En Ukraine, j’ai fait la connaissance de sinistrés qui devaient encore endurer les conséquences des retombées de Tchernobyl 25 ans plus tard. Au Japon, je me suis lié d’amitié avec des habitants de Tokyo qui pouvaient détecter la présence des retombées radioactives dans leurs jardins, même s’ils étaient à 300 km de la centrale nucléaire.
Pendant ce temps, au Canada, notre industrie nucléaire et notre organisme fédéral de réglementation assurent les Canadiens que des accidents aussi horribles, capables de modifier profondément la société ne sauraient survenir au pays. On nous raconte que la technologie canadienne utilisée dans les réacteurs est « plus sûre » que les autres, et qu’un tremblement de terre ou un tsunami dans les Grands Lacs ou le Saint-Laurent est inconcevable.
Les assurances nationalistes voulant que l’énergie atomique soit d’une manière ou d’une autre plus sécuritaire au Canada qu’ailleurs jouent sur notre faiblesse humaine, elles nous remplissent d’une fierté exagérée. D’ailleurs, l’orgueil qu’éprouvent les tenants de l’industrie nucléaire envers la complexité de cette technologie les empêche souvent de prendre conscience de leur responsabilité dans l’apparition des accidents nucléaires.
C’est la conclusion qui s’est dégagée clairement d’une conversation que j’ai eue avec l’ancien directeur de l’ex-chef de la station nucléaire de Tchernobyl. Il m’avait expliqué très simplement l’origine de la catastrophe en des termes très humains et universels : « On se sert d’une technologie complexe comme celle du réacteur nucléaire, on y ajoute des opérateurs, puis un évènement imprévu survient et on finit par se retrouver dans une situation inextricable. »
Bien que fermement convaincu de la pertinence de cette technologie, cet ingénieur se rendait humblement à l’évidence : le facteur humain joue un rôle dans les accidents nucléaires.
Cette conclusion fait écho à celle d’une étude commandée par Greenpeace et intitulée Lessons from Fukushima. Greenpeace avait demandé à trois experts indépendants (il s’agissait d’un physicien atomiste, du correspondant d’une publication sur la santé et d’un ingénieur nucléaire) d’expliquer pourquoi le gouvernement, les organismes de réglementation et l’industrie nucléaire n’avaient pu empêcher la catastrophe de Fukushima Daiichi, et pourquoi ils avaient été ensuite incapables de soustraire la population à ses impacts nuisibles.
Au Japon, l’industrie nucléaire avait le champ libre pour exercer son influence politique auprès de l’agence de sûreté du pays. Il en a résulté une situation dans laquelle les risques nucléaires étaient systématiquement occultés ou rejetés. L’industrie nucléaire canadienne exerce sans doute la même influence en ce qui a trait à la réglementation de la sûreté nucléaire.
En 2008 le gouvernement Harper avait congédié la présidente de la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN), Linda Keen. Ce congédiement indiquait à l’industrie et à notre organisme fédéral de réglementation que les considérations entourant la sûreté nucléaire pouvaient être ignorées ou rejetées.
Selon les motifs allégués par le gouvernement, Keen avait été congédiée pour sa gestion de la soi-disant crise des radio-isotopes qui devait conduire à une pénurie mondiale d’isotopes médicaux dans le monde. (L’incapacité d’Énergie atomique du Canada Limitée (EACL) à construire un nouveau réacteur capable de produire des radio-isotopes était sans doute la raison de cette crise, mais c’est une autre affaire.)
Keen a cependant affirmé que la crise des radio-isotopes n’était qu’un « prétexte » pour la congédier. D’après elle, la firme d’ingénierie SNC-Lavalin, dont le siège social est situé au Québec, connue pour ses liens d’affaires notoires avec le régime Kadhafi, était le principal facteur ayant conduit à son congédiement.
Pourquoi est-ce arrivé ?
SNC-Lavalin voulait faire des milliards en construisant en Ontario un réacteur CANDU-6 dont la technologie remonte aux années soixante. Ce projet ne pouvait aller de l’avant que si Keen laissait de côté les normes de sûreté nucléaire modernes. Keen a refusé, ce qui a sans doute fait perdre des milliards à SNC-Lavalin.
Keen devrait être félicitée d’avoir agi comme elle l’a fait. La conception du CANDU-6, antérieure au 11 septembre 2001 et à Tchernobyl comporte plusieurs élément de vulnérabilité sur le plan de la sécurité que n’admettent pas la plupart des autres agences de réglementation nucléaire internationale.
Les exigences de Keen en matière de sûreté nucléaire étaient cependant de nature à nuire aux profits de SNC-Lavalin. Et la compagnie s’est battue pour sauvegarder sa marge de profit, ce qui a eu pour résultat un abaissement des exigences entourant la sûreté nucléaire. D’après Keen, SNC-Lavalin a eu recours à la firme de lobbysme Hill & Knowlton pour convaincre le gouvernement Harper de l’évincer.
Harper s’était donc rangé à la demande de SNC-Lavalin et avait congédié Keen. Pour l’industrie nucléaire canadienne, ce renvoi constituait un message clair : le gouvernement faisait passer la rentabilité avant la sûreté nucléaire. Un concours de circonstances analogues avait préparé le terrain pour la tragédie de Fukushima.
Puis le gouvernement Harper avait nommé un nouveau président à la tête de la CCSN. Diverses analyses parues dans les médias depuis le congédiement de Keen par Harper ont soulevé des questions concernant l’impartialité du CCSN.
En 2011, SNC-Lavalin a réalisé encore plus de profits. En effet, le gouvernement fédéral a accordé à cette entreprise plusieurs millions de dollars pour qu’elle « achète » EACL et le droit de vendre et commercialiser les réacteurs CANDU.
La CCSN, sous son nouveau président, est engagée dans un processus d’autorisation du CANDU-6, même si ce dernier n’est pas conforme aux normes de sécurité modernes qui étaient en vigueur à la commission lorsque Madame Keen la présidait. Il semble que la sévérité des normes entourant la sûreté ait été abaissée depuis l’arrivée du nouveau président. Pire encore, SNC-Lavalin et ses amis exercent actuellement des pressions auprès du gouvernement ontarien de McGuinty pour qu’il construise des CANDU-6 dont la technologie est dépassée à la centrale Darlington, plutôt que d’investir dans une énergie à la fois verte et sécuritaire.
Les Canadiens doivent tirer des leçons de Fukushima
Bien qu’on nous dise que la probabilité que des accidents se produisent est faible, des fusions de réacteur surviennent une fois tous les dix ans quelque part dans le monde.
Ainsi qu’il est décrit dans le rapport Lessons from Fukushima (Les leçons de Fukushima. En anglais seulement), la cause principale des accidents réside dans l’influence politique qu’exerce l’industrie nucléaire auprès des régulateurs, avec pour résultat une tendance à occulter ou à rejeter les risques d’accidents.
La publication du rapport doit servir de mise en garde au Canada, un pays dont le gouvernement accorde la priorité aux profits de la firme d’ingénierie nucléaire SNC-Lavalin plutôt qu’à la sûreté nucléaire.
L’auteur est de Greenpeace Canada