Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Recomposition de la gauche européenne

Les gauches dans la crise

(2e partie)

Dans le recul politique global que connaît le mouvement social, les gauches révolutionnaires accusent plus fortement le coup. Sans doute, y-a-t-il des explications politico-historiques : trop marquées par la forme, le contenu et les idées des XIXe et XXe siècles, elles n’arrivent pas suffisamment à prendre en compte les exigences de la nouvelle époque et la nécessité d’une mutation fondamentale.

Espaces et limites de la gauche radicale

Ce glissement vers la droite de la social-démocratie a libéré un espace pour les forces à gauche des partis socialistes. Dans les derniers mois, des forces comme le Front de gauche, Izquierda Unida en Espagne, ou Syriza, l’ont occupé. Les forces réformistes de gauche ont même réussi à regagner une partie substantielle de l’électorat des gauches anticapitalistes ou révolutionnaires, en particulier en France. En effet, l’espace occupé par la « gauche radicale » résulte plus du déplacement à droite des partis socialistes et de la crise de représentation politique européenne que d’une poussée du mouvement de masse et d’une radicalisation politique de secteurs de la société, sauf en Grèce avec l’expérience de Syriza. Un phénomène comme celui de Beppe Grillo a lui aussi aspiré non seulement les électeurs de la gauche radicale mais aussi des électeurs de droite et de gauche. Les espaces de Grillo ou de Syriza peuvent se recouper, mais le mouvement des cinq étoiles n’est pas Syriza, loin de là. Dans un cas, au-delà des aspirations des citoyens qui se sont reconnus dans Grillo dont il faut tenir compte, nous avons affaire à un mouvement aux positions problématiques, dans la cas de Syriza, nous avons un mouvement politique de la gauche radicale.

Dans une situation marquée par des résistances mais aussi par des défaites, les partis (tels les partis communistes) qui disposent d’une meilleure implantation sociale et des positions syndicales ou institutionnelles résistent mieux et représentent une alternative plus crédible que les forces anticapitalistes (excepté en Grèce où le KKE, parti très stalinien et diviseur, s’est isolé alors même qu’il garde une force militante). Mais le rebond électoral de ces formations politiques ne s’est pas accompagné d’un renforcement organisationnel et politique correspondant, ce qui nous renvoie à la dégradation des rapports de forces politiques globaux.

Mais la crise change aussi la donne dans les rapports entre le social-libéralisme et les partis communistes. Ces derniers sont en prise à de nouvelles contradictions entre, d’une part, des intérêts liés aux alliances nouées entre dirigeants socialistes et communistes, et, d’autre part, des politiques d’austérité endossées ou dirigées par les partis sociaux-démocrates d’une telle brutalité qu’elles rendent plus difficiles des coalitions gouvernementales communes. En Espagne, ces contradictions conduisent Izquierda Unida à s’opposer aux politiques d’austérité, mais dans le même temps à participer à un gouvernement avec le PSOE en Andalousie. En Italie, la nébuleuse de l’ex-Refondation communiste s’est perdue en restant subordonnée au centre gauche du parti démocratique. En France, le Front de gauche apparaît, pour l’opinion populaire, comme opposé à Hollande, mais que de contorsions pour éviter de s’afficher clairement dans l’opposition de gauche à ce gouvernement ! Combien de votes hésitants et contradictoires au Parlement sur la politique gouvernementale. Et ce n’est un secret pour personne que le PCF sera tiraillé, lors des prochaines élections municipales de 2014, entre ceux qui reconduiront les alliances avec le PS et ceux qui voudront intégrer des listes du Front de gauche. Et ces contradictions ne disparaîtront pas, même derrière de bons résultats électoraux.

En France, le Parti de gauche, dirigé par Jean-Luc Mélenchon, a su grâce à son alliance avec le PCF, donner une réelle dynamique au Front de gauche. Les 4 millions de votants pour Mélenchon et les dizaines de milliers de participants aux meetings de la campagne électorale ont constitué un point d’appui pour l’action et le débat contre les politiques d’austérité. Mais cette fois encore cette dynamique ne s’est pas traduite par un renforcement des organisations du Front de gauche.

En France, J.-L. Mélenchon représente, au sein du spectre de la gauche radicale européenne, l’exception française, avec son combat pour la « République ». Par bien des aspects, il se montre des plus virulents contre la politique du gouvernement, mais il conjugue ses références à la lutte de classes avec un « républicanisme nationaliste » qui ajoute à la confusion des idées et des programmes. Sur le plan politique et historique, sa référence n’est pas la République des Communards, qui opposait la république sociale aux classes bourgeoises, mais celle des républicains qui fusionnent, dans leur défense de la république, les mots « nation », « république » et « Etat ». Sur le plan stratégique, cette conception subordonne la « révolution citoyenne » ou « la révolution par les urnes » au respect des institutions de l’Etat des classes dominantes. [Et ne croyons pas que] Or ces références, loin d’être des coquetteries idéologiques, ne vont pas sans implications politiques. Ainsi, lors de la campagne présidentielle, il réaffirma dans les Cahiers de la revue de la Défense nationale « qu’en l’état actuel, la dissuasion nucléaire demeure l’élément essentiel de notre stratégie de protection ». Il est au demeurant étonnant qu’un partisan de l’écosocialisme défende la bombe nucléaire française.

Mais c’est surtout face à une question politique clé comme l’intervention française au Mali que les conceptions de J-L Mélenchon sur l’Etat et la République ont des conséquences. Sa défense de la République le conduisant à se questionner pour savoir si « les intérêts français » sont menacés ou pas. S’il rejette « toute intervention néocoloniale », il « prend acte », dans un premier temps, de l’intervention militaire, puis « souhaite la victoire des forces françaises dans le nord Mali ». Son refus de définir la politique de F. Hollande comme étant celle de l’impérialisme français l’empêche d’exiger l’arrêt des bombardements et le retrait des troupes françaises du Mali.

Encore une fois, ces divergences ne sont pas sans incidences sur l’action politique. Le refus d’une participation au gouvernement Hollande, certains de ses votes au Parlement contre les politiques d’austérité et son soutien aux luttes sociales créent les conditions de l’action commune avec le Front de gauche. Mais ses ambiguïtés par rapport à la majorité parlementaire socialiste, le refus de revendiquer comme opposition de gauche au gouvernement, les liens institutionnels qui l’unissent au PS sont un frein dans la construction d’une alternative. D’autant plus que le Front de gauche est actuellement contrôlé par le PCF et J-L Mélenchon, malgré quelques voix discordantes qui ne parviennent pas à entamer les rapports de forces en son sein.

La singularité « Syriza »

Autre chose est la configuration grecque. On ne peut comprendre Syriza sans partir de la crise grecque qui s’est traduite par une destruction sociale sans précédent en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale. La démolition socio-économique va de pair avec la décomposition politique des partis traditionnels, en particulier du Pasok. En même temps, les plans d’austérité de la Troïka sont massivement rejetés par la population. La Grèce a connu ces derniers mois 8 journées de grève générale. A l’extrême droite, sur un fond de racisme, le parti nazi « l’Aube dorée » opère une percée. Dans ces conditions exceptionnelles, celles d’une « crise nationale globale », Syriza a été propulsé premier parti de gauche : ses résultats électoraux sont passés de 4,6 à 26,89 % !

Syriza, à l’origine coalition s’est transformée en parti. Il résulte de l’histoire de la gauche grecque, de la crise du mouvement communiste, de son éclatement : Synaspismos, courant majoritaire, provient des courants eurocommunistes des années 1970 et a connu crises internes et déplacements à gauche, notamment sous la pression des jeunes générations. Syriza a aussi travaillé avec le mouvement altermondialiste. Le KKE, parti très stalinien, plus organisé, est extérieur à Syriza. Lors de la dernière Conférence nationale, le courant de gauche et le pôle de gauche ont présenté une liste séparée qui a obtenu 25% des votes. Si la majorité de Synaspismos reste sur des positions réformistes de gauche, l’instabilité de la coalition, sa sensibilité au mouvement de masse, sa capacité d’attraction par rapport aux forces anti-austérité, la place de la gauche révolutionnaire en son sein, concourent à donner à Syriza un rôle radical bien différent de celui du Front de gauche en France.

La force essentielle de Syriza et sa dynamique proviennent à la fois de son opposition radicale aux mémorendums de la Troïka (UE, FMI, BCE), de son rejet des politiques d’austérité, et, au-delà des formules, de sa réelle défense d’un programme en faveur des droits sociaux, des services publics, de l’annulation des dettes illégitimes, de la nationalisation sous contrôle social des banques. Dans cette situation de confrontation aiguë, ces revendications ont un rôle transitoire. Syriza a mené une politique de propositions unitaires vis-à-vis du KKE et d’Antarsya, qui les ont rejetées. Elle s’est enfin engagée pratiquement aux côtés des secteurs en lutte. Syriza est l’expression du mouvement antimemorendum Elle a aussi popularisé la proposition d’un gouvernement des gauches sur un programme anti-austérité, dont le contenu est un enjeu entre la gauche et la droite du parti. Car, à ce jour, il s’agit bien d’un « gouvernement des gauches », d’un gouvernement de rupture avec l’austérité et non d’un « gouvernement d’Union ou de salut national », comme l’ont déclaré ici ou là certains responsables de Syriza.

Bien sûr, rien n’est joué. La décomposition sociale gagne chaque jour. Les enjeux au sein de Syriza sont considérables, à la hauteur des pressions exercées par l’UE et les capitalistes grecs. L’orientation réformiste de gauche dominante au sein de Syriza, et aussi le décalage entre sa force électorale et ses faiblesses organiques, limite sa capacité d’action. Les tentations de la droite de Syriza à rechercher un accord avec des secteurs des classes dominantes pour un compromis avec l’UE sont réelles. D’autres secteurs de la gauche, extérieurs à Syriza, discutent de la possibilité d’un projet de reconstruction nationale. Mais, à cette étape, l’UE reste intraitable : pas de salut hors « du mémorendum » ! Aussi, face aux attaques de la Troïka et du gouvernement Samaras, il n’existe pas d’autre perspective que la confrontation, la mobilisation pour renverser ce gouvernement, la bataille pour un « gouvernement des gauches », et pour créer à partir du rejet de l’austérité les conditions de premières ruptures avec le système capitaliste.

Gauche révolutionnaire : une mutation difficile

Dans le recul politique global que connaît le mouvement social, les gauches révolutionnaires accusent plus fortement le coup. Sans doute, y-a-t-il des explications politico-historiques : trop marquées par la forme, le contenu et les idées des XIXe et XXe siècles, elles n’arrivent pas suffisamment à prendre en compte les exigences de la nouvelle époque et la nécessité d’une mutation fondamentale. Sans doute, et le NPA n’est pas le seul exemple en Europe, ni même dans le monde, les révolutionnaires et les anticapitalistes n’arrivent pas à passer le cap de « l’organisation » au « petit parti populaire ». Sans doute aussi y a-t-il une difficulté pour des organisations qui, des décennies durant, ont été à « contre courant » ou dans « l’opposition », à se vivre comme élément d’une réelle alternative politique globale connaissent des difficultés à faire de la politique !

Ces faiblesses n’ont pas permis au NPA de prendre suffisamment en compte l’émergence d’une force comme le Front de gauche et d’ajuster une tactique politique qui mêle propositions unitaires et lutte politique. Dès lors, il a subi une double tentation : l’adaptation, au nom de l’unité, à la poussée du Front de gauche, et le propagandisme sectaire en guise de politique. Cette double tentation guette d’autres forces anticapitalistes et révolutionnaires. Un bilan circonstancié du NPA n’est pas l’objet de cet article, mais le redéploiement des gauches anticapitalistes implique de se dégager de cette double tentation. Redéploiement possible car, même dans des proportions réduites, il existe toujours une base sociale et politique pour l’anticapitalisme.

Cela suppose de clarifier trois questions :

1) Celle de l’unité, unité d’action de l’ensemble des forces sociales, syndicales et politiques, pour une convergence des luttes contre les politiques d’austérité. Elle est décisive, mais doit aussi s’accompagner d’un front unique politique, dans la construction d’une alternative politique contre l’austérité et, en particulier, une orientation pour bâtir une opposition de gauche aux gouvernements sociaux libéraux. En France, cela implique des propositions d’action, de lutte, de débats vis-à-vis du Front de gauche.

2) Celle d’un programme d’action anticapitaliste est aussi fondamentale. Comment combiner les revendications immédiates de la lutte de classes courante, pour l’emploi – l’interdiction des licenciements, en commençant par ceux effectués par les entreprises qui font des bénéfices –, les salaires, la défense des services publics et des propositions transitoires de rupture avec la logique capitaliste néolibérale : audit et annulation de la dette, expropriation des banques et constitution d’un service public bancaire unifié, nationalisation des secteurs clés de l’économie sous contrôle des travailleurs ; rupture avec la Ve République et processus constituant pour une réelle démocratie sociale et politique appuyée sur l’autogestion sociale. Ce programme n’est pas un préalable à l’action. Dans une situation de crise exceptionnelle, des revendications élémentaires contre l’austérité peuvent avoir une dynamique transitoire vers la rupture du système. Tout pas en avant en faveur de ces revendications doit être pleinement soutenu.

3) Enfin la construction d’une force anticapitaliste exige d’avancer une perspective politique de gouvernement de rupture, sur la base de tâches décisives contre l’austérité et la logique capitaliste néolibérale. « Gouvernement des travailleurs », « gouvernement populaire », « gouvernement contre l’austérité », voilà quelques formules générales. « Gouvernement des gauches » en Grèce, parce que la situation concrète appelle une réponse concrète. Ces formules s’opposent à toutes les politiques de participation ou de soutien à des gouvernements de gestion de l’économie et des institutions capitalistes. Dans la crise actuelle, il est politiquement important d’expliquer les contours d’une solution politique alternative au social libéralisme, montrant qu’il n’y a pas de fatalité.

Les formules politiques d’alliances de la gauche radicale sont diverses. Les expériences aussi. Le Front de gauche n’est pas Syriza. Les rapports entre la dynamique du mouvement de masse et ces alliances comme l’état des rapports de forces internes dans telle ou telle coalition sont des facteurs importants pour déterminer une tactique politique. La dynamique des luttes sociales et sa combinaison avec des crises politiques sera décisive pour qu’émergent de nouvelles générations politiques. Aux révolutionnaires d’apprendre et de s’intégrer à ces mouvements réels.

* Publié dans la revue Contretemps.

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