Édition du 17 décembre 2024

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Le « choc des civilisations » : une thèse dangereuse

Ecrit par Jean-Claude Ravet

Étrange chronique que celle que nous a livrée Christian Rioux aux lendemains de l’attentat tragique de Québec : « Huntington avait raison » (Le Devoir, 3 février 2017). On se serait attendu de sa part plutôt à un regard depuis la France sur cet événement, qui concorde en tout point avec ses préoccupations de longue date. Il aurait pu nous parler des multiples réactions de soutien des Français aux familles des victimes, et même des commentaires stupéfiants de groupes de droite et laïcistes européens comme La riposte laïque, qui voit dans l’attentat de Québec « l’expression d’une résistance violente à une occupation non moins violente » !

Or, il a préféré nous parler de la thèse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington, qui met dos à dos, entre autres, le monde musulman et l’Occident, s’attardant sur un livre qui l’accrédite, Décadence (Flammarion, 2017) du philosophe Michel Onfray. Ce dernier, rappelons-le, se démarque de manière caricaturale par sa lecture fondamentaliste de la Bible et du Coran (Penser l’islam, Grasset, 2016) et par sa conception essentialiste des croyants et de la religion en général.

Au moment même où au Québec on essaie de panser les plaies du tragique attentat, Christian Rioux choisit ainsi d’attiser les craintes, bien françaises, de ceux qui voient en l’islam une menace pour l’Occident, en se servant d’une thèse pour le moins controversée. C’est de très mauvais goût. Car, loin de décrire l’état du monde, la thèse de Huntington sur le soi-disant « choc des civilisations », qu’il emprunte au très néo-conservateur Bernard Lewis, cherche à consolider la stratégie militariste néoconservatrice étasunienne qui a pris forme à la fin des années 1990. L’attaque terroriste du 11 septembre 2001 à New York lui donnera l’occasion de se déployer. Cette thèse cherche à cibler un nouvel ennemi – en remplacement du bloc soviétique – pour consolider l’hégémonie géopolitique chancelante des États-Unis. Loin d’être « visionnaire », comme le prétend Rioux, elle joue simplement le rôle d’une prophétie auto-réalisatrice. Pour le comprendre, je renvoie le lecteur au dossier de Relations « Sortir du « choc des civilisations » » (http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/enkiosque.php?idp=145&title=sortir-du-choc-des-civilisations-novembre-decembre-2015) (no 781, décembre 2015), notamment l’article de l’historien Samir Saul « La fabrique de l’ennemi civilisationnel » (http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/article.php?ida=3654&title=la-fabrique-de-lennemi-civilisationnel).

Depuis quand en effet sommes-nous en guerre entre civilisations, sinon dans le discours de George W. Bush et de son armada d’idéologues qui ont lancé la « guerre contre le terrorisme » et dans celui des groupes fondamentalistes islamistes ? Depuis quand ces discours font-ils « la réalité » ? L’Arabie saoudite n’est-elle pas l’alliée des États-Unis, la Russie l’alliée de la Syrie, pour ne nommer que ceux-là ? D’ailleurs, on peine à voir des exemples cohérents de ce « choc » dans la chronique de Rioux. Celui-ci confond même, contredisant la thèse d’Huntington, les conflits civilisationnels avec les conflits identitaires, nationalistes et interreligieux, en citant en exemple les conflits au Soudan, en Ukraine et au Moyen-Orient entre les sunnites et les chiites.

Or, ce que masque le discours sur le « choc des civilisations », c’est la véritable cause des conflits sociaux et internationaux qui secouent la planète, la vague de fond qui submerge les sociétés partout dans le monde : la globalisation capitaliste. C’est elle qui, en même temps qu’elle saccage les écosystèmes au nom du diktat du profit et de la croissance, aplatit le monde sous une seule « culture », celle de la logique technicienne et financière. C’est elle qui s’attaque à la culture dans sa pluralité et aux rapports symboliques au réel, comme s’ils étaient des reliquats du passé. Pour cela haro à l’intériorité, à la mémoire, à l’amour de la langue et à la politique en tant qu’espace réflexif de décision sur les normes collectives et le bien commun, comme des choses superflus.

Rioux en est d’ailleurs conscient. Le nationalisme catalan et écossais qu’il cite en exemple, sont en effet une résistance à cette globalisation capitaliste, comme peut l’être le nationalisme québécois, s’il ne se replie pas dans l’identitaire. Cela n’a rien à voir avec le « choc des civilisations ». Par contre, mettre dans le même bain qu’eux la montée des nationalismes européens d’extrême-droite, comme en Autriche, aux Pays-Bas et en Hongrie, ou encore celui de Trump aux États-Unis, c’est carrément biaiser le regard.

L’exemple de Trump à cet égard est emblématique. Loin d’être la confirmation de la véracité des thèses de Huntington, il montre l’impasse où elle conduit : l’instrumentalisation de la nation, de la culture, de l’identité au service d’une géopolitique financière et du contrôle des citoyens par un appareil sécuritaire hypertrophié. Expression d’une véritable fuite en avant vers une culture embrigadée, une identité essentialisée, une démocratie emmurée, une politique vassalisée aux multinationales et aux institutions financières. Entrer dans cette vision du monde, comme nous y invite Rioux, c’est se faire les complices d’un ordre mondial deshumanisé. Le combat ne peut passer par ce type de nationalisme, mais plutôt par la réappropriation par les citoyens de l’espace politique, la défense du bien commun et de la centralité de la culture dans une société.

La thèse du « choc des civilisations » que défend Rioux aboutit finalement à corroborer non seulement la vision des fondamentalistes islamistes, mais aussi celle des personnes qui, comme Alexandre Bissonnette, voient dans les musulmans des ennemis intérieurs à la nation, des corps étrangers menaçants, et considèrent l’islam comme incompatible avec l’Occident et la démocratie… Cela est extrêmement préoccupant.

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