Tiré du blogue de Christine Delphy.
Dworkin a rédigé la Préface que publie aujourd’hui NQF huit ans après la première publication d’Intercourse, pour dissiper les calomnies diffusées sur un texte que presque personne n’avait eu l’occasion de lire aux États-Unis. Cette présentation du livre donne la mesure de l’audace de l’autrice, revendiquant son traitement de textes masculins pour révéler leurs outrances en leurs propres mots, qu’il s’agisse de grands maîtres ou d’auteurs moins cotés : « La voix de chaque auteur est intégrée à la construction même du livre », écrit Dworkin. « Je me sers de Tolstoï, Kôbô Abé, James Baldwin, Tennessee Williams, Isaac Bashevis Singer et Flaubert, non comme autorités mais comme exemples. Je les utilise ; je les entaille et les dissèque pour les exposer ; mais l’autorité fondatrice du livre, celle qui sous-tend chacun de ses choix, est la mienne. En termes formels, Intercourse est donc arrogant, froid et dénué de remords. Ce n’est pas moi, la fille, que vous allez examiner, mais eux. J’ai créé avec Intercourse un univers intellectuel et imaginatif où vous pouvez les observer. »
Dworkin est relativement peu connue en Europe francophone, contrairement à d’autres écrivaines encadrées par les pouvoirs de l’université et de la grande presse. Sa praxis a très tôt été celle d’une journaliste militante indépendante et d’une oratrice fougueuse, vivant de sa plume et de conférences livrées sans texte lors de manifestations, d’assemblées populaires et de congrès, à la manière de Louise Michel et Victoria Woodhull. Aujourd’hui encore, des femmes étudient ses textes dans des clubs de lecture, ses aphorismes sont omniprésents sur internet, et plusieurs sites du web rediffusent ses intuitions fulgurantes.
Après un travail pionnier des Éditions Sisyphe en 2007, plusieurs discours de Dworkin viennent d’être adaptés en français par la Collective franco-québécoise Tradfem sous le titre Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas (Remue-ménage/Syllepse, 2017). Et, il y a six ans, Les femmes de droite (Remue-ménage, 2012), une série d’articles publiés dans une grande revue féministe américaine, l’a fait découvrir au public francophone européen.
Pasionaria
Préfigurant le mouvement #MeToo, Dworkin était avant tout portée par la parole et la confiance des femmes. Constamment abordée lors de ses tournées par des étrangères, elle écoutait leurs confidences et répercutait leur vécu avec passion et lucidité, dénonçant une oppression systémique qui allait bien au-delà des seules violences physiques. Loin de s’en tenir à décrire la condition des femmes, elle interpellait aussi les hommes, leurs choix, leurs alibis, leur marasme. Coïts témoigne d’une lecture réaliste du patriarcat et constitue, pour cette raison, une ressource cruciale pour des études de genre qui dépasseraient la protection du pouvoir masculin au nom de ses apparentes variantes.
Malgré les ovations de ses auditoires tout au long de sa carrière, le météore Dworkin s’est heurté dès son premier livre à une résistance obstinée du monde de l’édition. Car l’industrie de l’exploitation sexuelle (pornographie et bientôt prostitution, avec la manne financière de ses petites annonces) devenait un partenaire social profitable, et les grands éditeurs américains se sont vite opposés à la moindre critique ou contestation politique de ce système, au nom de la « liberté d’expression » ! Après avoir tenté de mettre en œuvre, avec Catharine A. MacKinnon, une procédure de recours civil pour les victimes d’agressions liées à la pornographie, Dworkin a été diabolisée par les revues pornos et les magnats de la presse libérale. Ainsi, malgré ses immenses qualités, Intercourse a d’abord dû paraître au Royaume-Uni, rejeté par l’édition américaine. Aujourd’hui où l’essentialisme refait surface en Occident à la faveur de l’idéologie transgenriste, avec ses cerveaux « féminin » et « masculin », un tel texte sur les rapports de sexe semble particulièrement opportun.
Traduire Intercourse s’est avéré un casse-tête pour rendre compte d’un concept comme celui de privacy (intimité/intégrité) et des changements de registre de l’autrice, qui parle à la fois d’« intercourse » (coït, commerce sexuel) et des déclinaisons du verbe « to fuck ». Si le mot « coït » est de la même eau qu’intercourse, c’est l’usage transitif du verbe « baiser » qui reflète le mieux le rapport de pouvoir résumé par les mots fuck et fucking.
Forte d’un vécu militant et d’une critique des lacunes de la nouvelle gauche, Dworkin ose sonder dans Coïts la force d’une oppression portée jusque dans le corps de l’opprimée, le sens d’un orgasme féminin dicté comme une reddition politique. Sa démarche matérialiste et déconstructiviste, opposée au mythe d’une violence sexuelle « naturelle » aux hommes, lui a pourtant valu des accusations calomnieuses d’essentialisme ; dérive qu’elle avait été l’une des premières à dénoncer (1)
Dworkin est morte en plein travail il y a treize ans, mais ses œuvres demeurent une boussole pour une démarche libératrice. Elle a osé poser des questions difficiles, angoissantes, auxquelles elle reconnaissait ne pas avoir de réponse finale – peut-être parce que cette réponse tient d’abord à l’issue de la lutte où elle a guidé le mouvement de libération des femmes. Germaine Greer a salué Intercourse comme « le livre le plus choquant jamais écrit par une féministe ».
Cette démarche de lèse-virilité est peut-être en même temps la plus optimiste quant à notre avenir commun.
Les œuvres complètes de Dworkin figurent en version originale et en accès libre au https://radfem.org/dworkin.
Note
(1) Dans « La notion de supériorité biologique : un argument dangereux et meurtrier », in Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas (Remue-ménage/Syllepse, 2017).
Martin Dufresne
Coïts
Traduction de Intercourse par Martin Dufresne
En librairie le 9 avril 2019
ISBN : 978-2-89091-669-2
2019
248 pages
Publié précédemment dans le volume 37, n°1 de Nouvelles Questions féministes sous le titre : « Dworkin aujourd’hui. A propos de sa préface à Intercourse (Coïts) »
Un message, un commentaire ?