L’Appel des appels a mis à jour la notion de profession de l’humain, concernant le soin, l’éducation, la justice, l’information, la culture. Et ses intervenants ont tenu à s’expliquer sur leur « cœur de métier » gravement mis en cause par des directives d’inspiration néolibérale.
Le journaliste a-t-il, lui aussi, un cœur de métier, et lequel ? Il est temps, pour la profession, de s’interroger à cet égard, et de cesser de faire l’autruche sur la morale de son exercice. Au fond, chaque journaliste sait qu’il fait partie, bon an mal an, d’une « profession de l’humain ». En quoi ce métier peut-il consister, d’ailleurs, sinon à parler des hommes aux hommes ? Rien de plus difficile, de plus délicat, de plus risqué, certes, mais rien de plus indispensable, de plus utile, disons-le, de plus noble, que de parler des hommes aux hommes... Raconter une grève et la suivre au milieu de ses acteurs, cheminer avec ce compagnonnage, être aux prises avec un combat vital pour ceux qui n’en peuvent plus de vivre des fins de mois accablantes, ou qui perdent tout avec leur travail, dans ce continent englouti qu’est, pour l’essentiel de la presse, le monde ouvrier, est, par exemple, une expérience irremplaçable.
Pour ce qui est du cœur de métier de journaliste, Jaurès est un champion indétrônable. « L’humanité, dit-il, n’existe pas encore ou elle existe à peine. » D’où a-t-il tiré cette formule-clé de l’éditorial fondateur de son journal le 18 avril 1904 ? De toute son expérience ! De Carmaux où il a fallu imposer de haute lutte qu’un ouvrier puisse être maire. De l’Affaire Dreyfus qui aura été un banc d’essai pour le journalisme de vérité. Après avoir cru le capitaine coupable, Jaurès se consacre, en 1898, à sa défense. Sa retentissante série d’articles intitulée « Les Preuves » et son obstination à faire triompher, avec la réhabilitation de Dreyfus, le droit contre l’arbitraire, la république contre la forfaiture, sont un monument du journalisme d’investigation, de révélations, d’analyse des arcanes du pouvoir. Les vérités officielles indiscutables, on le voit encore aujourd’hui, sont la peste qui menace la presse.
L’affaire Cahuzac n’est pas, bien sur, l’affaire Dreyfus. Mais, il existe un reproche qui a été adressé à Edwy Plenel et à Mediapart qui aurait dû faire sursauter la profession : c’est celui de l’acharnement. Peut-il y avoir, sur la durée, une enquête journalistique témoignant d’un minimum d’ambition et visant une certaine portée qui ne procède par l’entêtement ? On peut se tromper, et il faut alors corriger, mais aller jusqu’au bout devrait être le minimum syndical dans cette profession comme il peut l’être dans la justice qui s’est vue, pour cela, traînée dans la boue.
Aller jusqu’au bout à des conditions que Jaurès, encore, définit ainsi : « C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres les moyens de comprendre et de juger les événements du monde. » Tout « cela ne serait rien, ajoute-t-il, si l’entière indépendance du journal n’était point assurée et s’il pouvait être livré, par des difficultés financières, à des influences occultes ».
Le libre arbitre de Jaurès est lié au titre de son éditorial : « notre but ». C’est précisément parce qu’il annonce la couleur, qu’il abat ses cartes, que Jaurès écarte les soupçons. L’engagement assumé, quel qu’il soit, clarifie les positions. La presse souffre aussi d’un apolitisme affiché qui biaise avec ses partis pris, bloque la confrontation ouverte des prises de position qui lui redonnerait de la saveur. Curieusement, plus elle se dit objective et plus l’incrédulité la frappe comme le montrent les enquêtes de Télérama et de La Croix qui portent sur la soumission aux puissances de l’économie et de la politique.
Il se trouve que quarante ans après Jaurès, la même idée, les mêmes mots sont repris par les ordonnances sur la presse du gouvernement de la Libération inspirées par le Conseil National de la Résistance. Le 26 août 1944, quand Paris est encore hérissée de barricades, au lendemain de la reddition de Von Choltitz, une ordonnance sanctuarise la presse vis-à-vis des puissances d’argent et de l’influence de l’Etat. La presse doit être, dit-on, une « maison de verre ». Elle doit avoir pour mission de « donner des informations exactes, de défendre des idées, de servir la cause du progrès humain ». On a du mal à croire que le métier de journaliste puisse s’exercer sans avoir ce but en tête : l’information exacte et la cause du progrès humain…
Le métier de journaliste est forcément un combat. Ne serait-ce que contre les inhibitions, les frilosités, les préjugés qui n’épargnent personne. Tous les grands de la profession, à France-Soir, à Combat, à Libération, au Monde, à l’Humanité souvent censurée sont passés par là. Ce n’est pas forcément, à priori, un combat idéologique, c’est un combat où il faut avoir « le courage de chercher la vérité et de la dire ». Encore une formule du fondateur de l’Humanité. Ce courage a toutes sortes de motivations : personnelles, collectives, morales, intellectuelles. Et, surtout, il faut en convenir, politiques. Dans le cadre où se trouve la presse aujourd’hui, la résistance au point de vue imposé par des intérêts puissants et occultes est intrinsèque à la sincérité de l’exercice du métier de journaliste.
Beaucoup de forces se sont liguées et se liguent encore pour contrôler l’information. Le journaliste doit se faire contrebandier pour franchir la ligne de démarcation de la zone occupée par les non-dits. Dernier en date des non-dits : l’austérité qui fabrique de la récession. Il faut que le directeur du Fond monétaire international s’en inquiète pour que cette approche ait droit de cité. Quelle place a-t-elle été donnée aux forces syndicales et politiques, aux médias, qui défendent cette même idée ?
Et, pour finir, cette question : peut-on espérer que le lancinant débat où l’on oppose, pour la presse, le numérique et le papier soit dépassé ? Pourquoi faudrait-il opposer ce qui peut se compléter, comme l’audiovisuel n’avait pas à éliminer les quotidiens. La conception du métier de journaliste qu’on a tenté, ici, un peu vite, de cerner, est valable dans tous ces formats. Je lis l’Humanité, j’écoute France-Inter, je suis abonné à Mediapart, et je m’en porte très bien.
A la Libération, la renaissance de la France s’est accompagnée de la renaissance de sa presse. Elle s’est alors donné une arme qui est toujours d’actualité : la mutualisation. Elle a partagé la source d’information avec l’AFP, elle s’est assuré les moyens d’impression, les moyens de diffusion. Riches et pauvres, droite et gauche, vieux et nouveaux titres, contribuaient à la communauté de l’information, comme l’impôt progressif contribue à la dépense publique. Accompagnant les ordonnances de 1944, il y avait aussi cette formule : « la presse n’est pas un instrument d’objet commercial mais un instrument de culture ». Le métier de journaliste est un métier de culture. Qu’on se le dise !
L’auteur est secrétaire national des Amis de l’Humanité, auteur de « La Victoire de Jaurès » (Editions Privat).