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Au cours de ces années d’indépendance, la classe des grands capitalistes est la seule qui ait développé une conscience de classe, la seule qui, dans le cadre d’un régime monocratique, a pu mettre au premier plan ses intérêts et dicter une politique qui lui est favorable. Les couches les plus larges de la société, quant à elles, sont divisées sous le poids de l’exploitation et de la pauvreté ; elles n’ont aucune forme d’association qui les organise et ne bénéficient d’aucune représentation politique. Aucun parti ni aucune organisation ne défend leurs intérêts. Durant les trente années d’indépendance, la doctrine libérale n’a jamais été remise en question dans le conflit entre la majorité politique et son opposition.
Les corps intermédiaires de la société sont eux aussi d’obédience libérale. L’écrasante majorité de la société civile est financée par les fonds du capitalisme occidental : elle en est, par conséquent, idéologiquement dépendante et est devenue l’avant-garde de ses intérêts en Arménie. En font partie, également, une large part d’organisations et de personnalités qui portent des discours que l’on qualifie « de gauche ». Eux non plus n’expriment pas les intérêts socio-économiques des couches les plus larges de la population arménienne et instrumentalisent, au contraire, les injustices qui sévissent dans le pays en échange de fonds de subvention étrangers.
Le rapport des forces entre classes est donc particulièrement déséquilibré et il existe une profonde fracture entre les masses et la classe dirigeante. C’est dans ce contexte qu’en 2018, s’appuyant sur une colère sociale accumulée depuis près de trente ans, que sous le nom de « révolution » s’organisa l’arrivée au pouvoir de forces politiques radicalement libérales, garantes des intérêts de la mondialisation capitaliste et qui plongèrent le pays dans une guerre catastrophique ayant pour effet l’écroulement de l’État d’Artsakh et la mise en danger de la souveraineté de l’Arménie.
Ainsi, le peuple d’Arménie est-il politiquement orphelin. Orphelin et sans autre alternative que d’être livré aux mains des forces politiques libérales. Notre initiative a pour ambition de tracer les premiers rayons de cette alternative. Nous sommes convaincu.e.s que le principe de justice et la fin de l’exploitation de l’humain par l’humain est la condition nécessaire pour la formation d’une société solidaire et créative.
L’autre défi central qui s’impose au peuple arménien est la question de l’Artsakh. Nous pensons qu’il est indispensable de penser cette question en la replaçant dans sa perspective historique, c’est-à-dire depuis le génocide des Arméniens dans l’Empire ottoman jusqu’au nettoyage ethnique organisé actuellement par la Turquie et son satellite l’Azerbaïdjan, dans la continuité de la politique ottomane.
Dans ce contexte, le choix pour les Artsakhiotes de l’indépendance ou du rattachement à l’Arménie, est d’une importance vitale pour eux. Nous affirmons que le droit à l’auto- détermination des peuples (ou de tout autre type de communauté) ne peut être subordonné aux aspirations expansionnistes d’un autre pays qui, dans le monde contemporain, est appelé « principe d’intégrité territorial ».
Le point de vue de gauche internationaliste attache de l’importance à l’identité nationale (singularité, particularité culturelles) sans laquelle les autres identités collectives (de classe, de genre, et d’autres) ne peuvent pas être pensées. Pour nous, Arménien.ne.s, cette question nous tient particulièrement à cœur, car il est complexe de définir l’identité de millions d’Arménien.ne.s d’Arménie et de la diaspora dont les histoires produisent une multiplicité, des subjectivités collectives très différentes. Seule une perspective de gauche internationaliste peut créer un espace d’entente qui permette de rassembler toutes ces singularités et, ce qui est capital, de passer d’une des identités ethniques, culturelles, à une identité politique.
Le développement et la conscience des identités nationales et ethniques n’est pas seulement une richesse de plus pour l’humanité, mais également l’un des maillons de la résistance contre l’uniformisation des cultures et des modes de pensée propre à la globalisation capitaliste et au consumérisme vorace qui caractérise ce dernier.
L’identité politique arménienne est le fruit d’une histoire multiséculaire de résistance et de quête de justice ; ce faisant, la patrie des Arménien.ne.s doit, elle aussi ,être ancrée dans un ordre social juste et égalitaire, telle qu’une société socialiste peut le produire. Notre collectif se donne pour objectif de réaliser une articulation idéologique entre le combat pour l’auto-détermination de l’Artsakh et l’édification d’une société socialiste en Arménie, et, par-là, de se solidariser et prendre part aux mouvements de gauche (socialistes, anticapitalistes…) pour l’émancipation des peuples opprimés
À PROPOS DE NOUS
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Les 44 jours de la guerre d’Artsakh en automne 2020 n’ont pas seulement débouché sur la défaite de l’Arménie ; elles ont aussi mis à terre la foi que les Arméniens avaient dans le collectif, dans la possibilité de voir leurs rêves se réaliser dans l’avenir, et même l’espoir de pouvoir construire un jour, un État digne de ce nom.
Quelle est, ou plutôt, quelles sont les erreurs au cours des dernières décennies de l’histoire arménienne, qui, en ayant été commises, ont pu causer la catastrophe et la grande désillusion dont nous venons d’être témoins ?
C’est pour répondre à cette question, que nous, militant.e.s arménien.ne.s de gauche de différents pays, nous sommes réuni.e.s aujourd’hui.
Nous sommes convaincu.e.s que pour construire l’avenir des Arménien.ne.s, il est nécessaire d’ouvrir une brèche dans la pensée politique arménienne, embourbée depuis plusieurs décennies dans les marécages de la doctrine libérale.
C’est le propre de la nouveauté de ne pas pouvoir être prédéfinie, et c’est aussi pourquoi nous sommes plusieurs, et que nous écrivons parfois à titre personnel : le dogme ne régit pas nos pensées. Cependant si nous nous rassemblons en collectif, c’est par ce que nous sommes convaincu.es que, tel un soleil dont émanent des rayons, une même dynamique doit irriguer les perspectives de demain dans le champ politique arménien.
Voici les considérations qui nous ont conduites à penser quelle doit être cette dynamique.
D’abord, que l’Arménie ait acquis son indépendance ne l’empêche pas d’être la cible de projets expansionnistes, et, à l’image de l’Artsakh qui vient de perdre sa souveraineté, le danger qui menace l’existence de l’État arménien plane toujours au-dessus du pays. Il s’ensuit que la lutte de libération nationale n’est pas arrivée à son terme avec l’indépendance nationale et qu’elle se poursuit tant que les volontés collectives des Arménien.ne.s d’Arménie, d’Artsakh et de la diaspora ne se seront réalisées.
Les luttes de libération nationale s’appuient sur l’esprit collectif d’un peuple, et c’est aussi cet esprit qu’un projet de société collectiviste1 nécessite. Aucun mouvement de libération nationale ne peut véritablement réaliser son objectif, si, par ailleurs, il cautionne l’individualisme et la course au profit qu’implique la les doctrines libérales.
Or, ce sont les fruits d’un tel fiasco que cueille l’Arménie d’aujourd’hui, un pays en guerre où le libéralisme, dont on vante les bienfaits depuis trente ans, creuse les inégalités sociales : une couche de la population qui s’enrichit constamment mène une vie aisée à l’abri des combats, tandis que l’autre, majoritaire et pauvre, porte seule sur ses épaules la charge de défendre le pays.
La quête de justice s’inscrit fatalement dans l’histoire du peuple arménien. De la quête identitaire en diaspora et en Anatolie, de la lutte pour l’auto-détermination des Artsakhiotes, en passant par la résistance contre la menace d’un nouveau génocide, jusqu’à la survie militaire, économique et sociale de la République d’Arménie, le peuple arménien se définit d’abord comme communauté de destin. Pour que la marque fatale inscrite sur son front devienne principe d’action, il faut non seulement réparer l’histoire, mais également diriger le cours de cette histoire vers un projet politique qui ne peut que se matérialiser sur un territoire géographique défini.
Ainsi, l’Arménie de demain doit-elle être une maison pour tous.tes les Arménien.ne.s.
Pour qu’elle le soit, elle doit avoir une construction solide qui défiera tout ce qui peut désunir un peuple. Nous estimons que les deux principaux facteurs de division sont les suivants :
• une société de classe où la production est dirigée suivant les intérêts de la bourgeoisie, c’est-à-dire selon la règle du profit.
Nous ne pourrons jamais relever les défis que nous imposent les ennemis extérieurs, si nous ne bâtissons pas pour nous une société juste. Voilà comment s’articulent le collectivisme et la question nationale chez les peuples opprimés.
• La politique expansionniste d’États voisins aux velléités belliqueuses, ainsi que la prédominance des intérêts du capital mondialisé (multinationales) étouffent la capacité d’auto-défense de notre peuple. L’ingérence politique et idéologique et l’impérialisme culturel qui soutiennent ces intérêts empêchent le peuple arménien de délibérer sur les droits démocratiques de leurs citoyen.ne.s de manière autonome.
Dans le cadre de la démocratie libérale, où dominent les intérêts du grand capital, les puissances étrangères peuvent, à coup d’investissements financiers très conséquents, prendre systématiquement le contrôle des institutions politiques arméniennes et mener une politique qui leur est favorable (ce qui arriva précisément suite à la « révolution de couleur » de 2018)
L’ensemble de ces analyses nous conduit à conclure qu’un projet politique viable et juste pour le peuple arménien ne peut se passer d’un fondement internationaliste. Notre patriotisme et notre anticapitalisme ne peuvent que s’inscrire dans le cadre d’une solidarité avec les luttes de libération des peuples opprimés.
1. Nous employons les termes « collectivisme » ou « socialisme » au sens large. Il s’agit d’un projet de société où la propriété des moyens de production (mais également, dans une certaine mesure, celle de la terre) est collective. ↩︎
Byurakn Ishkhanyan, docteure et post-doctorante en sciences cognitives, Copenhague
Eva Hakobyan, doctorante en sciences politiques, Montréal
Soseh Hovsepian, ingénieure en informatique, Ottawa
Ani-Tsovinar Vanetsyan, étudiante en philosophie, Paris
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