Édition du 19 novembre 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Les adversaires de l’émancipation

Comme le Québec a changé depuis la révolution tranquille, notre société s’est partiellement décolonisée. C’est ce qu’on constate sur le plan socio-économique où nous ne sommes plus dans le territoire du « speak white » prévalant à l’époque où les « big boss » (pour reprendre les termes du Manifeste du FLQ) menaient les « nègres blancs d’Amérique » au bâton. Des réformes ont été réalisées sous la pression, faut-il le rappeler, de luttes populaires énormes. L’espace politique canadien a été rudement secoué par ce qui a suivi la crise d’octobre 1970, à travers des mouvements contestataires d’une ampleur sans précédent, et la victoire électorale du PQ en 1976.

La stratégie fédérale, répondant alors aux ambitions de Canada Inc. a été de coopter une partie des élites québécoises, de réduire en partie au moins le déficit québécois en matière de santé et d’éducation et de modifier les termes du débat autour du « multiculturalisme, ce grand « melting pot » canadien, ce qui visait à diminuer les revendications proprement québécoises.

En gros, cette perspective n’empêchait pas l’État fédéral de sortir ses gros canons de temps en temps, notamment avec le rapatriement unilatéral de la constitution, les manœuvres frauduleuses pour bloquer toute remise en question (comme lors du référendum de 1995) et même, un discours lourd de menaces la (loi dite de la « clarté » par exemple).

Toutes proportions gardées, l’État canadien a fait à peu près la même chose que les autres états colonialistes et impérialistes dans le monde, en favorisant une décolonisation avec un petit « D » (on appelle cela en Afrique le néocolonialisme), s’assurant de garder le contrôle sur les éléments essentiels du dispositif du pouvoir, quitte à donner aux « natives » des pouvoirs subsidiaires et de favoriser certaines réformes pour calmer et diviser les couches populaires au profit d’une élite locale bien ancrée dans le pouvoir réel.

Aujourd’hui qu’en est-il ? Selon Todd Gordon et Geoffrey McCormack (1), la crise actuelle démontre bien que le capitalisme canadien continue sur les fondements qu’il a érigés : une focalisation sur l’extractivisme, une subalternité affirmée par rapport aux États-Unis, une détérioration de longue durée des conditions de vie (notamment dans la santé) en phase avec les préceptes du néolibéralisme, une transformation de la fiscalité bénéficiant au 1 %, etc. Malgré les programmes d’urgence pour sauver la mise, Ottawa n’envisage pas de changer l’orientation « fondamentale ». Malgré l’impression répandue par les médias et partagée par beaucoup de monde, la « province » du Québec demeure incapable d’exercer une influence dominante sur les politiques économiques, sans contrôle sur les taux d’intérêts, sans banque centrale, sans ressources financières, pour réellement penser à des changements systémiques pour effectuer la transition écologique, comme l’explique Mathieu Dufour (2). Dans le moment actuel, le gouvernement fédéral, comme toujours en période de crise, en profite pour rapatrier des pouvoirs et subalterniser encore plus l’administration provinciale québécoise.

Alors intervient un autre tournant. Le virage actuel de la CAQ vers le provincialisme (endossé dans ses grandes lignes par le PQ et le Bloc Québécois), exprime une sorte de « nationalisme colonial », selon l’expression de Simon Tremblay-Pepin et Milan Bernard(3). Il conduit à adhérer au fédéralisme, en protégeant le territoire national contre les flux migratoires et les revendications autochtones, tout en défendant, dans le contexte de la crise actuelle, un retour à la « normale », ce qui veut dire (…) « tirer son épingle du jeu fédéral, prendre l’argent d’Ottawa quand il passe et vivre avec le carcan pétrolier et colonial qu’il nous impose le reste du temps » (3).

Pour le moment, ce dispositif semble maintenir le cap avec une masse critique d’appuis « passifs », davantage par résignation et par peur que par adhésion enthousiaste. D’ailleurs, le message de Legault et de ses médias-mercenaires est qu’il faut accepter notre sort. Cette « nouvelle » élite reste dans le « confort » de la dépendance, « vivant aux crochets politiques, économiques et intellectuels des autres élites anglo-canadiennes, étatsuniennes et mondiales », au sein de laquelle elle se satisfait d’appartenir à une « puissante communauté idéologique et pratique » (4).

Il faudra du temps, des efforts, de la détermination et aussi de la chance pour briser ce projet hégémonique. L’indépendance et le socialisme devront, pour reprendre leur élan, proposer de restructurer l’économie vers une autonomie écologique. Il faudra aussi aller à l’encontre du nationalisme ethnique en s’opposant à des lois qui visent l’immigration et en proposant de réellement confronter le racisme systémique, tout en offrant aux peuples autochtones une négociation de peuple à peuple basée sur leur droit à l’autodétermination,

Pour confronter l’adversaire selon Tremblay-Pepin et Bernard (5), il n’y pas d’autre chemin que de construire un bloc historique majoritaire capable de résister à la violente réaction prévisible du capitalisme nord-américain.

Notes

1- Todd Gordon et Geoffrey McCormack, « la crise prolongée du capitalisme canadien », in Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS), numéro, 24, automne 2020.

2- Mathieu Dufour, « Le contrôle des leviers financiers au Canada », in NCS, automne 2020.

3- Simon Tremblay Pepin et Milan Bernard, « L’adversaire », in NCS, automne 2020.

4- Simon Tremblay Pepin et Milan Bernard.

5- Simon Tremblay Pepin et Milan Bernard.

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