article tiré de NPA 29
Là encore, la tentation de l’exotisme est forte : il s’agit d’un marché humide, c’est-à-dire un marché où l’on vend des animaux sauvages, morts ou vivants, pour la consommation humaine. La liste des animaux qui y sont vendus nous rend ce marché assez dépaysant : serpents, viande de crocodile, ânes, renard ou encore pangolins.
Revenons donc à notre question initiale : comment expliquer la consommation de telles espèces qui, en plus de nous paraître impropres à la consommation, sont potentiellement des agents pathogènes redoutables ?
L’explication culturaliste renverrait inévitablement ces modes alimentaires à une tradition chinoi-se pluriséculaire et ne manquerait probablement pas, pour finir, d’insister sur la nécessité de mettre fin à ces pratiques pour juguler les risques pandémiques.
Pourtant, s’il est exact que l’on retrouve en Asie des pratiques traditionnelles pouvant expliquer la consommation de ces animaux (les écailles de pangolin étant par exemple utilisées dans la médecine chinoise), ce fait masque un détail bien plus troublant : l’explosion nouvelle du marché des animaux dits sauvages.
Cette consommation d’animaux sauvages n’a ainsi rien d’immuable : elle a une histoire et cette histoire est récente. On peut la découper en deux temps. Le premier nous renvoie aux années 1970 [18].
Le régime chinois doit alors gérer une famine qui aura fait plus de 30 millions de mort et ne parvient pas à produire suffisamment de nourriture pour alimenter toute sa population (qui compte alors 900 millions d’habitants).
Il décide alors de réformer un système agricole jusque-là complètement étatisé : il autorise le développement de fermes d’élevage privées. Des petites exploitations paysannes, frappées de plein fouet par la famine, se tournent alors vers les animaux sauvages, comme la tortue, pour tenter de survivre.
Cela reste cependant très marginal et le deuxième temps de cette histoire est probablement bien plus décisif. En 1988, le gouvernement chinois décide de définir les espèces sauvages comme des « ressources naturelles », ouvrant de fait la voie à leur exploitation par de grandes fermes de type capitaliste visant à dégager du profit : c’est à partir de cette date que la consommation d’animaux sauvages a commencé à exploser.
Et c’est à ce moment également (et non avant) que se développent pleinement les discours mettant en avant les bénéfices médicaux que le consommateur peut espérer tirer de la consommation de ces animaux.
Loin d’un discours issu de la médecine traditionnelle, il s’agit donc d’une banale stratégie commerciale produite par les grandes fermes exploitant ces espèces dans le but d’augmenter les profits tirés de l’exploitation de cette nouvelle « ressource naturelle ».
C’est ce qui explique qu’on observe une expansion de la demande, notamment de la part des classes moyennes aisées vivant en ville [19]. Ainsi, le pangolin et autres espèces dites « sauvages » ont été l’objet d’une marchandisation les intégrant aux chaînes de valeurs agro-alimentaires [20].
Sous cet angle, le pangolin nous paraît bien moins étrange qu’au départ : il n’est finalement qu’une banale marchandise comme une autre (à ceci près, certes, que la marchandise en question est soupçonnée d’être à l’origine d’une pandémie particulièrement dangereuse).
Ce processus de marchandisation a évidemment une incidence directe sur le processus zoonotique produisant les nouvelles pandémies. D’abord parce que pour capturer les animaux destinés à être vendus, il devient nécessaire de s’enfoncer dans des zones peu accessibles, augmentant les risques d’exposition des éleveurs aux espèces porteuses de différents virus, comme la chauve-souris.
Ensuite parce qu’il implique de mettre sur le marché des espèces porteuses de virus face auxquels le système immunitaire des consommateurs ne peut avoir aucune réponse efficace puisqu’il n’y a jamais été confronté. On s’aperçoit donc que l’opposition binaire entre espaces urbanisés et espaces « sauvages » ne tient pas : le capitalisme subordonne complètement ces derniers aux premiers afin d’intégrer les différentes « ressources naturelles » qui s’y trouvent, précédemment transformées en marchandises, dans sa chaîne de valeurs.
Wuhan n’est pas qu’un marché : spéculation immobilière et agro-business
Cette expansion spatiale du capitalisme – des centres urbains vers des espaces supposément sauvages – est en plus aggravée par la spéculation immobilière (qui tend à grignoter, selon une logique déjà évoquée à propos du virus Ébola, les écosystèmes dans lesquels évoluent des espèces animales comme la chauve-souris) et par l’agro-business capitaliste.
Ainsi, Wuhan, avant d’être connu pour son marché humide, est d’abord, en Chine, « la capitale de la construction » [21]. Cette ville a en effet été au cœur de l’accélération brutale de l’urbanisa-tion chinoise, principalement après la crise de 2008 et l’introduction massive de capitaux étran-gers spéculant sur le parc immobilier chinois.
Selon les estimations du blog Chuang, en 2018-2019, la superficie totale consacrée aux chan-tiers de construction dans la ville était équivalente à la taille de l’île de Hong Kong dans son ensemble [22] !
Cela a eu pour conséquence de repousser plus loin dans la périphérie les infrastructures liées à l’agro-business et, en conséquence, la dépossession des petites exploitations paysannes qui se trouvaient alors sur ces terres.
Ces paysans n’ont donc eu d’autre choix que de rejoindre les périphéries urbaines ou de s’enfoncer davantage dans les espaces forestiers, s’exposant donc encore plus aux espèces animales contaminées.
Surtout, en lien avec la consommation d’espèces sauvages évoqué plus haut, ces paysans, dépossédés de leurs lieux de production, n’ont guère d’autre choix, pour survivre, que de chasser le gibier sauvage pour le vendre sur les marchés mondiaux ou pour leur propre consommation.
Ce qui explique que la consommation de pangolin soit à la fois le fait des classes moyennes urbaines aisées et des paysans les plus pauvres [23]. Ainsi, ce régime alimentaire, présenté ici ou là comme typiquement chinois, n’est en fait que le résultat de la marchandisation d’un côté et de la dépossession de l’autre – bref, de l’exploitation capitaliste.
Paul Sebillotte 2 avril 2020
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