euses est répandue. . Les gens savent ça ; ils ne sont pas stupides.

Q. : Que dites –vous de l’énorme appui populaire qu’obtient Bernie Sanders ?

R.R. : La performance de Bernie Sanders est une surprise même pour lui. Je le connais. Il est entré dans la course sans s’attendre à se rendre aux primaires. Je pense qu’il voulait devenir la voix qu’il est devenu, de représenter les profondes préoccupations (de la population) en regard des écarts considérables de pouvoir et de richesse dans la société.

Les temps ont changé. Nous sommes à un point tournant. Nous sommes au point de non retour. Si Bernie Sanders n’avait pas participé à la course, Élizabeth Warren l’aurait fait. Si elle ne l’avait pas fait, quelqu’un d’autre y serait entré. Parce que la demande pour que les politiciens-es s’attachent aux terribles problèmes des écarts sociaux économiques dans notre société est de plus en plus audible.

Q. : Dans votre livre vous parlez de « contre-pouvoir valable » ; le pouvoir syndical a été terriblement affaibli dans ce pays. Où se trouvent donc les forces organisées capables, selon vous, de représenter un potentiel de changement ?

R.R. : Il existe un grand potentiel selon moi. Si nous avions eu cette discussion en 1900, vous m’auriez posé la même question. Il y avait une certaine forme de syndicats mais il n’y avait pas de contre-pouvoir pour autant. En 1900, je vous aurais dit : « Je sens que les temps changent. Il y a William Jennings Bryan [4]et en 1896 il semble y avoir beaucoup de mécontentement dans la population. Ça n’est lié à rien d’organisé encore mais je pense que nous sommes aux portes d’une ère de progressisme majeur ».

Vous m’auriez sans doute regardé avec une bonne dose de scepticisme. Mais Teddy Roosevelt est devenu président et il a permis, autorisé cette montée progressiste. Je pense que ça se reproduira.

Q. : Dans votre livre vous décrivez le basculement que va subir l’économie que vous appelez iEvrething. Il y aura, dites-vous, une poignée de gens qui vont créer toutes sortes d’incroyables produits sans employer personne. Ça fait peur….

R.R. : Bon, vous serez effrayée tant que vous ne vous rendez pas compte qu’il faut que quelque chose change. Et ce n’est pas que l’économie, c’est la politique économique (qui doit changer). Nous faisons les règles, elles doivent changer. Il n’est pas supportable que l’économie permette à une petite poignée de gens de détenir toute la richesse.

Récemment, j’ai rendu visite à un PDG d’une grande entreprise d’électronique. Il était terrifié par les inégalités. Nous avons eu une bonne discussion. C’est un homme très intelligent. Finalement je lui ai demandé ce qui le préoccupait autant. Il m’a répondu qu’il pouvait voir dans quel sens nous nous dirigeons mais qu’il s’inquiétait de savoir qui dans vingt ans pourrait acheter ses produits.

Q. Vous parlez d’un revenu garanti. C’est fabuleux….

R.R. : C’est inévitable….

Q. : Je me demande toutefois quel appui vous avez pour une telle proposition. Est-ce que les gens qui vont vous entendre vous disent que c’est fou ?

R.R. : Bien sûr que l’appui à cette proposition existe. Parce que lorsque vous comprenez la logique qui la sous-tend, ça a du sens. Dans mon livre je commence mon exposé au niveau moléculaire, pour ainsi dire. J’explique l’économie avec l’exemple des blocs de marchés et la construction des blocs capitalistes. Si vous suivez cette logique vous voyez qu’inévitablement elle conduit au revenu minimum garanti.

Q. : Vous expliquez comment 70% des détenteurs de diplômes de Harvard accèdent aux emplois à Wall Street. Cela indique, me semble-t-il, qu’il y a eu un énorme déclin à l’appui d’un mode de vie plus modeste qui favorisait un peu plus d’égalité.

R.R. : Oui ! Mais c’est le problème de la poule et de l’œuf. Parce que les avantages pour avoir atteint le sommet sont immensément plus importants qu’ils ne l’étaient. C’est difficile d’y résister si vous êtes capable de vous permettre la Harvard Business School pour ensuite devenir consultant à Wall Street ou dans une grande firme d’avocats au sommet de la pyramide.

Si vous passez à un emploi de, disons 100,000$ par année c’est une chose. Mais si vous passez à celui de 5 millions par année, ou même à un million par année, vous entrez dans un tout autre univers. J’ai pu voir des jeunes gens de Harvard, Princeton et de l’Ivy League [5] se laisser aller dans ce processus de socialisation et qui ont accédé à la nouvelle aristocratie américaine. Dieu merci, ce n’est pas le cas à Berkeley parce que c’est difficile d’atteindre ce niveau en étant à Berkeley.

Q. : Est-ce le même processus qui prévaut à Washington ?

R.R. : Absolument. C’est séduisant. Les banquiers du secteur de l’investissement s’installent au Département du Trésor, les gros contributeurs (aux partis politiques) se permettent la Chambre de Lincoln en compagnie des collecteurs de fonds. Tous ces gens font amis-amis, jouent au golf ensemble et vous introduisent à leurs propres amis. Vous passez une partie de l’été dans leurs résidences secondaires et graduellement, presque imperceptiblement, cet univers vous séduit, vous en devenez membre. C’est terriblement dangereux.

Vous finissez par voir le reste du monde à travers ce filtre. Vous perdez le contact avec la majorité de la population alors qu’elle est de plus en plus désespérée. Ce n’est pas seulement que le travail soit de plus en plus mal payé, c’est la perte de la sécurité financière (qui importe). Les gens ont peur. Les deux tiers des Américains-es vivent d’un chèque de paye à l’autre. La perspective du plein emploi est en train de disparaître.

(…)

Q. : Est-ce que vous croyez que les centrales syndicales ont eu tort d’endosser des candidatures à la présidence aussi vite dans la course ?

R.R. : Les présidents syndicaux s’empressent toujours d’endosser la direction des Démocrates à chaque campagne électorales en n’exigeant rien en retour. Bill Clinton avait promis une réforme des lois sur le travail ; il n’était pas du tout intéressé à cela. Il a mis en place l’ALÉNA. Les présidents syndicaux étaient furieux. J’ai organisé une rencontre à la Maison Blanche pour qu’ils puissent exprimer leurs griefs. Évidemment, ce bon vieux Clinton les a tous charmés. On en revient à la séduction. Il peut être très difficile, même pour un chef syndical, de résister à être de l’intérieur, de pouvoir participer aux galas de la Maison Blanche.

La même chose s’est produite avec l’administration Obama. Il avait promis une loi sur la liberté de syndicalisation. Et rappelez- vous que ces deux administrations, Clinton et Obama (à ce moment-là) détenaient le contrôle du Congrès. Les syndicats devraient ne donner leur appui à qui que ce soit que quand ils ont des assurances bien concrètes qu’à une date précise, le futur président s’engagera vraiment (à mettre en œuvre telle ou telle disposition de loi).

Q. : Qu’est-ce qui vous rend aussi optimiste ?

R.R. : J’ai fait le tour du pays au cours de la dernière année. J’ai parlé à toutes sortes de groupes de gens : des propriétaires de petites entreprises à Kansas City qui sont inquiets des retombées pour eux de la montée des grands distributeurs dont Amazon ; des petits fermiers au Missouri qui s’organisent pour faire face à la grande agriculture et aux fermes industrielles ; aux membres de la campagne pour le 15$ de salaire minimum qui sont sur leur lancée. J’ai même discuté avec les derniers banquiers régionaux qui tentent de se maintenir dans le marché, malgré toutes les ressources de Wall Street. Tout ce qu’il y a à faire c’est de mettre en lien certaines de ces personnes et vous avez le commencement de quelque chose de significatif.
Peut-être que ça ne sera pas ce que nous voulons ou souhaitons. Mais c’est inévitable. Parce que la situation actuelle n’est plus supportable. Les pauvres et la classe moyenne n’ont plus les moyens d’acheter suffisamment pour maintenir l’économie à flot. Politiquement ce n’est plus supportable non plus ; ça génère des candidats-es anti-establishment à droite comme à gauche. Le parti républicain est en état de guerre civile.

Peut-être qu’Hilary Clinton et Bernie Sanders n’y sont pas encore, mais les forces qui soutiennent Bernie Sanders ne vont pas disparaitre.

Je pense que les Républicains tentent désespérément de se maintenir. C’est pour cela qu’ils font autant de remaniements de la carte électorale (pour qu’elle soit en leur faveur) et qu’ils manoeuvrent autant pour restreindre le vote. Ils sont désespérés face aux changements démographiques dans l’électorat et de constater que le vote traditionnel de droite ne fait plus la différence.
Ça va être très intéressant à observer.


[1Sénatrice représentante démocrate pour le Massachusetts. Elle est avocate, était professeure de droit à Harvard. Elle lutte pour la création d’une agence fédérale de protection des consommateurs. Elle fait parti de l’aile gauche du parti démocrate. N.d.t.

[2Sénateur indépendant mais lié au parti Démocrate. Il représentante le Vermont et est candidat pour l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de cette année. Il se présente comme « socialiste ». N.d.t.

[3Économiste qui a été secrétaire au trésor dans l’administration Clinton. N.d.t.

[4Avocat, membre du parti Démocrate qui a été élu 2 fois à la Chambre des représentants. Il était populiste, pacifiste et libéral. Il a été élu avec un programme défendant la classe ouvrière. N.d.t.

[5Groupe de 8 universités du nord-est des États-Unis. Elles sont les plus anciennes du pays ; 7 sur 8 ont été fondées par les Britanniques, donc avant l’indépendance américaine. Elles sont les plus prestigieuses du pays. Elles représentent l’excellence universitaire et sont intimement liées à l’élite sociale. N.d.t. via Wikipédia.

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