Tiré de Orient XXI.
Il fait 38° à l’ombre. Nous sommes dans une exploitation agricole dans la région d’Ouled Ziane, à 30 km de Casablanca. Dans cette plaine fertile, certains agriculteurs, pressés de céder leurs terres à des promoteurs immobiliers, font de la résistance à l’invasion du béton. Abdelatif, 68 ans, fait partie des rares paysans qui refusent l’argent proposé par les promoteurs et leurs intermédiaires, mais l’hécatombe de deux saisons agricoles sèches amplifiée par la crise sanitaire de la Covid-19 ont failli lui faire changer d’avis. « Les temps sont durs. Le petit agriculteur a tout perdu cette année », se plaint ce sexagénaire.
Pour mesurer l’ampleur de la crise, il suffit de savoir que la valeur ajoutée agricole a reculé de 7 % en 2020 et la campagne céréalière nationale a plongé à 32 millions de quintaux (Mqt) contre 70 Mqt pour une bonne saison agricole. Aujourd’hui, Abdelatif est obligé de travailler comme journalier agricole au sein de cette vaste exploitation en échange de quatre sacs de blé de 50 kg, bouffée d’oxygène pour ce paysan paupérisé.
À l’opposé Hicham, 42 ans, gestionnaire de l’exploitation, a réussi à tenir ces deux dernières années grâce à la diversification de son activité. « En plus des cultures céréalières, je dispose d’une activité d’élevage caprin et ovin dédiée à l’Aïd El-Kebir et d’une activité d’engraissage dédiée à mon magasin de boucherie. Malgré les moyens dont je dispose, les charges sont très lourdes. Pour la petite agriculture, je n’en parle même pas », explique-t-il.
Près de 40% de la population est rurale
La pandémie a fait passer au second plan une des pires années de sécheresse de la décennie. Faute de soutien public efficace et équitable, le monde rural a fait preuve de sa résilience habituelle pour surmonter cette crise. « Dans le rural, la population connait déjà la vulnérabilité. Elle fait face chaque année à la dureté du climat et aux aléas de l’économie de marché », analyse Zakaria Kadiri, sociologue à l’université Hassan II de Casablanca et spécialiste du monde rural. À la campagne, les ruraux craignent davantage le virus de la misère que celui de la Covid-19. Le monde rural représente 39,7 % de la population marocaine, soit 13,4 millions d’habitants. Dans les années 1960, la population rurale recule face à l’urbanisation, mais elle se stabilise dès les années 1990. « Le rural n’est pas un monde social à part, il fait partie de la société dans sa globalité. Dans les oasis ou dans les plaines, tout le monde a été pris par surprise. Surtout par rapport aux restrictions de déplacements », poursuit le sociologue Zakaria Kadiri.
Pour Mohamed Mahdi, socio-anthropologue, les différences avec l’urbain s’observent dans le vécu du confinement. Cet universitaire décrit le quotidien d’un village durant cette période : « Les ruraux ont été confinés dans leurs douars et non pas dans l’enceinte de leurs maisons ; ils ont le privilège du grand espace et ont échappé au contrôle de la circulation, impossible à exercer par les autorités dans les contrées éloignées, enclavées comme le sont la plupart des douars. Le confinement n’a pas suspendu l’activité agricole, ni même l’activité sociale. »
Des inégalités persistantes
Entre plaines et montagnes, entre populations sédentaires et nomades, la situation du monde rural est contrastée. Mais elle demeure dominée dans l’ensemble par la pauvreté et les inégalités criantes en termes d’accès aux ressources, terres et eau.
En dépit de quelques progrès depuis l’accession du roi Mohamed VI au trône en 1999, le monde rural demeure faiblement équipé en infrastructures publiques de qualité (santé, éducation, eau, électricité et assainissement), comme le confirme un récent rapport de la Commission royale pour un nouveau modèle de développement. Deux chiffres résument cette situation d’inégalité. La part des personnes à faible revenu est de 12,7 % au Maroc ; 6,8 % d’entre eux se trouvent en milieu urbain et 22,9 % en milieu rural. Le royaume compte 4,5 millions de personnes pauvres dont les deux tiers (66,4 %) résident en milieu rural.
Une autre caractéristique de la campagne marocaine est la persistance des inégalités structurelles liées au statut des terres. Ainsi, en milieu rural, les 20 % les plus aisés ont un revenu annuel moyen par tête de 40 700 dirhams marocains (DH) (3 800 euros) et détiennent plus de la moitié du revenu total (52,3 %), alors qu’il n’est, pour les 20 % les moins aisés que de 4 900 DH (460 euros) par personne, selon le Haut-Commissariat au plan (HCP). Dans cet océan de misère et d’inégalité, la campagne marocaine est une terre d’enrichissement pour la grande agriculture destinée principalement à l’exportation. Durant la pandémie, ce secteur a fonctionné à plein régime.
Travailleurs agricoles, les grands perdants
Cap sur la plaine du Souss, au sud du Maroc. El Houcine Boulberj est secrétaire général adjoint de la Fédération nationale du secteur agricole (FNSA), premier syndicat agricole du pays. Ce syndicaliste fait le bilan de la Covid-19 : « L’activité n’a jamais cessé. En plein confinement, les unités ont répondu à la demande du marché local et ensuite à l’export », détaille-t-il dans un entretien téléphonique. Pendant toute la crise, le monde rural a continué de fournir en aliments frais le reste du pays. « Il y avait une dichotomie entre sécurité alimentaire et sécurité sanitaire », souligne le sociologue Zakaria Kadiri.
Mais les grands perdants ont été les ouvriers agricoles. « Sans protection suffisante, les ouvriers ont été exposés au virus. Ce qui explique la multiplication des clusters à Lalla Mimouna dans le Gharb et ensuite dans la région du Souss. Le patronat agricole n’a rien fait pour protéger les travailleurs du secteur », dénonce le secrétaire général adjoint de la FNSA. Et selon ce syndicat, 1700 ouvriers ont été licenciés durant cette période, pourtant florissante pour l’agrobusiness.
À l’opposé, dans les oasis du sud-est, la main d’œuvre était quasiment introuvable. Les ruraux ont pu compter — une fois n’est pas coutume — sur leurs enfants travailleurs migrants de retour auprès de leurs familles après la fermeture des activités économiques dans les grands centres urbains (Casablanca, Marrakech et Agadir).
Pour le socio-anthropologue Mohamed Mahdi, la pandémie a mis en avant la situation de dépendance du monde rural « pour s’approvisionner et même pour se nourrir, commercer et travailler ».
L’école débranchée
Partant de ses observations réalisées dans son village d’origine de Tigouliane (500 km au sud de Casablanca) et s’appuyant sur d’autres études sociologiques récentes, Mohamed Mahdi constate d’entrée de jeu que « le monde rural a beaucoup souffert du confinement ». Il analyse quatre domaines en souffrance en raison de la pandémie : les circuits commerciaux, les circuits productifs, les revenus des ménages et la situation du système éducatif durant cette période d’un an et demi.
Dans le cas des circuits commerciaux, les autorités marocaines avaient décidé entre mars et juillet 2020 la fermeture des souks hebdomadaires dans le rural. Cela a eu un impact sur le quotidien et les revenus des paysans. À cause de ces fermetures, les agriculteurs et éleveurs ont été pris à la gorge par les intermédiaires. « Ils venaient chez nous pour acheter le bétail à moitié prix surtout en cette année de sécheresse, et nous n’avions pas le choix durant le confinement », témoigne Aziz, petit éleveur dans la région d’Ouled Ziane.
« Les limitations apportées aux activités de transport et la fermeture des frontières ont rendu la commercialisation des produits agricoles très problématique », note Mahdi. Ce professeur à l’École nationale d’agriculture de Meknès donne l’exemple de la commercialisation de la pastèque dans la vallée du Drâa où des producteurs étaient sous le joug des spéculateurs. L’absence de circuits courts de commercialisation a pénalisé les agriculteurs.
La deuxième observation concerne la situation de l’emploi rural. « Le confinement a mis fin à la mobilité des ruraux vers les petites villes et les centres proches où ils pouvaient être embauchés comme journaliers agricoles », observe Mahdi. Ce que confirme le syndicat des travailleurs agricoles. Plus de 3 000 ouvriers agricoles ont perdu leur emploi, car ils ne pouvaient plus se déplacer entre leurs villes de résidence et les champs agricoles, durant le confinement « Ces ouvriers n’ont jamais reçu d’indemnités de perte d’emploi », déplore avec amertume Boulberj de la FNSA.
La troisième conséquence de la Covid-19 a été le retour des travailleurs migrants à leurs villages d’origine. Ceci a eu pour effet une baisse des revenus des ménages. « Les familles ont été privées des transferts qu’elles recevaient des membres de la famille vivant dans des villes », poursuit Mahdi. Le retour chaotique des ouvriers depuis les villes au moment de l’Aïd El-Kébir en juillet 2020 a contribué à démultiplier le taux de contagion dans certaines zones. Cette année, les ruraux appréhendent le retour de leurs proches en juillet prochain, mais ne peuvent faire l’impasse sur cette fête importante économiquement et symboliquement.
Enfin, le système éducatif dans le rural a beaucoup pâti du confinement et du recours à l’enseignement à distance dans des zones sous-équipées. « La scolarité des enfants dans les écoles rurales demeure le principal point noir. En l’absence de réseau internet, de smartphone ou même d’argent pour se payer une recharge d’internet, la grande majorité des enfants n’ont pas pu suivre les leçons », précise Mahdi.
Et de conclure : « Durant la crise sanitaire, les fragilités et vulnérabilités se sont plutôt amplifiées, devenues plus visibles. Au vu de ces difficultés, les ruraux basculent très vite de la précarité vers la pauvreté ».
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