VITALY DUDIN1
Afin d’accélérer la victoire sur l’agresseur russe, le Parlement a voté en faveur du projet de loi 8312, qui augmente considérablement les incitations au service militaire. Il prévoit la garantie d’une rému-nération supplémentaire de 30000 UAH [740 euros]
pour le personnel militaire pendant la loi martiale, même s’il ne participe pas directement aux hostilités.
Cependant, la signature de la loi par le président a été bloquée par le député susmentionné, élu du parti Voix, qui a présenté la résolution n° 8312-P visant à annuler le vote. Le député estime qu’en agissant ainsi, il a presque sauvé le pays de la crise, car il pense que les nouvelles garanties n’étaient pas soute-nues par des fonds budgétaires et qu’elles auraient pu provoquer un malentendu de la part du FMI.
Cette mesure a fait l’objet de diverses apprécia-tions. Elle peut être considérée comme un manque de respect envers les militaires et un abus de pouvoir parlementaire… Mais l’action du député peut-elle être considérée comme accidentelle ? En fait, elle est due au populisme de droite qui s’est emparée de la politique ukrainienne. Voyons comment a évolué le
champ des garanties sociales pour les militaires et ce qu’indique le scandale autour de la tentative de revalorisation du statut des militaires.
Comment les soldes des militaires ont-elles évolué pendant la loi martiale ?
La chronologie des changements législatifs en matière de soutien financier aux militaires montre que l’État a progressivement réduit le champ de ses obligations.
Le 28 février 2022, immédiatement après l’inva-sion, le gouvernement a adopté la résolution n° 168. L’article 1 stipule que pendant la loi martiale, les
militaires recevront une rémunération supplémen-taire de 30000 UAH par mois. Cette rémunération supplémentaire est versée sur la base d’ordres émis
par les commandants.
Le 1er juillet, le Parlement a adopté la loi dite d’optimisation des relations de travail n° 2352, qui a entraîné une détérioration de la situation financière d’un grand nombre de militaires et de leurs familles. Cette loi a supprimé de l’article 119 du Code du travail ukrainien le droit des employés ayant effec-tué leur service militaire de conserver leur salaire
moyen sur leur lieu de travail. Sotsialnyi Rukh a critiqué cette mesure antisociale et a souligné qu’il était inadmissible de priver de leurs revenus ceux qui avaient été enrôlés avant l’entrée en vigueur de la loi (19 juillet). Le ministère de l’économie a adopté une
position opposée, invoquant le fait que les salaires des militaires avaient augmenté sous la loi martiale.
Sur la base de cette explication, les tribunaux ont rejeté de nombreuses demandes d’indemnisation des salariés mobilisés. Entre-temps, les garanties « com-pensatoires » ont commencé à disparaître.Le 7 juillet 2022, le conseil des ministres a adopté
la résolution n° 793, qui modifiait la résolution n° 168. Les militaires n’ont plus droit à une « rému-nération supplémentaire de 30000 UAH par mois », mais à une « rémunération supplémentaire d’un mon-tant maximum de 30000 UAH au prorata [du temps
de service sur le terrain] par mois ». En outre, la procédure et les conditions de paiement de celle-ci peuvent désormais être déterminées par les respon-sables des ministères et des organes d’État concer-nés. Le montant de la rémunération peut varier de
manière significative et les gestionnaires ont le droit d’en modifier certains paramètres.
25 janvier 2023. Le ministère de la défense a publié l’ordonnance n° 44, qui modifie la procédure de paiement de la rémunération aux militaires des forces armées ukrainiennes et à certaines autres per-sonnes. L’ordonnance a été complétée par une nou-velle section « XXXIV. Paiement d’une rémunération supplémentaire pour la période de la loi martiale ».
Selon la clause 2 de cette section, une rémunéra-tion supplémentaire de 30 00 UAH est versée aux militaires effectuant des tâches de combat (spéciales) conformément aux ordres de combat (instructions).
La clause en question contient une liste des circons-tances dans lesquelles l’exécution des tâches donne droit à la rémunération supplémentaire spécifiée.Le 10 avril 2023, le Parlement a adopté le projet de loi sur les amendements à certaines lois de l’Ukraine
sur l’amélioration de la réglementation juridique des questions liées à la mise en œuvre des mesures du régime juridique de la loi martiale n° 8312, en tenant
compte de l’amendement n° 48.
L’amendement prévoit l’ajout de la deuxième par-tie de l’article 26 de la loi ukrainienne « sur le régime juridique de la loi martiale », qui se lit comme suit : pendant la période de la loi martiale, le personnel militaire, les soldats et les officiers du service de protection civile et les officiers de police reçoivent une rémunération mensuelle supplémentaire de
30000 UAH, indépendamment des tâches qui leur sont confiées ou des zones de service. Les conditions favorables au versement des « trente » [mille] doivent
désormais être protégées par la loi.
Le 11 avril 2023, le député Tsabal a enregistré le projet de résolution n° 8312-P. Comme indiqué dans la note explicative, la loi adoptée le 10 avril devrait être annulée, car le projet de loi et les documents qui l’accompagnent ont été distribués trois jours, et
non dix jours, avant le vote. Il semble que de telles réclamations soient une simple formalité et ignorent les réalités de la loi martiale. En même temps, aucun fait n’a été trouvé qui indiquerait une violation des procédures démocratiques dans l’expression de la
volonté.
Quelles sont les véritables raisons du blocage du projet de loi n° 8312 ?
Il est rapidement apparu que les propos relatifs à la violation du règlement cachaient des considéra-tions politiques. Volodymyr Tsabal a indiqué dans son commentaire qu’il était préoccupé par le manque de fonds pour les paiements supplémentaires aux
militaires. Il est intéressant de noter que cette posi-tion coïncide avec l’opinion de Danylo Hetmantsev, figure de proue de la faction Serviteur du peuple et
chef de la commission des finances du Parlement.
Pour approfondir le sujet, Tsabal a même déclaré que l’initiative législative bloquée… violait les obligations de l’Ukraine envers le FMI. Ce n’est pas la première fois que nos élites mentionnent l’intérêt des créan-ciers pour expliquer pourquoi le peuple ukrainien ne
mérite pas de bien vivre. L’adoption du projet de loi 8312 était censée atté-nuer la lassitude du public face aux coupes régu-lières qui affectent maintenant même le bien-être des
défenseurs de l’Ukraine. Cependant, certaines forces réactionnaires au sein du gouvernement (dont Tsabal est un représentant) veulent maintenir le cap habi-tuel de limitation des dépenses sociales au nom de la prospérité du capital.
La véritable raison des attaques contre les militaires est le capitalisme oligarchique, qui n’a subi aucun changement pendant la période de la loi martiale. Dans ce système, l’État ne contrôle pas les processus économiques, ce qui entraîne naturellement un défi-cit budgétaire constant. Les oligarques maximisent leurs profits sans rien donner en retour, et la popu-lation supporte la charge du financement des besoins socialement importants (éducation, soins de santé, défense).
En ce qui concerne l’attention portée par le FMI, celui-ci se concentre, entre autres, sur le problème de la pauvreté (qui est passée de 5,5 % à 24,1 % en 2022). Les salaires élevés des militaires signifient que de plus en plus d’argent finira dans les poches des
citoyens ordinaires, plutôt que d’être volé et transféré à l’étranger. C’est le moyen le plus simple d’augmen-ter le pouvoir d’achat et de sortir de l’ornière.
Qui est donc le député Tsabal ?
Avant d’entrer au Parlement, il a travaillé pour des sociétés multinationales. Il est l’un des coauteurs du scandaleux projet de loi anti-ouvrier n° 5371. Il a également promu l’idée de supprimer les indemnités des enseignants. Il a également voté pour d’autres pro-jets de loi visant à restreindre les droits des employés (n° 5388, 7251) et des chômeurs (n° 6067).
Le point de vue du député sur les finances est illustré par ses propositions pour surmonter la « crise de la couronne », qui sont imprégnées de foi dans le marché libre plutôt que de souci pour les gens. Exigeant une libéralisation pour les investisseurs, M. Volodymyr propose de « serrer la ceinture » des employés de l’État. Mais c’est l’idée d’augmenter les
salaires qui l’effraie le plus.
En tant que défenseur des entreprises, Tsabal com-prend qu’une augmentation des dépenses du budget de l’État pour les salaires (y compris ceux des mili-taires) peut être une excuse pour accroître le rôle de l’État dans l’économie. En fait, l’histoire montre
que les politiques couronnées de succès en temps de guerre comprenaient une réglementation, une cen-tralisation et une planification accrues dans la sphère
économique.
Quelle devrait être la politique en matière des fournitures militaires ?
Dans le discours dominant, les salaires élevés sont presque considérés comme un risque pour la stabilité. Cependant, en réalité, le désir d’économi-ser de l’argent sur le plan militaire peut affaiblir à la fois la défense et l’économie. Si nous abordons
cette question du point de vue de l’État-providence, la politique devrait reposer sur l’inadmissibilité des coupes dans le secteur de la défense tout en inter-venant simultanément dans l’économie pour mobili-ser des ressources. Ces priorités découlent de la loi fondamentale, comme le confirment les décisions suivantes de la Cour constitutionnelle d’Ukraine (CCU) :
– les mesures visant à assurer la protection sociale
des personnes servant dans les forces armées ne
peuvent être annulées ou réduites pour des raisons
d’opportunité économique (2016) ;
– la protection de la souveraineté et celle de l’inté-grité territoriale de l’Ukraine sont les fonctions les plus importantes de l’État en vertu de l’article 17 de la Constitution, et l’octroi de prestations aux anciens combattants en tant que personnes ayant
exercé ces fonctions ne devrait pas être conditionné par le manque de capacités financières de l’État (2018) ;
– Conformément à l’article 13 de la Constitution,
l’État doit appliquer des formes équitables et effi-caces de redistribution des revenus publics afin d’assurer le bien-être de tous les citoyens (2005).Compte tenu de tous les risques et difficultés liés au service, les soldats ukrainiens ne devraient pas recevoir moins de 1000 euros par mois de service.
Au lieu de répéter le mantra du déficit budgétaire, le gouvernement devrait mettre en œuvre une politique fiscale à orientation sociale : confisquer les biens des milliardaires, introduire un impôt progressif sur le revenu et nationaliser les industries stratégiques sous
le contrôle des travailleurs. Toutes ces mesures aug-menteraient les recettes budgétaires et réduiraient la charge pesant sur la société.
Il est regrettable qu’à un moment où l’Ukraine a besoin de ressources dans des proportions sans précédent, le gouvernement parle davantage de déréglementation que de sa capacité à organiser cor-rectement les processus économiques dans le cadre des lois en vigueur en temps de guerre. Cela pro-voque naturellement un mécontentement social, qui
peut devenir menaçant. Certains représentants de la classe dirigeante, comme M. Tsabal, tentent de main-tenir à tout prix la politique d’austérité. Cependant,
rien ne peut décourager le désir du peuple ukrainien de vivre mieux – ni les occupants russes, ni les néo-libéraux hypocrites. En temps de guerre, l’économie
doit répondre aux besoins sociaux et toute tentative de sauver un système dysfonctionnel doit être ferme-ment condamné
Notes
1. Avocat du droit du travail, membre de Sotsialnyi Rukh. Publié le
19 avril 2023. Traduction Patrick Le Tréhondat
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