10 août par Omar Aziki , Lucile Daumas , Fatima Zahra
Ainsi, des millions de personnes sont privées des ressources suffisantes pour subvenir à leurs besoins quotidiens élémentaires, ce qui constitue un terrain favorable à une expansion exponentielle du microcrédit. Aussi lorsqu’est apparu dans la région de Ouarzazate, dans le sud-est du Maroc, un mouvement des victimes du microcrédit, Attac Cadtm Maroc a évidemment fait le lien entre la dette publique et cette forme de dette privée et a décidé de soutenir le mouvement.
En avril 2014, Attac Cadtm Maroc a organisé, conjointement avec le mouvement des victimes du microcrédit de Ouarzazate, une caravane africaine de solidarité, qui est allée à la rencontre des emprunteurs et emprunteuses de la région afin de les écouter, leur apporter solidarité, possibilités de se regrouper, de s’organiser face aux multiples problèmes rencontrés avec les institutions de microfinance (IMF).
De cette campagne sont nées de nombreuses interrogations auxquelles nous avons essayé de répondre en réalisant une étude sur le profil des clients de la microfinance, les problèmes liés aux contrats et le rôle du microcrédit dans la relation des institutions financières avec les couches les plus démunies de la population. Nous reprenons ici quelques-unes des conclusions de cette étude |1|.
Les conditions de passation des contrats
Il faut d’abord comprendre que les institutions de microcrédit pratiquent une politique volontariste de démarchage du public ciblé : celui des pauvres. Ainsi, le Fonds Jaida, rattaché à la Caisse de dépôt et de gestion et spécialisé dans le financement des organismes de microfinance au Maroc parle d’enrôlement. L’utilisation de cette terminologie militaire en dit long sur la nature des relations que les IMF tissent avec leurs clients. Comme au temps de la conscription, les IMF envoient leurs rabatteurs sur les places des villes et des villages, dans les souks, ou faire du porte à porte dans les quartiers déshérités. Plus ils ont de clients, mieux ils sont rémunérés, et ce à différents niveaux de la structure. La logique n’est donc pas de répondre à une demande, mais d’attirer la clientèle à tout prix. Cela se fait au détriment des besoins réels des clients et d’une étude approfondie du dossier et des projets de chacun. C’est donc dans un contexte de forte pression que les clients éventuels sont poussés à signer, le plus rapidement possible, le contrat de crédit.
« La logique est d’attirer la clientèle à tout prix, au détriment des besoins réels et d’une étude approfondie du dossier et des projets de chacun. »
Or cette clientèle est particulièrement vulnérable. Offrir de l’argent à des personnes dans leur majorité sans revenus réguliers, en butte à toutes les difficultés pour finir le mois et nourrir des familles nombreuses, analphabètes |2| et pas du tout familiarisées avec le monde de l’administration, de la banque et de la finance, en font des proies faciles pour des agents rémunérés au rendement. Dans ces conditions, des garde-fous devraient être mis en place afin de les protéger contre tout abus. Or c’est le contraire qui se passe et l’inexpérience des clients est mise à profit pour mieux les gruger.
La lisibilité des contrats
La lecture de contrats est particulièrement aride et incompréhensible pour un non-spécialiste. Que dire alors, lorsque la majorité de la clientèle est analphabète ou illettrée |3| ? De surcroît, ces contrats-types sont souvent rédigés en petits caractères, photocopiés à plusieurs reprises, les différentes rubriques ne sont pas toujours renseignées, et quand elles le sont, souvent rédigées à la main, d’une écriture pratiquement illisible.
Les rubriques elles-mêmes peuvent être mal libellées (ainsi des frais de dossiers, peuvent être facturés à différents endroits du contrat, sous différentes appellations ; des frais d’« accompagnement » peuvent aussi être prévus sans que ne soit précisé en quoi l’accompagnement consiste ).
Les taux d’intérêt
L’aspect sans doute le plus scandaleux est l’occultation du taux d’intérêt effectif annuel que devra payer le débiteur. Les IMF se contentent habituellement de signifier le taux d’intérêt et le montant mensuels des remboursements. Cette dissimulation du taux d’intérêt effectif annuel a pour effet de tromper les clients sur les taux d’intérêt réels. Les taux d’intérêts peuvent donc paraître particulièrement bas (1,5 % à 3,5 % mensuel) alors que le taux d’intérêt annuel fluctue entre 30 et 35 %, parfois au-delà, bien au-dessus du taux moyen d’intérêt annuel appliqué dans le secteur bancaire qui fluctue entre 6 et 7 % et du taux plafond fixé par la Banque du Maroc, qui se situe autour de 14 % |4|. C’est donc un véritable taux d’usure qui est imposé aux clients des IMF, qui, rappelons-le, sont des personnes démunies n’ayant de ce fait pas accès aux prêts bancaires courants. On fait donc payer plus cher les pauvres.
Les IMF justifient ces taux par le fait que les prêts étant petits, les frais administratifs sont importants. Or, les frais de dossier sont comptabilisés à part, quand ils ne sont pas facturés en double, voire triple !
Les conditions de remboursement
Par ailleurs, les conditions de remboursement sont proprement aberrantes. En effet, ces microcrédits sont supposés, dans la plupart des cas, financer des activités génératrices de revenus, selon l’expression consacrée. Il faut donc, une fois le prêt accordé, monter le projet, le mettre en route et dégager de quoi vivre au quotidien et rembourser l’organisme de crédit. Cela demande du temps avant de pouvoir dégager des premières entrées d’argent et quelques bénéfices. Or le plus souvent, les remboursements commencent dès le mois suivant l’octroi du crédit |5|. Impossible dans ces conditions de mener à bien le projet. Ainsi, l’enquête menée par Attac Cadtm Maroc dévoile un taux d’échec de plus de 75 % des projets parmi l’échantillon interrogé. C’est alors que commence la spirale du nonpaiement des échéances, et les pratiques de harcèlement de la part des agents des IMF, qui peuvent aller jusqu’à la violence physique ou morale, la saisie de biens, la mise en oeuvre de procédures judiciaires expéditives.
Il faut également mentionner la pratique du prêt dit solidaire qui consiste à faire porter la responsabilité du remboursement non pas sur le seul débiteur, mais sur un groupe de personnes solidaires en cas de non-remboursement d’une personne de ce groupe. Cette pratique ajoute aux pressions exercées par les IMC la pression exercée par tout le groupe, au détriment du lien social et de solidarités qui pouvait s’être tissé entre les personnes d’un même hameau ou d’un même quartier.
Pour faire face, tous les moyens sont alors mis en oeuvre, depuis l’emprunt à des proches, la vente de quelques biens, l’endettement multiple auprès de différentes IMF. Selon notre enquête, moins de 4 % des emprunteurs ont pu rembourser leur prêt avec les ressources obtenues grâce à l’activité financée par cet emprunt.
Quelles résistances ?
Les tribunaux rejettent les plaintes des quelques emprunteurs qui s’aventurent sur ce terrain, forts de dossiers aisément défendables tant il y a de vices de forme et de pratiques délictueuses de la part des IMF. C’est ce qui s’est produit à Ouarzazate lorsque plusieurs victimes de ces institutions, organisées en un mouvement structuré et solidaire, ont voulu porter plainte. En revanche, ce sont les deux leaders du mouvement qui se sont retrouvés au banc des accusés, dans un procès construit de toutes pièces sur des dossiers mal ficelés, contradictoires. Le tribunal de Ouarzazate s’est clairement mis du côté des IMF et il aura fallu plus de trois ans de procédures, de nombreuses mobilisations pour que les deux personnes poursuivies soient finalement acquittées.
Le mouvement des victimes du microcrédit de Ouarzazate, soutenu par Attac Cadtm Maroc, a mobilisé de façon exemplaire les hommes et les femmes – les femmes surtout, qui ont montré une combativité et une détermination impressionnantes – trompées et spoliées par les IMF. Il est parvenu à remettre en cause, tant au niveau du Maroc qu’au plan international, où il a été fortement médiatisé, le discours mystificateur des institutions de la microfinance qui, sous couvert de lutte contre la pauvreté, visent en fait d’autres objectifs, et notamment étendre la bancarisation à l’ensemble de la population, y compris sa fraction la plus pauvre, pour mieux étendre l’emprise des banques et mettre la main sur le peu d’argent dont ils disposent.
La microfinance au Maroc, vers une bancarisation des pauvres
En effet, depuis des années, le FMI et la Banque mondiale se sont donnés pour objectif d’élargir la bancarisation à l’échelle de la planète. Ils se sont même donné une date butoir : 2020. C’est pourquoi, au Maroc comme ailleurs, la réforme du système financier intègre l’élargissement de la sphère des services bancaires pour atteindre la plus grande partie de la population, c’est ce qu’ils appellent l’inclusion financière |6|.
« Les tribunaux se placent systématiquement du côté des IMF, jusqu’à mettre en accusation les victimes plaignantes. »
Pour répondre à cet objectif, l’État a mis en place une série de mesures favorisant le rôle du secteur financier. Accroitre la place du microcrédit constitue l’un des moyens de cette politique. C’est la Banque mondiale, principalement via le CGAP |7|, qui accompagne l’instauration et l’évolution des IMF vers leur inclusion dans la sphère bancaire au Maroc, en assurant une aide technique et financière. Celle-ci concerne la gestion rigoureuse des activités de ces organismes, ainsi qu’un fonctionnement permettant un rendement financier maximal.
Plusieurs amendements ont été apportés à la loi régissant la microfinance au Maroc. Depuis 2007, les IMF peuvent proposer des contrats d’assurance ; depuis 2012, elles peuvent se transformer en banques ou bien devenir actionnaires de banques. Dans la même logique, Bank Al Maghrib a rectifié en janvier 2015 la loi bancaire, en plaçant ces institutions sous son contrôle comme les autres institutions bancaires. Dans l’une de ses recommandations destinées au Maroc, le CGAP insiste sur les mesures permettant cette transition. L’un des obstacles réside dans le fait que les IMF sont aujourd’hui habilitées à pratiquer des taux d’intérêt bien supérieurs à ceux en vigueur dans les banques et au taux maximum fixé par la Banque centrale. Le CGAP s’engage à assurer la réussite des stratégies permettant de lever cet obstacle.
L’inclusion financière des pauvres, un moyen pour s’enrichir
L’implication des banques privées dans le financement des IMF, n’est pas chose nouvelle. Au-delà des dons et du financement fourni par des organismes publics nationaux et internationaux, les banques représentaient 80 % de financement des IMF en 2012, et cela était déjà le cas à l’origine des IMF |8|. Dans son rapport annuel 1998, la fondation Zakoura |9| écrivait que 75 % de son capital consacré aux microcrédits était financé par le secteur bancaire. L’investissement des banques privées dans la microfinance au Maroc montre la rentabilité escomptée sur ce marché : d’une part, la population potentiellement concernée est estimée à un million de clients ; d’autre part, le secteur est hautement lucratif : depuis leur création, les organismes de microfinance ont distribué environ 50 milliards de dirhams |10|, dont la majeure partie était destinée aux microcrédits. Si on applique le taux d’intérêt moyen de 33 % qui est celui pratiqué par les IMF, les clients ont dû payer environ 67 milliards de dirhams (capital+ intérêt).
Ainsi donc, le secteur financier utilise les IMF pour atteindre la plus grande majorité de la population, y compris les plus pauvres et pouvoir ainsi avoir une mainmise sur l’ensemble de la population. Les institutions financières internationales présentent cela comme une forme de lutte contre la pauvreté, pauvreté qu’elles ont largement contribué à aggraver par leurs plans d’ajustement structurel et les différentes réformes du secteur financier qu’elles ont promues dans l’ensemble des pays du Sud. Mais, dans la pratique, la bancarisation des pauvres ne vise pas la satisfaction de leurs besoins, en leur accordant des services financiers. Bien au contraire, la précarité devient un marché attractif pour les investisseurs et parfaitement lucratif. Le microcrédit constitue donc un nouvel outil de transfert des richesses des pauvres vers les riches.
Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète
Notes
|1| Cette étude est aujourd’hui disponible en arabe, نظام القروض الصغرى، فقراء يمولون أغنياء . La version en français est en cours de préparation.
|2| Il n’y a pas de statistiques officielles à ce sujet, mais différentes études partielles, réalisées par les IMC, la FNAM, ou celle réalisée par Attac Maroc convergent pour dessiner un même profil des clients de la microfinance.
|3| Dans l’échantillon de l’étude réalisée par Attac Maroc, le pourcentage d’analphabètes dépasse les 57 % et s’élève à 67 % chez les femmes.
|4| Selon la Banque centrale « Bank Al-Maghrib » le taux d’intérêt maximum jusqu’au 31 mars 2016 est de 14,38 %.
|5| Voir à ce sujet l’expérience argentine décrite dans ce même numéro
|6| Selon les résultats d’une étude de la Bank Al Maghrib (BAM) en collaboration avec la Banque mondiale sur l’inclusion financière, le taux de bancarisation au Maroc a atteint 62 % au terme du premier semestre 2014. http://www.challenge.ma/bank-al-mag...
|7| Groupe consultatif pour l’assistance aux plus pauvres, institution créée par la Banque mondiale.
|8| FNAM, Le livre blanc du microcrédit au Maroc, 2012
|9| La Fondation Zakoura, est une IMF fondée en 1997, qui a fusionné avec une autre association de microcrédit , à cause d’une crise des impayés, voir : http://moroccomicrofinanceblog.blog...
|10| http://www.cm6-microfinance.ma/uplo...
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