La réponse n’est pas simple, ni univoque. Le Musée national des beaux-arts de Québec (MNBAQ) faisait face à un défi de taille lorsqu’il a pris la décision d’exposer Picasso, et je sympathise avec les commissaires et les travailleuses et travailleurs de ce musée. Cependant, une réflexion par et pour les femmes doit être faite, encore plus en ce moment où on est en train de nous tuer parce qu’on est des femmes. À l’heure où j’écris ces lignes, on compte le treizième féminicide (treizième !) au Québec au cours de cette année, qui n’en est qu’à sa première moitié.
Lors de l’exposition de Frida Kahlo, le MNBAQ annonçait que Picasso serait programmé prochainement et je me demandais déjà comment il allait aborder l’homme, la figure et l’artiste. Est-ce qu’il allait exposer ses œuvres dans une perspective de genre ? Allait-il s’inspirer de Madrid où, par exemple, l’exposition s’est concentrée à montrer comment une de ses épouses, Olga, d’abord représentée comme sa muse, était ensuite dépeinte comme un monstre ? Allait-on sublimer l’œuvre de Picasso et passer sous silence ses atrocités envers les femmes ? Il fut un grand peintre, certes, mais il traitait ses conjointes et ses amantes de façon infâme et sans pitié.
Sa première épouse fut la ballerine Olga Khokhlova, une Russe aristocrate qui abandonna sa carrière au sommet pour se marier avec lui. Au début de leur relation, Picasso la représentait comme une femme belle, mais à mesure qu’il brimait leur relation intime et qu’il dévoilait sa vraie nature violente, il commença à la représenter comme un monstre aux seins tombés et à la grimace agressive. Il la qualifiait de « folle » lorsqu’elle faisait des crises de jalousie face à ses nombreuses infidélités. Ensemble, le couple eut un enfant, Paolo, que Picasso a méprisé et utilisé comme son chauffeur. Paulo est décédé à 54 ans, fortement alcoolisé et dans une profonde dépression.
Après sa séparation d’avec Olga, Picasso a eu d’autres relations, dont la plus significative fut celle avec la jeune Marie-Thérèse Walter, qu’il commença à fréquenter alors qu’elle avait seulement 17 ans, et lui 45. Ensemble, ils eurent une enfant, Maya, dont il ne s’occupa jamais. Leur relation fut aussi marquée par les violences, et après leur rupture, Marie-Thérèse a transité par plusieurs hôpitaux psychiatriques. Elle était souvent représentée par Picasso comme une femme triste et larmoyante. Marie-Thérèse se suicida.
Lorsqu’il fait la connaissance de Dora Maar, une photographe surréaliste de succès, Picasso était encore avec Thérèse. Il a souvent représenté Dora Maar comme une femme qui pleurait, parce que selon lui, « Dora sera toujours pour moi la femme qui pleure… les femmes sont des machines à souffrir ». Il l’obligea à abandonner la photographie dans laquelle elle excellait, et il la battait violemment jusqu’à la laisser inconsciente par terre. Après une rupture traumatique, Dora Maar transita aussi par plusieurs institutions psychiatriques, pour finir seule, coupée du reste du monde dans son appartement jusqu’à sa mort.
Quand Picasso connut Françoise Gilot (encore vivante actuellement), peintre elle aussi, il était avec Dora Maar. Françoise avait 21 ans, et lui 61. Ensemble, ils eurent deux enfants, Paloma et Claude, qui dirige aujourd’hui la Fondation Picasso et gère son héritage. Après une dizaine d’années, lassée de son tempérament tyrannique et de ses nombreuses infidélités, Françoise abandonna Picasso et le quitta avec les deux enfants. À la suite de leur séparation, Picasso essaya de boycotter le travail de Françoise pour que ses œuvres ne fassent pas partie d’autres expositions.
On dit que Françoise fut la seule femme de la vie de Picasso qui l’abandonna et qui lui survécut, car la plupart ont connu une fin tragique : Dora Maar y a laissé sa santé mentale ; Marie-Thérèse Walter s’est suicidée, tout comme Jacqueline Roque, sa deuxième épouse.
Bien que le MNBAQ se positionne dès le départ en le présentant comme un artiste à l’éthique discutable, dont les « comportements étaient hautement répréhensibles », le guide audio de l’exposition ainsi que les informations présentées ne vont pas, à mon avis, à la racine de la question. On contextualise sa misogynie et sa violence qu’il faudrait situer dans le passé, dans une société jadis patriarcale. Or c’est ici justement, lors de ma visite à cette exposition, que j’ai eu mon premier malaise : le patriarcat, ainsi que d’autres formes d’oppression comme le racisme, sont bien présents de nos jours et dans notre société. Ensuite, un pan de mur nous présente les portraits des femmes qui ont entretenu des relations avec l’artiste et qui ont inspiré son œuvre. Deuxième malaise : on nous dit que Dora Maar abandonna la photographie et commença à peindre, mais pas que c’est Picasso qui l’obligea à abandonner sa passion. Quelques femmes de sa vie se sont suicidées comme… par hasard, alors que rien n’est dit sur les effets post-traumatiques chez ces femmes qui vécurent dans une relation extrêmement violente avec lui. Je ne regrette pas la décision de m’être pointée au MNBAQ avec mon t-shirt personnalisé pour l’occasion : inspirée par l’écrivaine et activiste féministe Maria Llopis, j’y avais fait inscrire « Dora Maar présente ». À peine quelques jours auparavant, l’artiste et professeure Maria Llopis s’était rendue avec six de ses étudiantes au Musée Picasso de Barcelone, portant des t-shirts avec de telles inscriptions pour faire une action silencieuse à propos de « ce qui s’est réellement passé ».
Faut-il séparer l’œuvre de l’artiste ?
L’œuvre de n’importe quel artiste reflète non seulement son époque, mais aussi son idéologie et son vécu. L’œuvre est donc inexorablement liée à l’artiste, et si les œuvres de Picasso sont si cotées aujourd’hui, c’est parce que c’est Picasso, et pas quelqu’un d’autre, comme Hannah Gadsby argumente dans son poignant stand-up « Nanette », disponible sur Netflix. Le marché ne sépare pas l’artiste de son œuvre, pourquoi devrions-nous le faire pour pouvoir profiter des œuvres ? Quel·les artistes décidons-nous d’encourager ? Pourquoi la valeur marchande des œuvres d’artistes masculins violents envers les femmes n’est pas affectée ? Pensons non seulement à Picasso, mais aussi à Modigliani ou à Carl André (qui a défenestré l’artiste cubaine Ana Mendieta), dont la cote sur le marché demeure intacte. Plus encore, pourquoi connaissons-nous à peine l’œuvre inspirante de Dora Maar ou de Jacqueline Roque, des artistes magnifiques elles aussi ? Pourquoi continue-t-on de glorifier des hommes violents dans une sorte d’aveuglement collectif ? Voilà des questions qui demeurent sans réponse et auxquelles on devrait sans doute réfléchir collectivement.
Le MNBAQ a décidé d’exposer l’œuvre d’un artiste très reconnu, mais aussi extrêmement violent. C’est très bien, parce que je ne suis pas sûre que la culture de l’annulation (cancel culture) ait des effets positifs. Néanmoins, si l’on veut penser nos musées comme des espaces sécuritaires pour nous toutes, on doit être capables de réviser le sens de certaines œuvres de façon historique et critique. Nous devons réclamer une relecture dépatriarcalisante des œuvres exposées et des expositions temporaires comme celle de Picasso.
Personnellement, j’apprécie l’effort que les commissaires ont fait pour qu’on digère cette exposition, avec des mises en garde et quelques mentions ici et là à propos de ses comportements violents. On a voulu ouvrir un dialogue en jumelant Picasso avec une exposition sur la diversité corporelle qui présente, entre autres, des artistes d’ici et des activistes contre la grossophobie comme l’éloquent Mickäel Bergeron, Sara Hini et Cassandra Cacheiro (The Womanhood Project), Maude Bergeron (Les folies passagères), Fred Laforge, Alain Benoît et Chason Yeboah. Certes, comme ces artistes, Picasso a déformé le corps de façon audacieuse, mais n’oublions pas que certaines de ses œuvres ridiculisaient précisément le corps de ses amantes, et même de son fils aîné. Peut-on vraiment établir un dialogue entre l’œuvre de Picasso et celle des artistes féministes qui questionnent la normativité des corps dans la salle voisine ? Pourquoi ai-je l’impression que cette dernière exposition qui, à mon avis, détient une entité propre et mériterait une place seulement à elle, a été programmée dans le seul but de « blanchir » celle de Picasso ? Je quitte le musée avec toutes ces questions en tête, et je me dis que peut-être, oui, j’ai finalement établi un dialogue en moi-même, et j’essaie de mettre de l’ordre dans mes idées et dans toutes ces émotions qui m’habitent encore aujourd’hui.
Comment dépatriarcaliser nos musées ?
Je suis d’avis que les musées, ainsi que les arts en général, sont là pour rendre notre vie meilleure, et qu’ils ont aussi un rôle important à jouer dans nos sociétés. Cependant, nous devons critiquer l’androcentrisme dans les musées et dans les arts en général. Ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas assez de femmes artistes, on peut en nommer sans difficulté tout au long de l’histoire de l’art : sous-financées dès les 16e et 17e siècle (Clara Peeters, Sofonisba Anguissola) ; ignorées parce qu’elles ne pouvaient pas signer avec leur nom de femme à l’époque et que leur œuvre a donc été injustement attribuée à d’autres hommes ; silenciées (Dora Maar, Hildegarda de Bingen, Judith Leyster, etc.) ; oubliées et récupérées plus tard (Artemisia Gentileschi, Luisa Roldán, Elisabeth Vigée Le Brun, etc.) ; à l’ombre de leur conjoint-artiste (Françoise Gilot, Florine Stettheimer, épouse du consacré Pollock, etc.) ; directement assassinées comme l’artiste cubaine Ana Mendieta qui fut défenestrée par son conjoint-artiste Carl André. Et tant d’autres femmes artistes (aussi autochtones comme Kenojuak Ashevak, Ellen Gabriel, etc.) qui ne sortent pas dans les livres d’histoire, à l’exception des rares qui sont consacrées comme Frida Kahlo, Tamara de Lempicka et Camille Claudel.
Ainsi, un musée traversé par le féminisme devrait questionner son androcentrisme et acquérir plus d’œuvres de femmes et d’artistes issu·e·s de la diversité de toute sorte. Mais au-delà de la question quantitative, on doit aussi questionner le fonctionnement interne : est-ce que les personnes qui prennent les décisions sont issues de la diversité culturelle et de genre ? Est-ce qu’il s’agit plutôt d’hommes ? Cette question est fondamentale pour viser la récupération, la démasculinisation des musées et la représentativité réelle de la diversité culturelle, sexuelle et de genre, mais aussi pour la recherche d’œuvres et d’artistes ignorées et la contextualisation historique des œuvres. C’est seulement avec ce genre de propositions que nous pourrons nous défaire de la glorification des artistes-mâles-demi-dieux qui n’ont jamais aimé les femmes, et faire de nos musées des espaces sécuritaires pour nous toutes.
Sources :
Campos, Prado, 2017. “Ellas, las mujeres que fueron borradas de los libros de Historia del Arte”. El Confidencial. Publié le 2 octobre 2017 : https://www.elconfidencial.com/cultura/2017-10-02/mujeres-artistas-olvidadas-arte-silenciadas_1450809/
Lanot, Lise, 2021. « Une manifestation dénonce les agissements de Picasso envers les femmes ». Kobini Arts. Publié le 15 juin 2021 sur Internet : https://arts.konbini.com/peinture/une-manifestation-denonce-les-agissements-de-picasso-envers-les-femmes
Rédaction CN, 2020. “Dos esposas suicidadas y amantes con depresión : el lado oscuro de Picasso”. Publié le 15 juillet 2020 sur Internet : https://www.codigonuevo.com/feminismo/esposas-suicidadas-amantes-depresion-oscuro-picasso
Requena Aguilar, Ana, 2021. “Cómo hacer feminista un museo : más mujeres, más contexto, más preguntas”, El Diario. Publié le 18 juin 2021 : https://www.eldiario.es/cultura/feminista-museo-mujeres-contexto-preguntas_1_8047235.html
Rown, Mick, 2021. « La única mujer que consiguió huir de Picasso”, XLSemanal. Disponible en ligne : https://www.xlsemanal.com/personajes/20181025/picasso-amante-musa-mujeres-francoise-gilot.html
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