16 décembre 2021 | tiré de contretemps.eu
Dans ce texte, René Rojas analyse la dynamique sociale et politique qui a ouvert la voie vers des changements profonds. Il critique les choix des secteurs autonomes issus des mouvements sociaux, analyse les ressorts du succès de Gabriel Boric et plaide pour une articulation entre luttes et conquêtes de positions institutionnelles.
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Le mois dernier, les Chiliens se sont rendus aux urnes pour des élections générales décisives. Pour la première fois depuis 1989, aucun des principaux candidats ne provenait des coalitions néolibérales, de centre-gauche et de centre-droit qui ont dominé la vie politique depuis la chute de la dictature. Bien qu’un populiste réactionnaire en pleine ascension, José Antonio Kast, soit venu en tête du premier tour, le candidat qu’il affrontera au second tour de scrutin, le 19 décembre, incarne la gauche radicale émergente du Chili. Parallèlement, les élu.e.s à la Convention constituante, qui représentent un large éventail d’intérêts de la population, y compris les masses pauvres et ouvrières longtemps négligées, se sont engagé.e.s dans réécriture de la Constitution.
Le Chili offre aujourd’hui l’un des scénarios les plus stimulants et prometteurs pour la gauche mondiale, auquel toutes les forces socialistes devraient prêter attention. Après des décennies de revers et de déclin – des défaites dont beaucoup craignaient qu’elles ne soient permanentes – les mouvements de masse des travailleurs et des pauvres ont lancé un cycle de mobilisation qui a culminé dans la rébellion généralisée d’octobre 2019, une rébellion qui a brisé le système partidaire qui a géré et renforcé le néolibéralisme chilien pendant trente ans. Elle a imposé l’exigence d’une nouvelle constitution pour remplacer la charte autoritaire et néolibérale héritée de la dictature d’Augusto Pinochet. Lors du référendum d’octobre 2020, une majorité écrasante a voté en faveur d’élections constituantes. Et lorsque le moment est venu d’élire les représentants chargés de rédiger la nouvelle Constitution, l’électorat a porté un coup fatal aux coalitions de centre-gauche et de centre-droit qui se sont succédées au pouvoir depuis la « transition démocratique ».
Une nouvelle alliance entre le Parti communiste chilien (PC) et le Frente Amplio (FA, Front large) a remporté près d’un cinquième des voix, quasiment au même niveau que la coalition de centre-droit du président milliardaire Piñera, un résultat inconcevable il y a seulement quelques années. La même coalition Apruebo Dignidad (J’approuve la dignité), dirigée par l’ancien leader étudiant et acteur clé de la nouvelle gauche du pays, Gabriel Boric, a régulièrement été en tête des sondages de l’élection présidentielle jusqu’au mois dernier. Pendant ce temps, une liste radicale, constituée de candidats indépendants, souvent issus des mouvements sociaux, a obtenu environ un sixième des votes de l’élection constituante, dépassant l’alliance de centre-gauche qui dominait l’ordre néolibéral post-Pinochet.
Maintenant que les formalités préliminaires et les cérémonies d’investiture sont terminées, les élus à la Convention constituante débattent enfin des droits sociaux et économiques qu’il s’agit d’inscrire dans la nouvelle Constitution. L’un des principaux mécanismes permettant de préserver le paradis néolibéral qui a enrichi les élites économiques du pays et produit des inégalités dignes du régime de l’apartheid réside dans le droit de veto des vestiges de l’ancien régime. Pourtant, suite à l’effondrement des oligarques de la droite et de la reprise partielle de l’initiative partiellement par les insurgés du mouvement de 2019, ce verrou a sauté et le Chili est au milieu d’une révolution politique.
Le chemin vers la refondation démocratique nous éclaire sur ce dont devraient s’inspirer les mouvements et partis qui luttent pour approfondir la démocratie et garantir les droits sociaux et économiques, mais aussi sur ce qu’il leur faut éviter. Trois leçons générales se dégagent. Premièrement, la mobilisation de masse doit diriger sa force disruptive et ses demandes vers l’État. Deuxièmement, bien que divers secteurs de la gauche mondiale aient exalté l’autonomie des nouveaux mouvements sociaux chiliens, la priorité accordée à l’indépendance politique et organisationnelle au détriment de la construction de positions de pouvoir dans les institutions comporte des dangers qui doivent être évités à tout prix. Enfin, les forces socialistes et les mouvements populaires doivent s’organiser de manière à élargir l’éventail des possibilités politiques et programmatiques dans la société.
Cibler et s’emparer de l’État
La leçon la plus importante à tirer de la révolution politique en cours au Chili est que les protestations et les revendications populaires doivent cibler l’État. En tant que source centrale de pouvoir de la société, l’État et ses dirigeants détiennent la clé de réformes significatives et durables. Les acteurs qui occupent les échelons supérieurs de l’Etat doivent être interpellés et forcés à faire des concessions. Lorsque les pauvres et les travailleurs ne sont pas suffisamment représentés dans les sphères du pouvoir, ou lorsque leurs représentants choisissent de défendre les intérêts de l’élite, les gens ordinaires doivent se rebeller sur leur lieu de travail et descendre dans la rue.
Depuis une dizaine d’années, un renouveau constant de la contestation a renforcé le pouvoir des mouvements sociaux chiliens. Les étudiants ont d’abord lancé une campagne d’occupations et de marches en 2011-2012 pour protester contre le système éducatif marchandisé et hiérarchisé hérité du régime militaire. Des années plus tard, les personnes âgées paupérisées ont commencé à descendre dans la rue pour rejeter le système chilien de retraites privatisées connu sous le nom d’AFP (Administradoras de Fondos de Pensiones, Administrateurs de fonds de pension). En 2017, le mouvement NoMásAFP (Plus d’AFP) mobilisait régulièrement des centaines de milliers de retraités et leurs sympathisants. Cette année-là, plus d’un demi-million de personnes ont défilé à Santiago, et plus de 2 millions de personnes au total ont participé à la manifestation dans ce pays de 18 millions d’habitants.
Pendant ce temps, un mouvement féministe radical a émergé, atteignant des niveaux de mobilisation sans précédent. Des réseaux de groupes et de collectifs féministes issus des campus universitaires et des organisations communautaires de base ont commencé à coordonner leurs actions. Après une série d’occupations d’universités en 2016, le mouvement a attiré près de 100 000 femmes lors de sa journée d’action de 2018. La « révolution féministe » contre la misogynie, les abus et les inégalités a continué à prendre de l’ampleur et, en mars de l’année dernière, environ 2 millions de femmes ont défilé dans tout le pays. La mobilisation a atteint un point culminant fin octobre 2019, lorsqu’environ 3 millions de personnes ont défilé contre le gouvernement de droite de Sebastián Piñera, dont plus d’un million dans la capitale.
La vague de mobilisation a capitalisé sur des niveaux croissants de mécontentement populaire et a adressé un avertissement à la classe dirigeante. En conséquence, les gouvernements chiliens ont mis en œuvre un certain nombre de réformes palliatives et ont même modifié les règles électorales et le système de représentation. Le coût des perturbations causées par les mouvements a permis d’obtenir une augmentation des impôts sur les sociétés et les riches, un financement accru destiné à subventionner l’éducation des élèves les plus pauvres et, surtout, l’adoption d’élections à la proportionnelle.
Les protestations incessantes ont ébranlé la crédibilité de la classe politique chilienne. La pression constante qu’elles ont exercée a entamé la légitimité du régime, dont le niveau de soutien plafonne à des niveaux misérables pour toute démocratie respectable. Alors que l’explosion sociale de 2019 a fait chuter la cote de popularité de Piñera à un seul chiffre, celle de sa prédécesseure Michelle Bachelet était tombée à 20 % dès la deuxième année de son second mandat. Dans les deux cas, le rejet populaire a empêché les équipes dirigeantes néolibérales de gouverner pendant toute la durée de leur mandat.
Aucune de ces réalisations ne doit être négligée ; elles ont favorablement modifié la configuration des conflits politiques et sociaux actuels. La réforme électorale, par exemple, a conduit à l’élection de vingt parlementaires du Frente Amplio en 2017, et à la formation d’un véritable bloc de gauche au congrès. Pourtant, malgré ces bouleversements constants, la classe politique chilienne a continué à gouverner, partageant le pouvoir entre son aile gauche et son aile droite. Ce n’est qu’en octobre-novembre 2019 que le mouvement, en pleine expansion, a véritablement forcé le gouvernement, placé sous la menace d’un pillage continu et de l’arrêt des activités habituelles, à accorder des concessions sur le plan institutionnel, ouvrant la voie à une nouvelle Constitution et, par ce biais, à un changement systémique plus profond. Si la rébellion n’avait pas pu ou voulu mettre l’État à genoux et lui arracher la voie d’un changement de régime, les démocrates néolibéraux chiliens, aussi malmené.e.s puissent-ils ou elles avoir été, auraient toujours été, deux ans après, en mesure de contrôler fermement les leviers du pouvoir.
Le caractère indispensable du ciblage de l’État est confirmé par la promesse faite par Piñera, sous la contrainte, d’avancer vers une réforme constitutionnelle. Mais ce résultat n’aurait pas acquis si le Frente Amplio n’avait pas tenté auparavant de conquérir des positions parlementaires cruciales. Avec l’élection de représentants clés à la Chambre basse, les mouvements sociaux pouvaient placer leurs propres candidats à l’intérieur de l’État pour négocier en leur nom le pacte décisif qui a conduit au plébiscite et aux élections constituantes.
Malgré son efficacité avérée, nombreux ont été celles et ceux, à la gauche, qui ont critiqué le FA, et en particulier son jeune leader Gabriel Boric, pour avoir signé cet accord. Certains, dont le PC et un courant sectaire qui a abandonné le Frente Amplio en signe de protestation, ont soutenu que l’intervention de Boric avait sauvé la présidence de Piñera ; d’autres ont affirmé que cette démarche était la preuve des inévitables effets corrupteurs de l’entrée dans les institutions dirigeantes.
Les développements ultérieurs ont toutefois donné raison à Boric et à ses camarades quant à la première accusation. Si Piñera avait été contraint de démissionner, l’opposition néolibérale de centre-gauche aurait géré sa succession dans le cadre de négociations avec la coalition de droite. De toute évidence, une révolution constitutionnelle était un dénouement préférable.
L’autre issue invoquée, une prise de contrôle insurrectionnelle de l’État, était simplement une chimère. La deuxième critique, l’installation inéluctable de biais pro-élite, mérite par contre une plus grande attention.
L’influence des milieux d’affaires et le risque de succomber aux pressions visant à maintenir intactes les institutions de l’État sont bien réels, même pour les jeunes radicaux qui se sont fait les dents en affrontant la police militarisée du Chili pendant la rébellion étudiante. Mais lorsque l’insurrection n’est pas envisageable et que le partage du pouvoir au sein de l’oligarchie est l’alternative probable, le risque de tomber sous l’emprise du capital vaut la peine d’être pris.
Pour l’instant, et rétrospectivement, il apparaît que le Frente Amplio a clairement agi pour supplanter plutôt que pour sauver le régime néolibéral du Chili. Il reste à voir si le Front, désormais solidement allié au PC, continuera à faire avancer la réforme radicale tout en élargissant ses positions au sein de l’État.
La révolution politique chilienne démontre la nécessité de ne pas se contenter de résister et de protester, mais de s’engager directement auprès de l’État afin d’obtenir des concessions. Pour ce faire, il faut avoir une influence sur l’État, mais aussi au sein de celui-ci. Il est indispensable de perturber les lieux de travail, la rue et les autres institutions sur lesquelles s’appuient les élites. Après tout, il s’agit de la principale source de pression dont disposent les travailleur.se.s et les pauvres pour contrer la vulnérabilité de leurs propres représentant.e.s face aux pressions des milieux patronaux. Mais cet équilibre des forces nécessite une représentation au sein des institutions dirigeantes, capable de lire les demandes de masse et de les traduire en actions publiques devant rendre des comptes à la population. Les liens programmatiques et la responsabilité de ce type exigent, à leur tour, des organisations cohérentes et représentatives.
Les dangers de l’autonomie des mouvements
La deuxième leçon concerne le potentiel néfaste de l’action indépendante. On a fait l’éloge, pas entièrement à tort, du rôle central joué par les forces organisées de manière autonome dans les mouvements de masse et le raz-de-marée des élections à la Constituante. La liberté de mouvement de ces forces est censée encourager les organisat.eur.rice.s radic.aux.les à être plus réceptif.ve.s aux élect.eur.rice.s ordinaires, et à les libérer du type d’accords pragmatiques dans lesquels sont souvent empêtrés les responsables des partis qui détiennent le pouvoir politique officiel. En tant qu’expressions directes des intérêts des pauvres et des travailleur.se.s, les organisations autonomes sont censées favoriser une plus grande participation démocratique et permettre de mettre à l’ordre du jour des demandes populaires sans compromis.
Pourtant, paradoxalement, ces approches autonomistes sont aussi susceptibles de diluer, de gaspiller et de déformer les revendications de la base et de freiner l’enthousiasme pour la politique radicale. C’est exactement ce qu’a fait le culte des mouvements sociaux chiliens pour l’indépendance.
Deux réseaux distincts de militants indépendants vaguement connectés entre eux ont présenté des candidatures au niveau national lors des élections constituantes. Outre la radicale Lista del Pueblo (liste du peuple), qui a envoyé vingt-six délégués à la convention, les Independientes por una Nueva Constitución (Indépendants pour une nouvelle Constitution) ont obtenu 9 % des voix et onze sièges. Ensemble, les deux listes ont obtenu un quart des sièges de la Convention, égalant le bloc du centre-droit et dépassant de loin le centre-gauche. Aussi impressionnant soit-il, ce résultat cache un niveau extrême de fragmentation suscité précisément par l’engagement zélé des militant.e.s en faveur d’une représentation directe et indépendante.
Suite à l’insistance des groupes dispersés dans des mouvements aux réseaux lâches à maintenir leurs propres candidats autonomes, les listes indépendantes ont présenté un certain nombre de listes concurrentes dans les mêmes circonscriptions. Le résultat a été une d’une désastreuse inefficacité pour la représentation des intérêts de la base. Le calcul des bulletins de vote en faveur des listes indépendantes qui ont échoué à élire des représentant.e.s montrent qu’environ 8 % du total national des votes ont été purement et simplement gaspillés. Ces votes auraient pu conduire jusqu’à dix sièges supplémentaires au Congrès. L’ironie qui consiste à saper la représentation politique des pauvres au nom de la défense de sa prétendue pureté ne devrait pas échapper aux forces socialistes et à la gauche.
Les résultats dans le dixième district de Santiago, que la gauche aurait dû remporter de façon retentissante, illustrent l’inefficacité et la dispersion absurdes qui ont caractérisé les campagnes des indépendants radicaux. Contre toute attente, le centre droit a remporté deux des sept sièges à pourvoir, tandis que le centre gauche en a obtenu un autre. L’alliance FA-PC a remporté deux sièges, et la Lista del Pueblo et la liste Independientes por una Nueva Constitución, composée de progressistes modérés non affiliés, ont chacune élu un siège. Néanmoins, les résultats des radicaux et de la gauche auraient dû largement dépasser les trois sièges qu’ils ont finalement obtenus. L’obstacle crucial à une meilleure performance de la gauche – et à une élimination supplémentaire des oligarques de l’ancien ordre – a été l’ensemble des listes indépendantes qui ont fragmenté les votes du secteur populaire. La défense inflexible d’une représentation directe et ascendante par les secteurs autonomes a sérieusement entravé la progression des demandes et des intérêts de la majorité pauvre et travailleuse du Chili.
Les secteurs autonomes ont présenté trois listes distinctes ainsi qu’un candidat indépendant. Plutôt que de diriger leur campagne contre les partis néolibéraux établis, ces listes se sont affrontées de manière insensée entre elles ainsi qu’avec l’alliance FA-PC. L’écrasante majorité de leurs votes a donc été perdue : bien qu’elles aient totalisé plus d’un quart des bulletins, les trois listes indépendantes de gauche n’ont réussi à obtenir qu’un seul siège. Si elles avaient fait preuve d’un minimum de coordination et évité de se diviser, elles auraient pu arracher au moins un siège supplémentaire au centre-droit.
Une liste radicale unifiée sous la nouvelle bannière de la gauche chilienne était en mesure de remporter la moitié des voix. La fragmentation et le gaspillage des voix ont atteint de tels extrêmités que les leaders des plus grands mouvements de masse du Chili, les féministes et NoMásAFP, ont tous deux échoué à élire leur candidat.e.s malgré des résultats respectables. Inexplicablement, ni les unes ni les autres ne se sont présentées dans un cadre commun avec la coalition FA-PC ou la Lista del Pueblo.
Au niveau national, une agrégation similaire des votes dans les vingt-huit districts du Chili aurait considérablement modifié la composition globale de la Convention constituante. En combinant les quelque dix sièges supplémentaires que la gauche indépendante pouvait obtenir dans le cadre de listes unifiées, avec les vingt-huit de la liste FA-PC, les vingt-six de la Lista del Pueblo, les onze de No Neutrales, les dix-sept réservés aux représentants indigènes et la partie de la gauche qui allait rompre avec le centre gauche, les nouveaux radicaux chiliens auraient obtenu dans cette assemblée une majorité proche du droit de veto.
Le bilan de la politique des secteurs autonomes va cependant au-delà de la dispersion et du gaspillage de voix qui auraient être évités. Leur déconnexion des institutions établies, des programmes consolidés et des procédures de représentation s’est avérée tout aussi désastreuse. Une fois leur siège conquis, les représentant.e.s des blocs radicaux indépendants ont fait preuve d’un comportement erratique, sectaire et honteux, comme on pouvait le prévoir. Leur fanatisme antiparti a fait obstacle à toute cohésion organisationnelle et programmatique sérieuse au sein de la Convention et au cours du processus qui y a conduit. La Lista del Pueblo en particulier a été affectée par un certain nombre de gaffes et de scandales qui ont indigné les travailleu.r.se.s chilien.ne.s et affaibli l’insurrection démocratique du pays.
Même si les partis de gauche en compétition pour les postes et le pouvoir d’Etat développent souvent des tendances oligarchiques qui éloignent leur action politique des intérêts et des demandes de leurs bases, leurs structures organisationnelles fournissent des outils indispensables à la participation et à la responsabilité démocratiques. L’organisation formelle fournit des liens institutionnalisés entre la base et les dirigeant.e.s, ainsi que des procédures standard, des critères politiques et des mécanismes de responsabilité permettant aux premiers de discipliner les seconds. Une organisation partisane solide offre des mécanismes permettant d’obliger les élus à respecter les préférences des membres et des sections de base. Lorsque les représentants s’écartent des principes du programme du parti, ou les abandonnent, sa structure organisationnelle peut identifier et sanctionner la déviation. Cette appréciation des institutions structurées ne nie pas les dangers de la corruption et de l’oligarchie. Mais plutôt que d’abandonner l’organisation structurée, elle appelle à réorganiser la démocratie et la cohérence internes.
Il ne fait aucun doute qu’à mesure que les coalitions au pouvoir ont rejeté les demandes populaires en faveur de celles du patronat, les Chiliens ont perdu toute confiance dans les partis politiques, qu’ils appartiennent ou non à l’establishment néolibéral. Au cours des quatre dernières présidences, l’identification aux partis s’est effondrée, passant de 53 % en janvier 2006, lorsque Michelle Bachelet a entamé son premier mandat, à un maigre 14 % lorsque la rébellion a éclaté en 2019. Le processus constituant insurgé a eu du mal à inverser le dégoût généralisé.
Néanmoins, alors que la position des coalitions dominantes a stagné depuis la rébellion de 2019, le Parti communiste et le FA se sont graduellement redressés. Le niveau d’opinions positives pour le FA a plus que doublé pour atteindre 34 % ; le soutien au PC, naguère considéré comme si marginal que les sondages ne prenaient même pas la peine de le mesurer, est passé de la marginalité totale à plus d’un cinquième de l’opinion. La légitimité des partis radicaux a rebondi à tel point que les résultats naguères considérés comme les plus improbables se sont concrétisés dans les urnes.
Suite aux élections locales et les primaires du début de l’année, les communistes contrôlent désormais la municipalité de Santiago, et Gabriel Boric, le jeune leader de la FA, s’est hissé en tête des sondages pour les prochaines élections présidentielles [pour terminer second au 1er tour, deux points derrière le candidat d’extrême-droite Kast]. En effet, la participation aux primaires de la gauche a largement dépassé la participation aux primaires du centre-droit. Bien que les travailleu.se.r.s et les pauvres chiliens aient perdu la foi dans la politique partisane, il existe un attachement croissant à l’alliance de gauche en raison de la popularité de son programme de réforme radicale.
Dans la lignée de leur attachement à l’élargissement du soutien venant d’en bas à la réforme radicale, les secteurs autonomes auraient pu s’efforcer de renforcer les liens des mouvements sociaux avec l’alliance en plein essor. Mais au lieu de relier de manière constructive les bases sociales à la politique partisane radicale et de renforcer la responsabilité démocratique, les indépendants radicaux chiliens ont redoublé d’adhésion puriste à la représentation non médiatisée de la base. Mettant l’accent sur le travail direct dans les territoires, ils et elles ont renoncé aux procédures de sélection des candidats et refusé de consolider la sympathie populaire pour les orientations de l’alliance PC-FA. Privés de la discipline venant de la base qu’ils et elles prétendent défendre, une vague de décisions scandaleuses a ébranlé les secteurs autonomes.
La plus choquante est venue des révélations de tromperie du représentant le plus visible de la Lista del Pueblo, Rodrigo Rojas Vade. L’activiste, connu simplement sous le nom de El Pela’o (le chauve) Vade, est sorti de l’ombre grâce à sa présence courageuse en première ligne de la rébellion d’octobre 2019. Il a ensuite remporté sans difficulté un siège représentant les cantons pauvres du sud de Santiago dans le treizième district.
Tout en tirant profit de sa célébrité militante, Rojas Vade s’est présenté comme un survivant du cancer et un militant de la santé publique. Malheureusement pour la Lista del Pueblo, sa stature, déjà chancelante, a subi un coup dur lorsque des enquêtes journalistiques ont montré que son calvaire médical était une invention. Non seulement les patient.e.s atteint.e.s de cancer, leurs familles et le grand public se sont sentis bernés et manipulés, mais cette révélation a entamé la crédibilité de la lutte pour des soins de santé publics et universels, une revendication centrale des mouvements de masse et de la gauche. Après avoir bénéficié d’une popularité enthousiaste, le soutien à la Lista del Pueblo a chuté de vingt-sept points. Bien que Rojas Vade mérite d’être désavoué à titre individuel, le manque de transparence et de principe de responsabilité représentative des autonomes a directement contribué à ce fiasco.
L’opacité et le caractère capricieux de la Lista ont entraîné des conséquences politiques encore plus graves. Son attitude erratique a déclenché des ondes de choc centrifuges qui ont causé du tort la gauche au sens large. Dépourvue d’ancrage institutionnel, la Lista s’est lancée dans une frénésie sectaire qui l’a déchirée en interne et a mis à mal les politiques de réforme sérieuses au sein du congrès [formé de la Chambre basse et du Sénat]. Sa toxicité s’est révélée de la manière la plus notoire lorsqu’elle a abordé la question des prochaines élections présidentielles. En l’absence d’un processus agréé, l’alliance s’est désintégrée après une sélection désordonnée de candidats, une annonce publique et un revirement ultérieur, suivis d’accusations publiques et de démissions massives.
Les indépendants ont d’abord choisi le célèbre dissident du syndicat du cuivre, Cristián Cuevas, ancien communiste et ex-membre du FA, lors d’un vote non validé émanant de soixante-dix notables de la Lista, avant de renoncer à cette méthode de sélection et de mettre en œuvre un processus encore plus douteux. Une « primaire » organisée à la hâte ayant désigné un « entrepreneur politique » mapuche douteux, les rapports ont révélé que le candidat, reproduisant une habitude venant de fraudes passées, avait falsifié la plupart des signatures de soutien. À ce moment-là, l’intrigue, les récriminations mutuelles et le harcèlement pur et simple avaient poussé dix de ses vingt-sept élu.e.s à abandonner la Lista. Après la débâcle des signatures, les dix-sept élu.e.s restant.e.s, ainsi que des membres fondateurs clés, ont à leur tour démissionné.
Les dommages auto-infligés se sont avérés irréversibles. Les efforts pour revitaliser une plate-forme autonome radicale au sein de la Convention constituante ont échoué. La coalition, rebaptisée Pueblo Constituyente (Peuple Constituant), a commencé à s’effondrer moins d’un mois après sa fondation. Les dégâts, qui résultent du mépris des indépendants radicaux pour des procédures et des engagements clairs en matière de représentation, ont contribué de manière significative au désenchantement croissant à l’égard du processus constituant. Après ces imbroglios, la confiance dans la Convention constituante, qui atteignait les deux tiers en juillet, a chuté de manière inquiétante à 43 %.
Une fois le cannibalisme interne des secteurs autonomes exposé en plein jour, l’espoir des gens ordinaires dans la Constituante, et leur foi dans la politique radicale en général, fait place au dédain.
Intervenir stratégiquement dans la conjoncture
La frustration récente à l’égard des autonomes et la déception rampante à l’égard de la révolution démocratique chilienne rappellent le devoir des radicaux d’intervenir stratégiquement en politique. Dans les années qui ont précédé la rébellion, et dans celles qui ont suivi, les mouvements et les partis ont déployé leur pouvoir croissant pour remodeler l’arène politique. Dans ses meilleurs moments, la gauche chilienne a élaboré des alternatives et pris des décisions qui ont élargi les possibles politiques du moment.
Les querelles internes actuelles des indépendants détournent l’énergie et l’attention des demandes populaires et de l’activité de masse qui ont propulsé la rébellion et le processus constituant. Plutôt que de mobiliser leurs bases pour mieux faire avancer les réformes et bloquer les manœuvres de l’élite, une partie de la gauche chilienne a utilisé ses gains pour se tourner vers l’introversion et saper le potentiel accumulé.
Étape par étape, la nouvelle gauche émergente du Chili a saisi le moment et a compris, souvent de façon hésitante, comment guider la mobilisation vers un changement de régime. Pour enterrer l’ordre néolibéral démocratique enraciné depuis la « transition démocratique » de 1990, les cadres émergents et inexpérimentés ont dû déchiffrer le paysage plus large, y compris son éventail de forces sociales et politiques, et prendre des décisions susceptibles, avant tout, d’élargir les possibilités de réforme et aussi de renforcer leur position.
Partant d’une position de faiblesse par rapport aux élites établies, qui bénéficiaient du soutien total du patronat, les jeunes militant.e.s chiliens ont commis des erreurs inévitables. Les plus coûteuses d’entre elles ont été le soutien communiste à la coalition de centre gauche lors de la candidature de Bachelet à un second mandat en 2013 et de sa défaite ultérieure en 2017 face à la coalition de droite de Piñera. La nouvelle gauche que le Frente Amplio a fini par former a également commis une grave erreur en privilégiant la conclusion d’alliances avec des candidats non affiliés au Congrès, sans lien avec les mouvements sociaux, au détriment de l’établissement de liens institutionnels avec les mouvements de masse émergents.
Il ne fait aucun doute que les nouvelles forces radicales chiliennes ont également sombré dans des querelles intestines. Mais elles ont connu leurs meilleurs moments lorsqu’elles ont cherché à influencer le paysage politique au sens large. Même les revers dus à la politique politicienne du PC et du FA résultaient de tentatives sincères de faire avancer le changement systémique.
Une intervention stratégique cruciale des nouvelles forces de gauche chiliennes a eu lieu en 2007, lorsque des travailleu.se.r.s communistes et d’autres secteurs syndicaux dissidents ont mené une série de grèves sauvages dans le secteur minier. Sous la houlette de Cristián Cuevas, le leader du syndicat des mineurs de cuivre, les travailleurs de la sous-traitance ont mené une série d’actions tournantes contre le géant public du cuivre CODELCO (Corporación Nacional del Cobre de Chile, Société nationale du cuivre du Chili), des dizaines de milliers d’employé.e.s flexibilisé.e.s perturbant la production pendant des mois. Alors que le PC de l’époque avait pour priorité d’entrer dans l’alliance gouvernementale de centre-gauche, Cuevas et d’autres ont choisi d’utiliser l’influence croissante des travailleurs de la sous-traitance dans les opérations minières pour exiger la reconnaissance et obtenir des contrats officiels avec l’État.
Prenant le contrepied de la stratégie électoraliste privilégiée par les partis, qui recommandait d’attendre encore cinq ans, les mineurs ont profité de la dépendance du Chili à l’égard du cuivre, qui représente la moitié de toutes les exportations et environ un dixième du PIB, pour arracher des concessions. Ils ont formé la Fédération des travailleurs du cuivre (CTC, selon l’acronyme espagnol), qui a depuis utilisé son nouveau pouvoir pour conclure périodiquement des accords sectoriels de facto avec l’industrie nationale, instaurant un niveau plancher pour l’amélioration des salaires et obtenant des protections pour les quelque 90 000 travailleurs contractuels des mines. Plus important encore, les militants ouvriers radicaux ont construit un mouvement ouvrier de masse qui a mobilisé son pouvoir stratégique pour défendre des réformes sociales et politiques plus larges.
Des années plus tard, les militant.e.s étudiant.e.s qui ont animé les assemblées locales sur les campus ont effectué un travail d’organisation qui s’est traduit, en 2011, par les plus grandes mobilisations observées au Chili depuis le milieu des années 1980. Le cadre nouveau construit par la jeunesse radicale du pays a accompli ce que des protestations plus sectorielles n’ont pas réussi à réaliser. Les étudiant.e.s ont coordonné leurs actions de masse en faveur d’un vaste programme de réforme qui remettait en cause un aspect crucial de l’inégalité entre les classes. Soutenu par la mobilisation de centaines de milliers de personnes dans les rues, le mouvement a mis à l’ordre du jour national la demande d’une éducation publique gratuite et de qualité pour tou.te.s. C’était la première fois depuis la chute de la dictature que des propositions politiques radicales prenaient l’initiative et obligeaient les élites à répondre par des promesses de réforme systémique.
La nouveauté des mobilisations étudiantes n’était pas seulement leur ampleur, mais plutôt leur capacité à s’attaquer à l’État. Elles ont jeté les bases du rassemblement de forces sociales plus larges dans une politique anti-néolibérale générale et de classe.
Puis, en 2013, après deux ans de manifestations de masse, les électeurs ont élu un « banc » étudiant ou bancada au Congrès. Alors que deux jeunes communistes, Camila Vallejo et Karol Cariola, ont suivi leur parti d’origine et ont rejoint la coalition de centre-gauche dirigée par les socialistes, Gabriel Boric et Giorgio Jackson, qui ont dirigé la campagne présidentielle de la gauche large, ont ouvert une brèche anti-néolibérale de gauche dans les arènes électorales et parlementaires. Après avoir exploré les possibilités de collaboration avec les communistes et la deuxième administration de Bachelet, et suite à de nombreux réalignements désordonnés au sein de la gauche autonome émergente, le duo radical a utilisé la tribune du Congrès pour rassembler de nouvelles forces de gauche en mesure de défier le consensus néolibéral des deux coalitions qui alternaient au pouvoir. À la suite d’une réforme modérée des règles électorales binomiales, ils ont formé le Frente Amplio et présenté des listes pour conquérir des positions dans les plus hautes sphères du pouvoir de l’État.
Lors des élections de fin 2017, le FA s’est imposé comme la quasi-deuxième force nationale, en recueillant 20 % des votes présidentiels au premier tour. Vingt autres candidats du FA ont également fait irruption au Congrès. La décision stratégique de former un bloc de gauche anti-néolibéral et de viser le pouvoir central a probablement été le développement politique le plus important depuis la « transition démocratique ». La mobilisation de masse croissante peut désormais canaliser la colère disruptive des masses par le biais de demandes concrètes adressées à l’État.
Chaque étape de l’avancée de la classe travailleuse chilienne s’est appuyée sur ces capacités organisationnelles élargies. Ce qui a commencé à la fin des années 2000 a récemment culminé avec le processus constituant insurgé et la fondation historique d’une alliance anti-néolibérale entre le FA et les communistes. Ces développements peuvent conduire à de nouvelles victoires dans la lutte de classe ravivée du Chili. Ils rendent improbable la restauration de la domination néolibérale.
Mais l’implacable fondamentalisme néolibéral inauguré au Chili dans les années 1970 n’a pas encore été vaincu. Malgré d’énormes avancées, la gauche doit encore se rassembler pour former l’outil socialiste discipliné dont les pauvres et les masses laborieuses du pays ont besoin. Les progressistes continuent de commettre des erreurs prévisibles mais évitables. Dans son discours inaugural, par exemple, la présidente de la Convention constituante, l’universitaire et militante indigène mapuche Elisa Loncón, a plaidé avec enthousiasme pour la souveraineté culturelle et l’égalité plurinationale, mais elle n’a pas mentionné une seule fois les principales revendications à l’origine de l’insurrection : les soins de santé, les salaires, les pensions et l’éducation.
Les blessures auto-infligées de la gauche et les inquiétudes de la population, qui craint que les nouveaux radicaux chiliens ne s’éloignent des revendications matérielles de classe qui ont mobilisé les travailleurs chiliens, ont contribué à la poussée alarmante de Kast, qui a de réelles chances de devenir le prochain président. Le réactionnaire pro-Pinochet, qui a obtenu un score de 8 % en 2017, a dépassé le candidat de centre-droit en septembre et, après avoir remporté une victoire de justesse au premier tour, il affrontera Gabriel Boric au second tour du 19 décembre.
Le moment est incertain. Mais nous pouvons être sûrs que l’ancien régime néolibéral du Chili est mort, et que la gauche n’a jamais été mieux positionnée depuis le coup d’État de 1973. Face à la sombre perspective d’un retour de la droite à la présidence, les nouveaux radicaux chiliens – et les radicaux du monde entier – feraient bien de se rappeler les leçons tirées de leurs actions au cours de la dernière décennie. Ils pourront ainsi suivre un cours accéléré sur la manière de relever les nouveaux défis et de mener à bien la révolution politique du pays.
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René Rojas est enseignant-chercheur à l’université de l’Etat de New York (SUNY) à Binghampton. Cet article a initialement été publié dans Jacobin.
Traduction Stathis Kouvélakis pour Contretemps.
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