Édition du 19 novembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Les États-Unis sont partis d’Afghanistan, mais l’impérialisme US n’est pas près de s’en aller

Les États-Unis ont subi de lourdes défaites en Irak et en Afghanistan, tout comme au Vietnam auparavant. Il ne faudrait cependant pas prendre les révisions de la stratégie militaire états-unienne après ces graves échecs pour un abandon des ambitions impérialistes des États-Unis.

Tiré du site de la revue Contretemps
29 septembre 2021

La débâcle du gouvernement fantoche afghan à la solde de États-Unis a inspiré d’innombrables avis de décès concernant la puissance impériale américaine. Ces nécrologies sont prématurées.

Le mouvement anti-guerre ne doit se faire aucune illusion quant à l’idée que l’ère des guerres impérialistes états-uniennes puisse toucher à sa fin avec le retrait d’Afghanistan. Ce à quoi l’on assiste n’est rien de plus qu’une actualisation et mise à jour des leçons tirées du Vietnam dans le but de gérer mieux et de façon plus rentable les interventions militaires américaines, et non de renoncer à la domination mondiale exercée par le pouvoir impérial états-unien.

La défaite des États-Unis au Vietnam, conclue par le retrait de leurs troupes en 1973, donna lieu à une révision fondamentale de la stratégie militaire qui les prépara aux guerres de l’ère numérique. Le Vietnam eut d’énormes conséquences aux États-Unis mêmes, créant notamment une puissante aversion pour la guerre auprès de la population, en particulier parmi les jeunes. Les va-t-en-guerre impérialistes appelèrent cela « syndrome vietnamien », voyant une maladie dans ce qui relevait en vérité d’une défiance publique très saine envers le penchant de l’élite du pouvoir pour les expéditions impériales.

Après le Vietnam, il devint indispensable d’éviter une nouvelle guerre prolongée aboutissant à un échec sur arrière-plan de mobilisations anti-guerre aux États-Unis mêmes. La stratégie américaine post-Vietnam fut mise au point au cours des présidences de Ronald Reagan et de George H. W. Bush. Elle fut toutefois largement ignorée au cours de la période ouverte par les attentats du 11 septembre 2001, avec pour conséquence que les États-Unis reproduisirent plusieurs des mêmes erreurs dans la « guerre contre le terrorisme » menée par G. W. Bush.

Joe Biden signale maintenant un retour à la stratégie de l’après-Vietnam. Cela peut se traduire par moins de troupes au sol, mais il faut bien se garder d’y voir la fin des agressions impérialistes américaines.

Une révolution dans les affaires militaires

La stratégie militaire post-Vietnam fut conditionnée par deux facteurs : la fin de la conscription en 1973 et la « révolution dans les affaires militaires » sous Reagan et Bush-père.

La fin de la conscription et le passage à une armée professionnelle de volontaires entrainèrent une forte réduction des effectifs. En proportion de la population américaine, les personnels en service sont aujourd’hui moitié moins nombreux qu’en 1973 (les forces armées des États-Unis restent cependant au quatrième rang mondial en effectifs derrière la Chine, l’Inde et la Corée du Nord). Ronald Reagan s’efforça de compenser la réduction des effectifs militaires par l’augmentation la plus impressionnante des dépenses militaires hors période de conflit que les États-Unis ont jamais connue. Les dépenses militaires atteignirent les sept pour cent du PIB au cours de son second mandat. La visée stratégique de ces budgets gigantesques était la recherche, le développement et la production d’une nouvelle génération d’armes sophistiquées qui allaient accroitre considérablement la « destructivité » de l’armement américain afin de pallier la contraction en personnels.

Cette « révolution dans les affaires militaires » s’accompagna d’une nouvelle doctrine militaire élaborée durant ces mêmes années. Ses deux principaux concepteurs, Dick Cheney et Colin Powell, membres des administrations Reagan et Bush-père, allaient jouer plus tard un rôle central dans les guerres de l’après-11 septembre. Au coeur de la nouvelle doctrine, on trouvait l’idée que les États-Unis devaient éviter le type d’engagement progressif (appelé « escalade ») qui avait abouti, au Vietnam, à l’enlisement dans une guerre prolongée au coût politique élevé. Il fallait au contraire s’en tenir à des guerres limitées dans le temps, lancées à partir d’une position de « supériorité écrasante » après avoir rassemblé les forces nécessaires à proximité du théâtre d’opération. Ce faisant, il fallait viser le zéro-mort parmi les troupes américaines en minimisant leur participation dans des affrontements au sol grâce à un recours intensif à la guerre à distance, combiné avec des opérations au sol de faible envergure lorsque nécessaire.

La guerre de 1991 contre l’Irak, en réaction à l’invasion irakienne du Koweit voisin, était la première guerre à grande échelle menée par les États-Unis depuis le Vietnam, et elle fut une application exemplaire de la doctrine post-Vietnam. Les États-Unis attendirent plusieurs mois afin de concentrer une énorme force militaire dans le voisinage de l’Irak et du Koweit. Ils lancèrent alors une campagne de bombardement dévastatrice, dirigée non seulement contre l’armée irakienne, mais aussi contre les infrastructures civiles – une option qui, combinée avec l’embargo impitoyable infligé à l’Irak douze années durant après la guerre, causa une hécatombe aux proportions génocidaires (avec un excédent de mortalité de quatre-vingt-dix mille décès par an, selon les chiffres de l’ONU). Les combats eux-mêmes durèrent moins de six semaines.

Il est amusant de lire, après coup, l’éloge que fit Colin Powell de la guerre d’Irak de 1991, sachant le rôle ignoble qu’il allait jouer par la suite en tant que ministre de G. W. Bush, dans la justification de l’occupation de l’Irak :

La guerre du Golfe fut une guerre aux objectifs limités. S’il n’en avait pas été ainsi, nous serions aux commandes à Bagdad aujourd’hui, à un coût impardonnable en dépenses, vies perdues et dégâts dans nos relations au niveau régional […] [N]ous pouvons jauger l’affirmation de ceux qui ont demandé pour quoi le président Bush n’ordonna pas à nos forces de marcher sur Bagdad après avoir chassé l’armée irakienne hors du Koweit […] Les conséquences inévitables en auraient-elles valu la peine : des forces d’occupation en grand nombre en Irak pour des années à venir, et un proconsulat américain très coûteux et compliqué à Bagdad ? Heureusement pour l’Amérique, des gens raisonables pensèrent que non à l’époque.

Leçons apprises. Et oubliées.

L’héritage stratégique des années Reagan et Bush-père fut complètement ignoré et renversé sous la présidence de G. W. Bush, avec la participation paradoxale de deux de ses concepteurs : Powell lui-même et Cheney.

Jusqu’au milieu du second mandat de G. W. Bush, la nouvelle administration agit conformément à l’esprit très néoconservateur du Projet pour le nouveau siècle américain, un think tank pro-guerre auquel appartenaient la plupart de ses membres éminents. Les attentats du 11 septembre 2001 leur offrirent une occasion en or de laisser libre cours à leur démesure.

Leur objectif principal était l’Irak, que Donald Rumsfeld, alors secrétaire à la défense, voulut envahir dès le lendemain des attentats. Le choix de commencer par l’Afghanistan, défendu par Powell pour la raison politiquement évidente que ce pays servait de base à Al-Qaeda, finit par l’emporter.

La raison qui détermina le gros de l’effort de guerre mis en branle à la suite des attentats du 11 septembre avait peu à voir avec la « guerre contre le terrorisme » elle-même, qui lui servait d’étendard. C’était une guerre pour un nouveau siècle américain, une guerre pour l’extension et le renforcement de la domination impériale états-unienne.

Au-delà de l’élimination de la base d’Al-Qaeda qui s’y trouvait, l’Afghanistan offrait avant tout l’occasion de s’emparer d’une position militaire stratégique en Asie centrale. Étendue régionalement grâce aux facilités militaires obtenues par Washington dans les ex-républiques soviétiques voisines, cette position se trouvait opportunément située entre le territoire européen de la Russie et la Chine, les deux concurrents de niveau potentiellement équivalent contre lesquels avait été élaborée la planification militaire états-unienne de l’après-Guerre froide.

Concernant l’Irak, les intérêts étaient bien plus évidents : un pays disposant d’immenses réserves de pétrole, situé au coeur de la région du Golfe très convoitée. La domination sur cette région avait été une priorité de Washington dans l’après Guerre froide, tant pour l’importance stratégique du contrôle de l’accès à ses ressources en hydrocarbures que pour l’importance économique de la maîtrise du flux de ses pétrodollars orientés vers l’achat d’armements et de bons du trésor américains.

La différence entre les intérêts stratégiques en Afghanistan et en Irak détermina deux types de guerres bien distincts. En Afghanistan, la guerre sembla d’abord être encore conduite en conformité avec les leçons de l’après-Vietnam : en 2002, première année de la guerre menée par les États-Unis en Afghanistan, 9700 soldats américains seulement furent déployés dans ce pays (ainsi que 4800 soldats des forces alliées). Washington occupa des sites pour y construire des bases et s’en remit principalement aux combattants locaux de l’Alliance du Nord pour mener l’offensive au sol contre les talibans.

Les États-Unis choisirent, cependant, d’ignorer un enseignement crucial de l’après-Vietnam en s’employant à l’édification d’un État [state-building]. Une « escalade » devait inévitablement s’ensuivre afin de tenter d’assurer le contrôle du pays par le gouvernement fantoche installé à Kaboul par les États-Unis. Malgré cela, le nombre de soldats américains déployés en Afghanistan était encore inférieur à vingt mille en 2007, six ans après le début des opérations.

Ceci est à comparer au nombre de soldats déployés d’emblée en Irak : près de 142 000 en 2003, niveau qui fut maintenu plus ou moins jusqu’à la première année de la présidence de Barack Obama, après quoi ces effectifs diminuèrent au cours des deux années suivantes en anticipation du retrait prévu pour la fin 2011.

Washington aurait eu beaucoup de mal, en réalité, à expédier un nombre sensiblement supérieur de soldats en Irak : le Pentagone avait prévenu Rumsfeld que le contrôle de l’Irak nécessiterait au moins le double des effectifs envoyés sur place en 2003. Pareil effort aurait mis dangereusement sous tension les capacités militaires américaines et n’aurait pas été soutenable au-delà d’une courte période. Mais les ténors de l’équipe de Bush s’obstinèrent à croire que les troupes américaines allaient être « accueillies en libératrices » par la majorité des Irakien.ne.s.

Ce degré extrême d’autosuggestion et de disposition à prendre ses désirs pour des réalités entraîna Washington à mener l’occupation de l’Irak en violation complète de tous les enseignements tirés du Vietnam : les « forces d’occupation en grand nombre en Irak pour des années à venir » et le « proconsulat américain très coûteux et compliqué à Bagdad » dont parlait Powell en 1992 se sont avérées être la description précise de ce qui arriva après l’invasion de 2003.

L’Irak se transforma vite en bourbier pour les troupes américaines. Des rebelles multiplièrent les attentats-suicides, agissant principalement au sein d’une population arabe sunnite qui leur était favorable. Le bourbier se mua en désastre en 2006, lorsque les troupes américaines se trouvèrent impliquées dans une guerre civile intercommunautaire.

L’échec en Irak était devenu patent à ce stade et la classe dirigeante états-unienne siffla la fin de la partie. Une commission bipartisane du Congrès formula une stratégie de sortie sur la base d’un changement de tactique radical et Rumsfeld fut contraint à la démission.

Le « surge » (vague de renforts), comme cela fut appelé, consista en une forte augmentation temporaire des effectifs américains (jusqu’à 157 800 en 2008) dans le but de porter un coup dur à Al-Qaeda, en tandem avec des tribus arabes sunnites dont l’allégeance fut achetée à cette fin. Comme cela coïncida avec les tensions intercommunautaires, le sentiment que les troupes américaines agissaient en faveur de la majorité arabe chiite céda le pas à la perception contraire de ces troupes comme protectrices de la minorité arabe sunnite. Cela ne fit qu’accroître la pression exercée par les forces chiites dominantes soutenues par l’Iran pour mettre fin à la présence militaire états-unienne. C’est ainsi que, bien que le « surge » parvint à défaire et à marginaliser Al-Qaeda (entre temps rebaptisée « État islamique en Irak »), il n’était désormais plus possible pour Washington de maintenir sa présence militaire dans le pays.

En 2008, Bush conclut un accord avec le gouvernement pro-iranien de l’Irak, produit d’élections imposées à l’occupant par une mobilisation chiite massive au cours de la deuxième année d’occupation : les troupes américaines allaient évacuer les villes irakiennes l’année suivante, puis le pays dans son ensemble avant la fin 2011. Fier de s’être opposé à l’occupation de l’Irak en 2003, Obama honora bien volontiers cet accord. Mais de toute évidence, les États-Unis avaient de nouveau subi une lourde défaite.

Débâcles similaires en Afghanistan et en Irak

Les conséquences de la défaite états-unienne en Irak furent considérables. Elle raviva avec force le « syndrome vietnamien » et affecta terriblement la « credibilité » de Washington. Loin d’avoir dissuadé leurs adversaires, les États-Unis les avaient encouragés, en particulier au Moyen Orient : l’Iran étendit considérablement sa présence militaire dans la région après 2011 ; l’État islamique en Irak, devenu État islamique en Irak et en Syrie (Daech), se reconstitua en Syrie d’où il se lança dans l’invasion d’une énorme partie du territoire irakien en 2014 ; et la Russie intervint à grande échelle en Syrie à partir de 2015.

En comparaison, la défaite en Afghanistan, bien que beaucoup plus spectaculaire, est d’une importance bien moindre. Obama pensait qu’il pourrait sortir les États-Unis de ce pays en rejouant l’épisode du « surge » irakien. Il porta les effectifs militaires américains à plus du double au cours de sa première année de mandat, pour atteindre les 68 000, puis culminer à 90 000 en 2010-2011. Il les réduisit ensuite de 60 000 en 2013 à 29 000 en 2014, après avoir décidé en 2013 qu’ils ne participeraient plus aux opérations de combat et se contenteraient d’assister les forces gouvernementales afghanes mises en place par les États-Unis.

En parallèle, son gouvernement engagea des pourparlers avec les talibans à Doha, capitale du Qatar. L’année suivante, Obama annonça un calendrier pour le retrait de la plupart des troupes américaines avant la fin 2016. En 2015-16, il ne restait plus que 7000 soldats américains en Afghanistan.

Le facteur qui entraîna le retour des forces militaires américaines en Irak et leur intervention en Syrie en 2014 est le même que celui qui prolongea l’engagement américain en Afghanistan après 2016 : l’État islamique, dont la déclinaison en Asie centrale, l’État islamique dans la province du Khorasan (EI-K), fit son apparition en Afghanistan. Dans l’élimination d’Osama Ben Laden en 2011, Obama avait cru voir le symbole d’une « mission accomplie » dans la guerre contre le terrorisme, permettant aux États-Unis d’opérer un retrait d’Afghanistan sans perdre la face. La poussée de l’EI-K déjoua cet espoir.

Ceci explique la décision autrement incompréhensible de Donald Trump d’accroître derechef les effectifs américains en Afghanistan, dont il doubla le nombre à 14 000 pendant les deux premières années de son mandat, en dépit de sa rhétorique « isolationniste » et ses promesses répétées de mettre fin aux guerres américaines en cours. Ce fut le « surge » de Trump, après celui d’Obama, visant à garantir les conditions d’un retrait final des troupes. Il ramena ensuite les effectifs à 8500 en 2019, tout en intensifiant les négociations de Doha avec les talibans.

Après avoir conclu un accord avec ces derniers en février 2020, Trump réduisit encore le nombre des troupes, s’engageant à ce que leur retrait soit achevé au premier mai 2021. Dans le cadre de cet accord, il contraignit le gouvernement fantoche de Kaboul à libérer 5000 prisonniers, conformément à la demande des talibans qui s’en trouvèrent grandement renforcés. En novembre, l’administration Trump, alors sur le départ, décida une réduction supplémentaire du nombre des troupes américaines en Afghanistan jusqu’au strict minimum de 2500 seulement à la veille de son remplacement par Biden à la Maison blanche en janvier 2021.

Entre temps, l’EI-K était devenu une préoccupation majeure des États-Unis en Afghanistan. Lorsque Trump, trois mois après sa prise de fonction, largua « la mère de toutes les bombes » (la plus grosse bombe non nucléaire américaine) dans ce dernier pays, ce n’était pas contre les talibans mais contre l’EI-K. L’Afghanistan était devenu le théâtre d’une guerre hobbesienne de tous contre tous, entre trois camps : le gouvernement de Kaboul soutenu par les forces américaines, les talibans, et l’EI-K. Dans ce méli-mélo, les États-Unis procédèrent même à des bombardements en appui aux talibans contre l’EI-K. On en trouve un écho dans la récente allusion par le chef d’État-Major des armées des États-Unis, Mark Milley, nommé à son poste par Trump, à une future coordination entre les États-Unis et les talibans pour des bombardements contre l’EI-K et groupes semblables.

Par ailleurs, le retrait progressif des troupes américaines d’Afghanistan avait montré que les forces afghanes mises sur pieds par les États-Unis n’étaient pas en mesure de combattre les talibans. Comme en 1996, lors de leur première prise du pouvoir, les talibans n’eurent pas grande difficulté à faire valoir leur puritanisme contre la corruption de leurs rivaux locaux. Entre 1992 et 1996, l’Afghanistan avait été gouverné par des seigneurs de guerre, corrompus pour la plupart et passant leur temps à se combattre les uns les autres. Le gouvernement de Kaboul, dont l’administration Bush avait confié la constitution à Hamid Karzaï, était tout aussi corrompu et, de surcroît, sous tutelle étrangère. Un gouvernement avec si peu de crédit ne peut pas motiver des troupes à risquer leurs vies pour le maintenir au pouvoir.

La situation créée à Kaboul par l’effondrement du gouvernement afghan a été comparée à Saïgon en 1975, avec les images tristement célèbres de l’évacuation par hélicoptère de l’ambassade des États-Unis. Mais le régime fantoche du Sud-Vietnam avait cependant des bases plus solides que celles du gouvernement de Kaboul, du fait de sa continuité avec le régime qui précédait l’intervention états-unienne de 1965. Le régime sud-vietnamien résista jusqu’à deux ans après le retrait américain du Vietnam en 1973, face à une formidable armée populaire que les États-Unis eux-mêmes n’étaient pas parvenus à soumettre avec une force de plus d’un demi-million d’hommes – un ennemi qui bénéficiait, en outre, de plus de soutiens extérieurs officiels et populaires que ce que les talibans ont jamais connu.

La situation la plus semblable à la débâcle des forces du gouvernement de Kaboul est la débâcle des forces gouvernementales irakiennes, mises en place, entraînées et équipées par les États-Unis, face à l’offensive de Daech à l’été 2014. Le gouvernement de Nouri al-Maliki dans l’Irak de l’après-Saddam Hussein était aussi corrompu que celui de Kaboul, en plus de sa dimension confessionnaliste chiite : non seulement les soldats arabes sunnites n’étaient pas prêts à risquer leur vie dans un combat contre Daech l’anti-chiite, mais les soldats chiites eux-mêmes ne souhaitaient pas plus risquer la leur sous une direction corrompue et pour la défense des territoires à majorité sunnite visés par Daech. Rien ne ressemble plus à la récente parade des talibans exhibant les équipements américains pris aux forces gouvernementales de Kaboul, que la parade de Daech exhibant un matériel identique pris aux troupes irakiennes en déroute en 2014.

Nouvelles aventures impériales états-uniennes

Voilà donc le contexte dans lequel Joe Biden décida de respecter l’accord conclu par son prédécesseur, en repoussant seulement de quatre mois l’échéance prévue jusqu’à la fin du mois d’août. Il n’a pas pu cacher son mépris pour les alliés afghans de Washington, auxquels il attribua l’entière responsabilité de la déconfiture, ni son mépris implicite pour les Afghans en général ainsi que sa réticence à l’idée d’en autoriser un plus grand nombre à trouver refuge aux États-Unis. Dès le début, les femmes afghanes, naguère utilisées hypocritement pour justifier la perpétuation de l’intervention américaine en Afghanistan, ont été les victimes des talibans tout autant que du gouvernement états-unien.

Biden a toutefois dit vrai lorsqu’il a déclaré dans son allocution du 31 août :

«  Deux options s’offraient à nous : respecter l’accord passé par le gouvernement précédent, en prolongeant ses délais afin de […] laisser plus de temps aux gens pour partir ; ou envoyer des milliers de soldats supplémentaires et intensifier [escalade] la guerre. »

Son usage de l’expression « escalade » qui évoque le Vietnam ne devait rien au hasard. Tout le discours de Biden était fondé sur les leçons stratégiques de l’après-Vietnam. Les aventures de l’administration de George W. Bush tant en Irak qu’en Afghanistan ont cruellement montré à l’empire américain combien il était coûteux d’ignorer ces leçons.

Ceci nous amène à un dernier point, crucial : la révision stratégique de l’après-Vietnam ne visait pas à inaugurer une nouvelle ère pacifiste de la politique mondiale de Washington. Elle ne visait qu’à ajuster les expéditions impérialistes des États-Unis selon des critères de plus grande efficacité militaire et de moindre coût politique.

Barack Obama se conforma aux règles tirées de l’expérience vietnamienne en pratiquant très largement (bien plus que G. W. Bush) la guerre à distance au moyen de drones. Trump suivit la même voie et, de surcroît, affranchit encore plus l’utilisation des drones par l’exécutif de tout contrôle. Fait remarquable : Trump et Biden ont tous deux inauguré leur présidence par des frappes de missiles de longue portée en Syrie, pour démontrer leur volonté de faire usage de la force à distance.

C’est précisément ce à quoi s’est engagé Biden dans l’allocution déjà citée :

«  Nous poursuivrons la lutte contre le terrorisme en Afghanistan et dans d’autres pays. Il ne nous est pas nécessaire de mener des combats au sol pour le faire. Nous disposons de ce que l’on appelle des capacités transhorizon, ce qui signifie que nous pouvons frapper des terroristes et des cibles sans bottes américaines au sol – ou très peu, au besoin  ».

Plus que jamais, voilà ce en quoi consisteront les actions impériales des États-Unis à l’avenir : la pratique régulière de bombardements à des échelles diverses, allant d’assassinats individuels par drones à des frappes ciblées, aériennes ou par missiles, avec une disposition permanente à l’exercice de la « supériorité écrasante » pour détruire un pays, comme l’Irak fut détruit en 1991, sans s’engager dans l’édification d’États (state-building).

Avec la revigoration du « syndrome vietnamien », il y a une forte défiance envers les grandes expéditions à l’étranger dans l’opinion publique américaine, voire au sein même des forces armées. Toutefois, le mouvement antiguerre est bien moins attentif et réactif face aux massacres perlés, perpétrés par les États-Unis à coups de drones et de missiles. Le mouvement anti-guerre doit reconnaître ces actes pour ce qu’ils sont pleinement – des actes de guerre – et faire campagne contre leur poursuite tout autant que contre les expéditions impérialistes de plus grande envergure.

*

Cet article a d’abord été publié par Jacobin.

Traduction par Thierry Labica.

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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