Tiré de Entre les lignes et les mots
(…) Les théoriciennes féministes radicales du Mouvement de libération des femmes considéraient la sexualité comme un élément fondamental de l’oppression des femmes. Des théoriciennes telles que Kate Millett, Andrea Dworkin, Kathleen Barry, Catharine MacKinnon et Adrienne Rich considéraient le désir et l’exigence des hommes d’avoir sexuellement accès aux femmes comme la manière dont le statut de classe dominante des hommes était créé et incarné. Elles considéraient cette incarnation comme une forme de contrôle social des femmes par le biais de la menace ou de l’expérience du harcèlement sexuel et de l’agression sexuelle sur le lieu de travail et dans les lieux publics. Elles ont écrit de virulentes dénonciations de la manière dont l’expression de la sexualité masculine façonne et limite la vie des femmes. Kathleen Barry, par exemple, a qualifié la situation des femmes d’« esclavage sexuel féminin », qu’elle définissait ainsi :
« L’esclavage sexuel féminin est présent dans TOUTES les situations où les femmes ou les filles ne peuvent pas changer les conditions immédiates de leur existence ; où, quelle que soit la façon dont elles se sont retrouvées dans ces conditions, elles ne peuvent pas en sortir ; et où elles sont soumises à la violence et à l’exploitation sexuelles. » (Barry, 1984, publié initialement en 1979 : 40)
Barry explique avoir écrit son livre L’Esclavage sexuel de la femme après avoir réalisé combien les femmes étaient contraintes de subir une sexualité masculine violente, principalement au travers de la prostitution et du mariage forcé. Il était vital, selon elle, que les femmes perçoivent la réalité de la situation de tant de femmes :
« La seule façon de sortir du brouillard, de briser nos défenses paralysantes, c’est de tout savoir – l’étendue totale de la violence sexuelle et de la domination des femmes… En sachant, en faisant face, nous pouvons apprendre à tracer notre chemin pour sortir de cette oppression, en imaginant et en créant un monde affranchi de l’esclavage sexuel des femmes. » (Ibid. : 5)
Le présent livre prolonge cette analyse en examinant l’histoire des dernières décennies, où « l’esclavage sexuel des femmes » se trouve médiatisé par une industrie de la pornographie et de la prostitution en pleine expansion et par les réseaux que les hommes établissent sur Internet autour de leurs intérêts sexuels et de ce qu’ils aimeraient faire aux femmes. Comme Barry, je pense aussi qu’il est vital que les femmes « sachent tout ».
Les théoriciennes féministes ont appelé l’exigence d’accès des hommes aux femmes le « droit sexuel masculin ». L’expression « droit sexuel masculin » a été utilisée pour la première fois par la théoricienne féministe lesbienne Adrienne Rich dans son célèbre essai sur l’hétéronormativité paru en 1980, Contrainte à l’hétérosexualité et existence lesbienne, dans lequel elle parle des diverses formes qu’elle revêt, notamment la prostitution et l’esclavage sexuel au sein du mariage :
« Dans la mystique de la pulsion sexuelle masculine indomptable et conquérante, du « pénis-avec-sa-propre-vie », s’enracine la loi du droit sexuel masculin sur les femmes, qui justifie la prostitution comme un donné culturel universel d’une part, tout en défendant l’esclavage sexuel au sein de la famille sur la base de « l’intimité familiale et du respect des spécificités culturelles » d’autre part. » (Rich, 1980 : 145)
La théoricienne politique féministe Carole Pateman fait du concept du droit sexuel masculin le cœur de son ouvrage intitulé Le Contrat sexuel, dans lequel elle affirme qu’un contrat sexuel historique impose aux femmes des situations qui les obligent à servir le droit sexuel masculin, comme le mariage et la prostitution (Pateman, 1988). Le contrat sexuel, souligne-t-elle, récompense les hommes pour leur acceptation du « contrat social » au travers duquel ils renoncent à leur pouvoir sur eux-mêmes en consentant à la domination des rois et des gouvernements. En fournissant aux hommes une catégorie de personnes qu’ils peuvent légitimement contrôler et utiliser à des fins domestiques, reproductives et sexuelles, avec l’imprimatur de l’État, le contrat sexuel garantit leur loyauté et leur obéissance. L’essai de Pateman explique pourquoi les gouvernements, y compris ceux de la plupart des États libéraux d’aujourd’hui, adoptent soit une approche délibérément libérale de l’utilisation et de l’exploitation sexuelle des femmes par les hommes, soit l’inscrivent directement dans la loi.
L’approche de type laisser-faire tolère l’appropriation sexuelle violente des femmes par les hommes dans le cadre du mariage. Au Royaume-Uni, le viol conjugal n’a été reconnu comme un délit qu’en 1992, ce qui a permis aux hommes d’utiliser leur femme comme bon leur semble. Cette approche se caractérise également par un taux de condamnation si faible, en ce qui concerne les affaires de viols, que des féministes soutiennent qu’à l’heure actuelle, au Royaume-Uni, le viol est en fait décriminalisé (Siddique, 2020). Derrière tous les arguments avancés par les décideurs politiques et le système judiciaire, qui justifient cet état de fait en prétextant que ces affaires sont difficiles à traiter, se cache une adhésion systémique à l’idée selon laquelle ces types de comportement masculin seraient essentiellement naturels. Tout ce que l’État peut faire, c’est bricoler à la marge en traitant sérieusement une fraction des cas les plus flagrants, afin de donner l’impression de prendre au sérieux la violence sexuelle des hommes. Ce qui est perçu comme une forme de tolérance à l’égard d’un comportement supposément inévitable constitue en réalité un exercice délibéré du pouvoir de l’État visant à autoriser une pratique considérée comme nécessaire. On n’observe pas la même tolérance à l’égard d’autres formes de violence, comme la violence politique ou le meurtre de membres de la caste dominante que forment les hommes.
En parallèle, des auteurs et autrices antiféministes prétendent que le comportement sexuel des hommes est naturel. L’idée selon laquelle les hommes ont un droit au sexe est fortement défendue par la spécialiste britannique des sciences sociales Catherine Hakim, qui soutient que les femmes détiennent le pouvoir du « capital érotique », dont elles peuvent tirer parti sur le lieu de travail et ailleurs (Hakim, 2015). Hakim pense que les hommes méritent un accès sexuel aux femmes parce qu’il existe un « déficit sexuel » inévitable entre les hommes et les femmes. Selon elle, « la demande de sexe commercial est donc inévitable » et l’industrie du sexe sera florissante au XXIe siècle. La demande masculine, explique-t-elle, « dépassera largement l’offre féminine non marchande » et « la croissance économique, la mondialisation et l’internet » faciliteront l’accès aux femmes prostituées. Le « déficit sexuel masculin », soutient-elle, n’était pas aussi important lorsque les femmes dépendaient financièrement des hommes, mais il est devenu un problème désormais que davantage de femmes sont en mesure d’exercer leur droit de dire non. Avec l’érosion des conditions de l’esclavage sexuel des femmes, les hommes ne peuvent plus extorquer aussi facilement des services sexuels :
« L’indépendance économique croissante des femmes leur permet de se retirer des marchés et des relations sexuelles qu’elles perçoivent comme des offres inéquitables, surtout lorsqu’elles ont déjà assez d’enfants ou qu’elles n’en veulent pas. » (Ibid)
Selon Hakim, les hommes devraient pouvoir compenser le droit au sexe que les femmes disposant de ressources économiques sont en mesure de leur refuser en recourant aux femmes prostituées, contraintes par la nécessité de la survie économique d’autoriser les hommes à les utiliser sexuellement. Hakim ne semble pas très intéressée par toutes les études qui montrent comment la prostitution des femmes (imposée et organisée par les hommes) leur nuit. La pornographie, le lap-dancing (« danse-contact ») et la prostitution ne favorisent pas la violence à l’égard des femmes, affirme-t-elle avec assurance, ajoutant même que
« …toutes les preuves disponibles indiquent que la prostitution et les divertissements érotiques n’ont pas d’effets psychologiques ou sociaux néfastes, et qu’ils peuvent même contribuer à réduire les taux de criminalité sexuelle. » (Ibid.)
En d’autres termes, elle se charge de seriner le vieux mythe que les autorités masculines promeuvent depuis des millénaires : si les hommes sont autorisés à être violents envers une catégorie particulière de femmes, traditionnellement les femmes esclaves, ils seront moins susceptibles de violer les femmes respectables. Saint Augustin et Thomas d’Aquin ont tous deux soutenu que la prostitution devait être assurée afin de prévenir les viols (Lister, 2018).
Pour saisir à quel point le droit sexuel masculin est inscrit dans la loi et la politique, il est possible de se référer à un jugement rendu par un tribunal britannique en 2019. La Cour de protection a examiné le cas du droit d’un homme à utiliser sa femme sexuellement malgré les « troubles de la compréhension » de celle-ci. L’affaire a été portée devant le tribunal parce que des travailleurs sociaux ont estimé que l’état de la femme se détériorait, et qu’il était donc improbable qu’elle soit encore en état de consentir à ce que son mari l’utilise sexuellement. Comme l’a écrit Owen Bowcott pour le quotidien britannique The Guardian :
« Ses avocats ont suggéré qu’un juge pourrait devoir interdire au mari de continuer à avoir des relations sexuelles avec sa femme afin de s’assurer qu’elle ne soit pas violée. » (Bowcott, 2019)
Le mari a proposé de s’engager à ne pas l’utiliser sexuellement, mais le juge a décidé que cela pourrait porter préjudice au mari qui pourrait être amené à rompre un tel accord par inadvertance, peut-être en étant pris d’une envie soudaine. Le juge Hayden a déclaré : « Je ne saurais penser à un droit humain plus fondamental que le droit d’un homme d’avoir des relations sexuelles avec sa femme – et le droit de l’État de superviser cela. » Ainsi a-t-il été décidé que l’affaire devait être « correctement plaidée » à une date ultérieure.
Il n’existe aucune reconnaissance officielle d’un « droit sexuel masculin » dans les conventions des Nations unies. Aucun document des Nations unies ne parle de droits sexuels. Lorsque les droits sexuels sont mentionnés dans un discours sur les droits, ils sont généralement considérés comme faisant partie des droits des femmes et plus particulièrement des droits reproductifs des femmes. Lorsque les droits sexuels apparaissent dans des documents relatifs aux droits, généralement en lien avec les droits reproductifs des femmes, ils comprennent les droits des femmes à contrôler leur fertilité et à éviter les rapports sexuels non désirés (Miller, Kismodi, Cottingham et Gruski, 2015). Il s’agit de droits pour les femmes de ne pas être utilisées sexuellement et reproductivement par les hommes comme si elles étaient des objets ou des biens meubles. Ces droits sont considérés comme un aspect de la santé. Ils relèvent du droit des femmes à l’intégrité de leur corps et à être protégées de l’exercice coercitif du droit sexuel masculin et de séquelles telles que les grossesses non désirées et le mariage des enfants. En revanche, il n’existe pas de reconnaissance d’une catégorie distincte de droits sexuels des hommes, parce que les hommes ne constituent pas un groupe de citoyens ayant besoin de protection en tant que groupe. Néanmoins, le droit sexuel masculin est considéré comme une réalité, et protégé. (…)
À suivre.
Traduction : Nicolas Casaux
On peut se procurer Penile Imperialism : The Male Sex Right and Women’s Subordination auprès de Spinifex Press,
https://www.spinifexpress.com.au/shop/p/9781925950700
https://tradfem.wordpress.com/2022/11/04/le-droit-sexuel-masculin-partie-2/
Un message, un commentaire ?