Tiré du site du CADTM.
Quelle a été la cause du soulèvement populaire au Sri Lanka en 2022 ?
Le Sri Lanka a manqué de devises étrangères au cours du premier trimestre de 2022. Il a épuisé ses réserves, déjà entamées par la défense de la valeur de la roupie sri-lankaise (LKR), après avoir assuré le paiement de 500 millions de dollars pour un emprunt arrivé à échéance en janvier. La promesse de nouvelles recettes pour renouveler les réserves, annoncée avec assurance par le gouverneur de la Banque centrale au nom du gouvernement du président Gotabaya Rajapaksa, ne se sont pas matérialisées.
Pendant des décennies, la balance des paiements a été déficitaire de manière chronique, les dépenses d’importation dépassant les recettes d’exportation dans un rapport de deux pour un. Ce déficit a été financé par des emprunts étrangers (initialement des prêts bilatéraux et multilatéraux, mais de plus en plus sur le marché monétaire international à partir de 2007, sous la présidence de Mahinda Rajapaksa). En fait, les prétendues réserves étrangères étaient presque entièrement constituées de prêts étrangers et non de revenus nationaux. Pour maintenir la monnaie nationale (LKR) à une valeur artificiellement élevée pendant près d’un an, la Banque centrale a puisé dans ses réserves de dollars. Une fois les réserves épuisées, la roupie s’est effondrée en mars 2022. Elle a perdu 44 % de sa valeur par rapport au dollar américain et environ 40 % par rapport aux autres monnaies convertibles entre janvier et mai 2022 seulement. Actuellement, le dollar américain se négocie à 361 LKR, alors qu’il était à 200 LKR en juin 2021.
Sans devises étrangères, le Sri Lanka, fortement dépendant des importations, ne pouvait pas se permettre d’acheter du carburant (essence, diesel, charbon, kérosène, gaz LP), de la nourriture et des médicaments. Les pénuries de carburant ont affecté non seulement les transports mais aussi la production d’électricité, faisant des coupures de courant, auparavant rares, un événement quotidien et prolongé depuis février jusqu’à aujourd’hui. Avec la pénurie de nourriture et d’autres produits essentiels sur le marché, des files d’attente se sont formées partout. Tous les prix ont fortement augmenté. En juillet, l’inflation globale a augmenté de plus de 60 %, les denrées alimentaires de 90 % et les articles non alimentaires de 46 %. Une personne sur trois souffre d’insécurité alimentaire : elle n’a pas un accès adéquat à la nourriture ou réduit le nombre de repas, la taille des portions, la qualité et la variété. Des cuisines communautaires ont été mises en place à Colombo grâce à un financement participatif afin de fournir au moins un repas par jour dans les zones à faibles revenus, ainsi qu’une distribution ad hoc de colis d’aliments cuisinés.
Les pénuries de carburant et les coupures de courant affaiblissent également les secteurs productifs de l’économie, notamment l’agriculture, la pêche et l’industrie. Les moyens de subsistance des travailleurs journaliers et des ménages urbains pauvres sont dévastés. La crise a décimé les revenus des travailleurs indépendants faiblement rémunérés, ceux qui conduisent des taxis ou livrent des repas, par exemple. L’épargne et les prestations de retraite des classes moyennes et ouvrières ont diminué de plus de moitié à la suite de la dévaluation de la roupie. Ceux qui ont un revenu fixe ne peuvent pas suivre les hausses de prix inflationnistes propulsées par les profiteurs, sans augmentation de salaire compensatoire. Des dizaines de milliers de personnes, principalement des jeunes, se pressent au bureau des passeports, leur première étape pour trouver un emploi à l’étranger. Plusieurs centaines d’entre eux ont été interceptés en mer, alors qu’ils tentaient de fuir vers l’Inde ou l’Australie à bord de bateaux de pêche surchargés et peu sûrs.
Le mécontentement de la population face à la crise qui s’aggravait a été manifeste pendant la pandémie de Covid-19, avec des manifestations d’agriculteurs, d’enseignants, d’ouvriers de l’habillement et de travailleurs des plantations en 2021, ainsi que de femmes victimes de microcrédits en 2020. Il y a eu des manifestations anti-gouvernementales ponctuelles et des rassemblements de partis politiques d’opposition, mais qui n’ont mobilisé que des fidèles. Pendant ce temps, le gouvernement continuait à minimiser la gravité des problèmes économiques. Les gens, toutes classes confondues, étaient désenchantés par un gouvernement indifférent à leur douleur et inactif alors même qu’ils souffraient. [1]
La famille Rajapaksa, qui domine la politique sri-lankaise depuis 2005, est à la fois l’objet d’adoration et de crainte au sein de la société, selon l’ethnie et les opinions politiques de chacun·e. Pour la première fois de manière généralisée, les histoires d’abus de pouvoir, d’attachement aux astrologues et de richesse inexpliquée ont été rendues publiques. La demande adressée au président Gotabaya Rajapaksa de « rentrer à la maison » a également concerné le reste de sa famille. Ce slogan a été rejoint par un autre, « Rendez-nous notre argent volé ! ». Même si les tensions entre les classes sociales indiquent une crise systémique, le mouvement des citoyens qui a émergé en 2022 était largement encadré par la conviction de la classe moyenne que la mauvaise gestion de l’économie découle de la grande corruption des politiciens et des bureaucrates.
Ce soulèvement populaire est hétérogène, sans structure ni leader. Il défie les étiquettes de classe bien définies. Son origine au sein de cette catégorie floue qu’est la « classe moyenne » a façonné son caractère et sa conscience. Cependant, au fil du temps, il s’est diversifié, recevant le soutien d’étudiants universitaires, de travailleurs salariés journaliers, de citadins pauvres, de retraités, de personnes handicapées, de syndicalistes, de membres du clergé et de la communauté LGBTQI. Pourtant, la participation active de la classe ouvrière, des agriculteurs, des pêcheurs et des travailleurs des plantations est minime. Même les représentants de gauche des classes dominées qui y participent n’ont pas été en mesure de transcender la demande générale du mouvement des citoyens pour un soulagement économique à court terme, ni d’avancer un programme allant au-delà du changement de régime et de la réforme démocratique libérale et constitutionnelle [2]. La gauche n’a ni programme ni stratégie pour la transformation socio-économique de la société et le pouvoir des travailleurs.
Quelles ont été les étapes des mobilisations de ces derniers mois ?
De manière organique, des groupes de citoyens·nes de la classe moyenne ont commencé à organiser des manifestations de quartier dans la plus grande ville, Colombo, et dans ses banlieues [3]. Au fur et à mesure que la crise s’accélérait, le nombre et la diffusion du mouvement augmentaient. Un tournant qualitatif s’est produit le 31 mars lorsque des jeunes ont été violemment attaqués lors d’une confrontation avec les forces de sécurité qui gardaient la résidence privée du président Gotabaya Rajapaksa. Par la suite, les protestations, y compris en dehors de Colombo, se sont rapidement multipliées. Certains organisateurs, sans lien avec les partis politiques et novices en matière d’activisme, ont proposé une convergence des protestations sur un symbole du pouvoir présidentiel, son bureau à Galle Face Green, le parc du bord de mer de Colombo.
Cette manifestation massive de dizaines de milliers de personnes venues de toute l’île qui a débuté le 9 avril s’est transformée en une occupation continue (#OccupyGalleFace), empêchant Gotabaya Rajapaksa d’accéder au secrétariat présidentiel jusqu’à sa démission en juillet. Ailleurs au Sri Lanka, les gens ont occupé d’autres espaces publics pour exiger la démission du président, des membres de sa famille et du gouvernement.
Cependant, l’occupation la plus importante et la plus emblématique s’est déroulée à Colombo, surnommée par ses habitants « GotaGoGama » [4]. En cinghalais, « Gama » signifie village. Ce qui n’était au départ que quelques tentes destinées à abriter ceux qui restaient, s’est transformé en une commune dotée d’une cuisine, d’une bibliothèque, de salles de spectacles de danse et de théâtre, d’une salle de cinéma, d’un potager, de soins médicaux occidentaux et ayurvédiques, d’énergie solaire pour recharger les téléphones portables, ainsi que des campements de la communauté des malentendant·es, de catholiques cherchant à obtenir justice pour les attentats terroristes du dimanche de Pâques 2019, de militant·es contre les disparitions forcées et pour les droits humains, et de nombreuses organisations de jeunesse, notamment celles du parti de gauche Janatha Vimukthi Peramuna (JVP - Front de libération du peuple) et du Frontline Socialist Party.
Une autre étape importante du mouvement citoyen a débuté le 9 mai, lorsque des partisans du Premier ministre de l’époque, Mahinda Rajapaksa, ont attaqué les sites de protestation (#GotaGoGamas) à Colombo et à Kandy. La solidarité du public a été immédiate. La violence politique a provoqué des contre-attaques de la part de personnes enragées, jusque-là inactives dans les protestations mais en accord passif avec elles, dirigées contre les politiciens du gouvernement et leurs propriétés. Cela a contraint Mahinda Rajapaksa à démissionner.
Gotabaya Rajapaksa a rapidement nommé son ancien rival politique Ranil Wickremesinghe au poste de premier ministre. Wickremesinghe, ainsi que son Parti national uni (UNP), qui a été au pouvoir entre 2015 et 2019, ont été rejetés par l’électorat, n’obtenant qu’un seul siège sur l’ensemble des votes exprimés sur l’île. La décision du président a apporté une certaine stabilité au sein d’un gouvernement en proie au désarroi depuis début avril, alors que Wickremesinghe formait un nouveau cabinet avec le soutien du parti de Rajapaksa, le Podujana Peramuna (Front populaire) et de transfuges de l’opposition. L’impression, encouragée par les intérêts commerciaux et la société civile libérale, que Wickremesinghe, avec son orientation pro-secteur privé, pro-occidentale et cosmopolite, est le meilleur capitaine dans une mer agitée - ainsi que l’anxiété liée à la violence et à « l’extrémisme » après le 9 mai - a contribué au recul de la participation de la classe moyenne aux manifestations.
Cependant, les pénuries paralysantes de carburant et la détérioration de la vie économique et sociale ont entretenu la colère au sein du mouvement citoyen désormais connu sous le nom d’Aragalaya (qui signifie « lutte » en langue cinghalaise).
Pour renforcer la revendication de « Gota », mais maintenant aussi « Ranil », de « rentrer à la maison », les groupes de #GotaGoGama ont décidé le 9 juillet d’une manifestation de masse visant le bureau du président (assiégé mais non occupé) et sa résidence officielle voisine (où il avait été bunkérisé sous haute surveillance depuis son évacuation de sa résidence privée en mars). Cette manifestation s’est avérée être la plus grande mobilisation du mouvement citoyen à ce jour en 2022. Contre toute attente et en surmontant les nombreux obstacles qui se dressaient sur leur chemin, des personnes issues des classes populaires ont débordé les forces répressives (militaires et policières) pour s’emparer de manière spectaculaire du Secrétariat présidentiel et de la Maison du Président. Spontanément, d’autres personnes se sont massées devant la résidence officielle inoccupée du Premier ministre, Ranil Wickremesinghe mais faisant l’objet de protestations continues de la part des personnes qui campaient devant (#NoDealGama/#RanilGoGama), pour finalement en prendre possession tard dans la nuit. Enfin, après des mois de protestations, Gotabaya Rajapaksa, qui s’était réfugié à bord d’une embarcation de la marine, a annoncé sa démission, avant de s’envoler pour les Maldives, puis pour Singapour.
Tout au long du 9 juillet, le Premier ministre Ranil Wickremesinghe a résisté à la demande de démission des manifestant·es, affirmant que sa présence était nécessaire jusqu’à la formation d’un gouvernement multipartite. Cela a irrité ceux qui s’attendaient à ce qu’il parte en même temps que le président, avec lequel il était politiquement lié. Des foules se sont spontanément formées devant la résidence privée de Wickremesinghe (qu’il avait quittée à l’avance). Ils ont été repoussés par la police armée, qui a également agressé les journalistes qui filmaient ces violences. Au fur et à mesure que la nouvelle de cette attaque se répandait, de plus en plus de personnes sont arrivées. Au cours d’un incident bizarre, et sous la surveillance des forces de sécurité, sa maison a été incendiée. Pourtant, le premier ministre (devenu président par intérim) refusait de remettre sa démission. Cela a provoqué des manifestations militantes le 13 juillet devant son bureau, qui est tombé aux mains des manifestant·es malgré les gaz lacrymogènes et les canons à eau. Dans la semaine qui a suivi, les locaux de l’État qui avaient été occupés les 9 et 13 juillet ont été volontairement libérés par les protestataires.
Les différentes communautés ethniques et religieuses du Sri Lanka participent-elles aux manifestations de la même manière ?
L’Aragalaya est en grande partie un mouvement au sein de la nation cingalaise majoritaire, et des villes et villages du sud de l’île où l’on parle cinghalais. La nation tamoule minoritaire, en particulier dans le nord et l’est de l’île, s’est abstenue de participer activement au mouvement. De petites délégations de ces régions se sont rendues à #GotaGoGama pour exprimer leur solidarité, tout en soulevant leurs propres demandes de vérité et de responsabilité après la guerre, contre la militarisation de leur patrie traditionnelle et pour la restitution de leurs terres sous occupation militaire. La minorité ethno-religieuse musulmane, en butte à la violence et à l’islamophobie depuis la fin de la guerre en 2009 et après les attentats terroristes du dimanche de Pâques en 2019, était initialement méfiante, mais cela a changé au cours du mois de jeûne d’avril. Les Tamouls des collines et ceux originaires du nord-est mais domiciliés dans le sud ont participé aux manifestations.
Les communautés ethniques minoritaires avaient des sentiments mitigés envers le mouvement, tout comme les Cinghalais, mais pour des raisons différentes. L’ancien président étant un représentant du chauvinisme bouddhiste cinghalais, certains ont perçu l’Aragalaya comme un mea culpa tardif, même s’il ne reconnaît toujours pas les injustices commises à l’égard des minorités dans un État raciste. D’autres craignaient que leur participation ou leur soutien aux manifestations ne les rende vulnérables à la surveillance de l’État et ne les expose à des représailles. Aucun mouvement ne peut à lui seul effacer les contradictions et les fractures de la société, surtout lorsque celles-ci sont, au mieux, contournées et, au pire, invisibles. Néanmoins, certains au sein de l’Aragalaya ont revisité un passé inconfortable, notamment la discrimination historique contre les minorités et les crimes contre l’humanité commis contre les Tamouls en 2009.
Est-il exact de dire que les causes de la crise actuelle sont la somme des effets du modèle capitaliste néolibéral recommandé par le FMI/Banque mondiale et souhaité par le grand capital sri-lankais, se combinant ces deux dernières années à la chute dramatique des revenus touristiques et à l’augmentation du prix du carburant et des importations alimentaires ? Veuillez nous rappeler quand le grand virage néolibéral a été pris, et par quel type de gouvernement ?
Les loyalistes de Rajapaksas au sein du Parlement et de ses apparatchiks dans les institutions de l’État, la société civile nationaliste cinghalaise et les médias pro-régime, situent cette crise dans ce qui est extérieur à l’économie nationale et donc hors du contrôle du régime : les perturbations induites par la pandémie de Covid-19 dans les chaînes d’approvisionnement mondiales et nationales, qui ont un impact sur la production et la circulation ; l’effondrement du tourisme en 2020-2021 ; la guerre de la Russie contre l’Ukraine (les deux pays étant des marchés de premier plan pour le thé de Ceylan et, depuis peu, des pays d’origine pour les touristes) ; et la spirale mondiale des prix des carburants (essence, diesel, gaz liquéfié), des denrées alimentaires (blé, maïs, lait en poudre, sucre) et des engrais (urée). Cela revient bien sûr à absoudre l’ancien président Gotabaya Rajapaksa, ses conseillers et les membres de sa famille au gouvernement (le frère aîné Mahinda était Premier ministre jusqu’au 9 mai 2022 et le frère cadet Basil était ministre des Finances jusqu’au 4 avril 2022), de toute responsabilité dans ce désastre.
Les détracteurs des Rajapaksas, issus de l’opposition politique, des groupes de réflexion, des économistes et de la société civile libérale, attribuent la crise à des mesures « populistes » irréfléchies prises à la suite de l’élection présidentielle de 2019, principalement les réformes des seuils d’imposition directe et de la taxe sur la valeur ajoutée, qui ont réduit de moitié les recettes, et l’interdiction des intrants chimiques dans l’agriculture, qui a endommagé les récoltes de riz et de thé et annoncé une famine imminente ; l’impression de monnaie (telle qu’approuvée par la théorie monétaire moderne) pour financer les dépenses publiques, ce qui a alimenté l’inflation ; la chute drastique des envois de fonds des travailleurs migrants par les canaux officiels (les canaux informels offrant un taux de conversion dollar/roupie plus attractif) ; et le refus de s’engager dans un programme macroéconomique du Fonds monétaire international, accompagné d’une restructuration de la dette. Ce récit accuse carrément le régime, tout en exonérant le modèle économique de toute responsabilité dans la tragédie.
Par conséquent, les explications principales ou dominantes des problèmes du Sri Lanka mettent en cause des facteurs conjoncturels. Il existe un troisième point de vue : les problèmes évoqués ci-dessus sont des symptômes et non des causes de la crise. En d’autres termes, les origines de notre tourmente sont structurelles. Au Sri Lanka en 2022, le capitalisme néolibéral se trouve confronté aux conséquences de ses propres politiques. Chaque manifestation de la crise actuelle, et chaque réponse ratée, est le résultat de ces idées hégémoniques présentées sous forme de politiques, de processus et de mécanismes [5].
Le triomphe électoral de 1977 du United National Party (UNP), le grand vieux parti de droite du Sri Lanka dirigé par J. R. Jayewardene (oncle de Ranil Wickremesinghe), a marqué une rupture décisive avec les politiques dirigistes du passé. L’UNP a lancé la première vague de réformes en faveur de la libéralisation du marché, prétendument pour surmonter les défaillances de « l’économie fermée » après 1970 et pour imiter la voie de la prospérité empruntée par Singapour. C’était 10 à 15 ans avant que le reste de l’Asie du Sud ne suive le même chemin. Il convient de noter que ces réformes n’étaient pas le résultat d’un prêt du FMI et de la Banque mondiale (qui a suivi), mais plutôt la vision d’une nouvelle équipe dirigeante avec de nouvelles idées au sein de l’UNP, de concert avec des secteurs de la classe capitaliste nationale tournés vers l’extérieur. Bien entendu, la progression de ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « consensus de Washington » ou de « néolibéralisme » ne s’est pas conformée à la théorie des manuels scolaires : l’économie politique du Sri Lanka (comme de toute autre formation sociale) y a fait obstacle.
Une guerre interne entre l’État sri-lankais et les séparatistes tamouls a fait rage entre 1983 et 2009, élargissant la portée et le poids social de l’armée. Entre-temps, il y a eu une insurrection de la jeunesse cinghalaise contre l’État entre 1987 et 1989, menée par le Janatha Vimukthi Peramuna (JVP), qui s’est opposée au double autoritarisme politique et libéralisme économique de l’UNP. Néanmoins, il y a eu une autre vague néolibérale au début des années 1990, amorcée par l’UNP mais poursuivie par son ennemi historique de centre-gauche, le Sri Lanka Freedom Party (SLFP). La vague la plus récente, sous le SLFP dirigé par Rajapaksa, a eu lieu pendant la crise financière mondiale de 2007-8. Il y a donc une continuité dans l’orientation et la trajectoire du développement capitaliste depuis la fin des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, malgré les changements de régime politique. [6]
Le commerce, tant d’import-export que national, a été libéralisé pour permettre l’entrée de capitaux privés. Le retrait de l’État a sapé sa capacité à réguler les prix du marché, à stocker et à distribuer les stocks alimentaires. Les cartels, notamment dans le domaine de la transformation et de la vente du riz et dans le secteur des importations, se sont renforcés. Les capitaux étrangers ont été courtisés par l’établissement de zones de traitement des exportations, de généreuses exonérations fiscales et de flux de capitaux sans restriction, ainsi que par la baisse des salaires dans le secteur manufacturier d’exportation, en plus de la suppression des syndicats et des droits des travailleurs. Le secteur des services est devenu le plus important de l’économie, créant des emplois sans sécurité ni droits. L’impôt sur les sociétés et le ratio impôt/PIB sont parmi les plus bas d’Asie. Les impôts indirects, qui pénalisent les pauvres, représentent 82 % du revenu fiscal total, soulignant la résistance des riches à l’imposition directe et progressive. Les petits agriculteurs ont perdu leur accès coutumier aux terres de l’État au profit de l’agrobusiness qui a bénéficié de prêts bancaires et d’incitations à l’exportation. Les dotations combinées de l’État en matière de santé et d’éducation sont inférieures au budget militaire, et ne suffisent qu’à couvrir les salaires et autres dépenses récurrentes. [7]
L’industrialisation axée sur l’exportation a supplanté l’industrialisation par substitution d’importation (ISI) [8], sauf que les exportations sont constituées de prêt-à-porter à faible valeur ajoutée, tandis que les importations sont constituées de matières premières, de biens intermédiaires et de machines, ce qui aggrave le déséquilibre entre les dépenses d’importation et les recettes d’exportation. Aucun effort n’a été fait pour soutenir la production industrielle destinée au marché intérieur, dans les secteurs du ciment, de la céramique, du papier, du cuir, du textile, de la sidérurgie, du sucre, du traitement des carburants et des huiles lubrifiantes, etc. Ces industries n’étaient pas considérées comme présentant un avantage comparatif pour le Sri Lanka et, de toute façon, les importations étaient moins chères et abondantes, avec des bénéfices plus rapides pour moins d’efforts. Voilà qui a contribué à désindustrialiser l’économie de l’île, a détruit des potentialités locales en termes de compétences et d’emplois et a intensifié la dépendance aux caprices du marché mondial.
Pendant ce temps, la principale exportation agricole, le thé (et dans une moindre mesure le caoutchouc), est restée importante, sauf que les termes de l’échange favorisent systématiquement les exportateurs de produits manufacturés par rapport aux produits de base. Même les principaux produits d’exportation tels que les vêtements et le thé dépendent largement des importations. Le tourisme est devenu une source de devises plus importante, bien qu’il n’ait jamais atteint une échelle massive ni dépassé le textile / habillement et le thé, mais il nécessite à nouveau de grandes importations de matériaux de construction, d’accessoires et d’installations, de nourriture et de boissons, avec une vulnérabilité accrue aux chocs, comme cela a été le cas pendant le Covid-19.
La plus grande source de devises étrangères, cependant, a été les envois de fonds des travailleurs migrants en Asie occidentale, principalement les pays du Golfe. Ce qu’il faut souligner, c’est que les trois principaux contributeurs aux recettes étrangères - la migration de la main-d’œuvre, l’habillement et le thé - proviennent tous du travail des femmes dans des emplois faiblement rémunérés.
Quel est le bilan de « l’économie ouverte » du Sri Lanka après plus de 40 ans ? [9] Elle a accru la dépendance à l’égard du commerce mondial (exportations et importations), des capitaux étrangers et privés, des emprunts pour financer des projets d’infrastructure à grande échelle et souvent non viables sur le plan commercial, ainsi que pour combler le fossé béant entre les revenus et les dépenses. L’endettement du Sri Lanka a connu une croissance exponentielle pour atteindre 51 milliards de dollars US, par rapport à une petite économie de 80 milliards de dollars US. La financiarisation de l’économie détourne les investissements de la production, ce qui favorise également l’endettement des ménages par le biais des institutions de microcrédit. La migration de la main-d’œuvre peu qualifiée, notamment vers le Moyen-Orient, est un pilier de nombreux ménages pauvres. La capacité de l’État à réguler les prix des produits et services essentiels et à protéger la consommation de base, les emplois et les revenus de la société, ainsi que l’accès à la santé et à l’éducation, notamment dans les périodes de grande détresse comme actuellement, est dégradée. Pendant ce temps, les inégalités de revenu et de richesse ont explosé de façon grotesque, tout comme l’emploi informel, créant une plus grande insécurité pour les salariés et leurs ménages. La conscience de classe s’est érodée dans la classe ouvrière organisée ; et le déclin de la gauche en tant que référence idéologique, politique et organisationnelle semble inexorable. [10]
Y a-t-il des similitudes entre le Sri Lanka de 2022 et les soulèvements en Égypte et en Tunisie (2011) et au Liban (2019) ?
Après la manifestation du 31 mars 2022, le gouvernement a décrit le mouvement citoyen comme une réplique du « printemps arabe ». Il s’agissait d’une insulte. On en déduisait que les protestataires, en cherchant à renverser le président, étaient des agents du bouleversement, de l’instabilité et du chaos, ouvrant peut-être même la voie à l’intervention et à la déstabilisation par des puissances étrangères, sans oublier le tropisme de l’islamophobie pour créer un fossé entre les manifestants. Cependant, au sein du mouvement citoyen, il n’y a eu aucune comparaison ou référence aux soulèvements populaires qui ont débuté en 2010 en Tunisie, en Égypte et ailleurs au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Il n’y a aucune preuve, même parmi les organisateurs d’Aragalaya, d’une étude approfondie de ces mouvements.
Ce qu’il y a peut-être de commun entre le Sri Lanka de 2022 et le « printemps arabe », c’est que la crise économique, le manque d’opportunités et les difficultés quotidiennes dues à la pénurie de biens essentiels ont poussé les jeunes à descendre dans la rue ; la grande corruption a été identifiée comme la raison de l’incapacité des gouvernements à fournir un niveau de vie décent à tous et toutes ; et le remède a été assimilé à une plus grande démocratisation du système politique et de la structure de l’État. Ce qui est radicalement différent, contrairement à la Tunisie et à l’Égypte, c’est l’abstentionnisme au Sri Lanka de la classe ouvrière sur les lieux de travail et par le biais de ses organisations au sein du mouvement actuel, à l’exception des délégations de dirigeants syndicaux à #GotaGoGamas à Colombo et ailleurs, et des coups de tonnerre du hartal [11] du 28 avril et de la grève générale du 6 mai. Une différence plus heureuse avec l’Égypte est l’absence à ce jour d’une prise de pouvoir par l’armée au Sri Lanka.
Parmi les commentateurs de droite en 2021, il y a eu des références peu flatteuses à la crise du Liban comme étant un miroir dans lequel l’avenir du Sri Lanka est prédit. Il n’y a eu aucune discussion sur le « soulèvement du 17 octobre » libanais au sein du mouvement citoyen au Sri Lanka. L’insularité est profonde sur cette île, y compris dans sa gauche et ses syndicats. Ce qui peut être commun aux soulèvements dans les deux pays c’est la tentative consciente de s’élever au-dessus des divisions ethno-religieuses, en s’identifiant comme un seul peuple avec des problèmes économiques communs et un ennemi commun dans le gouvernement, et en rejetant l’exécutif ainsi que le législatif. Dans les deux cas, les gouverneurs de leurs banques centrales respectives ont été considérés comme responsables de la crise, même si au Sri Lanka, le système bancaire est stable pour le moment. Un autre point commun entre les deux mouvements est peut-être qu’ils ont réussi à faire tomber des gouvernements, mais pas encore à en créer un de leur choix.
Y a-t-il une prise de conscience de l’importance de la question de la dette parmi un secteur significatif de personnes mobilisées ? Il y a eu d’énormes mobilisations contre le FMI en Argentine de mars à juillet 2022. Y a-t-il un secteur significatif qui est convaincu qu’il ne devrait pas y avoir un nouvel accord avec le FMI ? Que faut-il faire avec les paiements de la dette et avec le FMI ? Quelles sont vos propositions de mesures d’urgence pour faire face à la crise au Sri Lanka ?
Alors qu’en Argentine, les gens descendent dans la rue pour s’opposer au FMI, au Sri Lanka, il est plus probable que les gens manifestent pour demander une intervention du FMI. En vérité, il ne peut y avoir un autre pays où un accord avec le FMI est plus souhaité que le Sri Lanka. Bien sûr, cet engouement est basé sur le désespoir immédiat d’une part, et l’ignorance des conditions d’austérité d’autre part. Aucun programme du FMI en cours ne permet de connaître la douleur et le dénuement des pauvres. Le plus récent (le 16e depuis le premier accord en 1965) date de 2016 et n’est pas terminé, les paiements ont continué en 2021. Dans le contexte de la crise actuelle, on a fait comprendre à la société que, toutes les portes des nouveaux prêts lui étant fermées, le Sri Lanka n’a pas d’autre choix que de se tourner vers le FMI en tant que prêteur en dernier ressort.
Le mensonge véhiculé est que la solution miracle à la crise est le FMI. Il n’est pas expliqué que le FMI lui-même n’est pas susceptible de prêter plus de 3 milliards d’USD par le biais de son mécanisme élargi de crédit, et ce en plusieurs versements sur 4 ans. Cette somme ne représente pas plus que le coût de six mois de produits pétroliers. Elle représente également moins de la moitié de ce que le Sri Lanka devait payer au titre du service de la dette pour la seule année 2022. S’il est supposé que les fonds du FMI permettront de financer les importations urgentes, le Sri Lanka devra, selon le FMI, reprendre le service de sa dette et donner la priorité à ses recettes à cette fin. Par-dessus tout, un programme du FMI ne résout pas les raisons pour lesquelles le Sri Lanka a été pris au piège de la dette, ni comment, avec sa structure économique actuelle et son insertion dans l’économie mondiale, il pourra jamais atteindre un excédent de la balance des paiements, pour éviter de nouveaux emprunts.
Il n’y a eu aucune résistance ou alternative à un programme du FMI de la part d’une gauche sidérée et paralysée, allant du Janatha Vimukthi Peramuna aux activistes des mouvements sociaux. « Nous devrions prendre l’argent mais rejeter l’austérité ou rendre les conditionnalités conformes aux droits humains », disent certains optimistes. « Le FMI a changé depuis les années 1980, il accepte plus facilement les dépenses publiques et soutient même un filet de sécurité sociale pour les personnes vulnérables », insistent d’autres. « Nous connaissons déjà l’austérité, qu’est-ce que le FMI peut faire de pire ? », aboient quelques-uns. « C’était une erreur de faire défaut sur la dette » (ce que le Sri Lanka a fait depuis mai 2022) déclarent d’autres. « Nous avons besoin d’un accord du FMI pour que la note de risque du Sri Lanka s’améliore afin de pouvoir emprunter à nouveau auprès des agences bilatérales et multilatérales, et sur le marché obligataire ».
Certains syndicats du secteur privé ont demandé, à juste titre, que le gouvernement fasse preuve de transparence dans le processus de négociation avec le FMI et rende public le projet d’accord en cours de négociation. Cependant, jusqu’à présent, au-delà de communiqués de presse laconiques sur le processus, il n’existe aucune information technique sur les grandes lignes du programme proposé.
Il reste à voir si, une fois l’accord du FMI conclu, le mouvement se radicalisera autour de conditions probables telles que l’augmentation des taxes sur le carburant et les denrées alimentaires et des tarifs de l’électricité, de l’eau et d’autres services publics, le gel des salaires et la réduction des effectifs dans le secteur public, la « consolidation budgétaire » par le biais de réductions des dépenses de santé, d’éducation et de services sociaux, la déréglementation du marché du travail, notamment en ce qui concerne les heures de travail, les facilités de licenciement et la privatisation des entreprises publiques. La droite a intelligemment trouvé les occasions de faire avancer le projet néolibéral dans cette crise, en profitant des pénuries de carburant et des coupures de courant pour promouvoir la privatisation des entreprises publiques Ceylon Petroleum Corporation (CPC) et Ceylon Electricity Board (CEB). Les nationalistes cinghalais peuvent se lancer dans une opposition xénophobe contre un programme du FMI, ne serait-ce que pour se différencier du président Ranil Wickremesinghe devant l’électorat. Souvent en relation avec les campagnes anti-privatisation impliquant des capitaux indiens, et l’accord de la Millennium Challenge Corporation (MCC) soutenu par les États-Unis, les syndicats et organisations de gauche ont conclu des alliances opportunistes avec les nationalistes cinghalais, sous couvert « d’anti-impérialisme ».
Jusqu’à présent, la question de la dette n’a pas été abordée au sein du mouvement citoyen. Le Sri Lanka est déjà en défaut de paiement. Cela a interrompu un débat marginal qui traverse la droite et la gauche, sur la question de savoir si le gouvernement devrait suspendre unilatéralement le service de la dette afin de donner la priorité aux réserves étrangères pour les biens essentiels, notamment les médicaments. Le Sri Lanka ne reprendra probablement pas le remboursement de sa dette avant 2023. Le gouvernement a engagé Lazard et Clifford Chance comme conseillers financiers et juridiques respectivement, pour le conseiller sur la restructuration de la dette extérieure. Cette année, il y a des rumeurs parlant de dettes odieuses et illégitimes en relation avec les Rajapaksas. Certaines voix solitaires appellent à un audit de la dette, en particulier des obligations souveraines internationales (OSI). Cependant, cela n’est pas encore devenu une demande des partis politiques ou des mouvements sociaux.
Un bref aperçu de la composition de la dette extérieure du Sri Lanka peut s’avérer pertinent à ce stade. La plus grande partie de la dette extérieure, environ 47%, est constituée de titres souverains qui seraient détenus par BlackRock, Allianz, UBS, HSBC, JPMorgan Chase et Prudential, et dans une bien moindre mesure par des banques commerciales sri-lankaises et d’autres locaux (dont des personnes proches des Rajapaksas, selon les rumeurs). Les créanciers bilatéraux, principalement le Japon, la Chine et l’Inde, et d’autres pays, représentent collectivement 31 %. Enfin, les créanciers multilatéraux, la Banque asiatique de développement et la Banque mondiale, représentent 21 %.
Le récit occidental et indien d’un « piège de la dette chinoise » est de mauvaise foi. Néanmoins, il convient de souligner deux points concernant les prêts chinois. [12] Premièrement, leur proportion réelle est plus proche de 20 % que des 10 % enregistrés par la Banque centrale du Sri Lanka, car le chiffre officiel n’inclut pas les prêts accordés aux entreprises d’État (par l’EXIM Bank of China et la China Development Bank). Deuxièmement, les prêts chinois ont financé des méga-infrastructures et des projets vaniteux de l’ère Rajapaksa qui n’ont pas profité à la population et dont les coûts auraient été gonflés par de lourdes « commissions » versées au clan du président et à leurs proches. Par conséquent, ces prêts, parmi d’autres, devraient être audités afin de déterminer si les dettes contractées sont odieuses ou illégitimes.
Outre le défaut de paiement de la dette en cours, il devrait y avoir un moratoire sur le service de la dette dans l’attente d’un audit (y compris de la dette intérieure) et d’une réorientation de l’économie autour de l’aide à apporter aux classes populaires après cette crise. En plus d’une réduction radicale de la dette réclamée par les créanciers privés, toutes les dettes illégitimes devraient être annulées. L’endettement des ménages a également augmenté pendant la crise, car les prêts sont contractés pour les besoins de consommation et pour faire face aux dépenses urgentes. Les ménages devraient également bénéficier d’un allègement de leur dette, complété par une aide directe pour les besoins des ménages et les activités productives, afin de rompre le cycle des nouveaux emprunts pour rembourser les anciens.
Parmi les mesures d’urgence ou à court terme qui s’imposent, on peut citer la fourniture d’un panier d’aliments essentiels aux ménages à faible revenu dans les zones urbaines et rurales et les plantations, afin de les protéger de la famine. [13] Il ne faut pas se baser uniquement sur le registre existant, mais inclure les personnes poussées à la pauvreté par la crise, ainsi que les migrants internes tels que les travailleurs des usines d’exportation et les autres personnes résidant temporairement près de leur lieu de travail. Dans ce processus, le système de distribution publique qui a été démantelé par « l’économie ouverte » devrait être reconstruit sous le contrôle de la communauté. Les agriculteurs et les pêcheurs devraient être prioritaires dans l’approvisionnement en diesel et en kérosène afin de pouvoir reprendre la production et la distribution. Les transports scolaires et publics devraient être privilégiés par rapport aux véhicules privés dans le rationnement et la fourniture de carburant. Les employeurs doivent assumer la responsabilité du transport des travailleurs.
La charge fiscale pesant sur les pauvres doit être supprimée, les taxes sur la valeur ajoutée étant augmentées sur la consommation des riches. Un système de garantie d’emploi pour assurer un nombre minimum de jours de travail rémunéré doit être mis en place dans les communautés urbaines, rurales et dans les plantations. Les superprofits réalisés par les banques, les sociétés financières et d’autres secteurs pendant la pandémie doivent être soumis à des impôts plus élevés. Le budget militaire doit être réduit de moitié et les fonds alloués doivent être consacrés à la santé (y compris les compléments alimentaires pour les mères et les nourrissons) et à l’éducation (y compris le lait frais et les repas de midi pour les élèves). Il doit y avoir un moratoire sur les prêts aux micro et petites entreprises et des réductions du taux d’intérêt pour le crédit bancaire, afin de leur permettre de survivre tout en soutenant la production et l’emploi. Les mécanismes de crédit et de distribution appartenant à la communauté et gérés par elle, y compris les coopératives, devraient être aidés afin de donner la priorité aux besoins des travailleurs, en particulier des femmes.
Avec la nomination du nouveau président et le recours à la répression contre les manifestants, il est clair que le régime ne fait pas de concessions sérieuses, que peut-il se passer ?
Si l’éviction de l’ancien président Gotabaya Rajapaksa et de sa famille du gouvernement est une victoire pour le mouvement citoyen, l’élection de Ranil Wickremesinghe à la présidence est un sérieux revers. [14] Pour l’instant, cela a stabilisé l’ordre politique qui protège la famille Rajapaksa, son parti politique et le statu quo contre lequel les citoyens ont protesté. Cette « sélection » du nouveau président a la bénédiction des grandes entreprises, de la classe moyenne et de l’opinion libérale. Cette nouvelle situation a considérablement démobilisé le mouvement des citoyens et le diabolise systématiquement à présent. L’Aragalaya demandait la mise en place d’un gouvernement intérimaire multipartite, dirigé par un président et un premier ministre intérimaires, afin d’instituer des réformes réduisant les pouvoirs exécutifs de la présidence et d’apporter une aide économique et une stabilité en attendant des élections générales anticipées. Les radicaux au sein de l’Aragalaya ont également demandé la création d’un Conseil du peuple, dans le prolongement de la démocratie participative, pour représenter les intérêts des citoyen·es en complément et moyen de contrôle du Parlement. Cependant, l’Aragalaya a été mis en échec par les manigances du nouveau président, soutenu par la majorité pourrie du parlement. L’objectif des membres du gouvernement est de prolonger le mandat de ce parlement jusqu’en 2024, protégeant ainsi les parlementaires du régime Rajapaksa des enquêtes criminelles et de la perte éventuelle de leur électorat.
Quelques heures après avoir prêté serment en tant que président, le 21 juillet, Wickremesinghe a envoyé l’armée sur le site de l’agitation « GotaGoGama » à Colombo, agressant les protestataires et détruisant quelques tentes et espaces. Depuis lors, la répression s’est intensifiée et est implacable, alors que l’état d’urgence est en vigueur. Une centaine de personnes, dont les plus visibles en tant qu’influenceurs ou porte-parole du mouvement, ont été enlevées ou arrêtées par la police pour diverses infractions liées à leur entrée ou occupation de bâtiments publics ou à leur simple participation à des manifestations pacifiques. Les journalistes et les organisations médiatiques qui ont assuré une couverture favorable aux manifestations sont harcelé·es. Les syndicalistes qui ont relayé les revendications de l’Aragalaya sont actuellement arrêtés. La police tente d’éloigner les derniers manifestants de Galle Face Green, pensant ainsi désamorcer le mouvement.
Il y a une campagne concertée sur les médias sociaux et grand public pour diffamer les manifestant·es en les qualifiant de « fascistes » ou « d’anarchistes », financés par les gouvernements et les ONG occidentaux et même par la diaspora tamoule pour obtenir un changement de régime. Le 29 juillet, des organisations de la société civile, des groupes de femmes, des membres du clergé chrétien, des défenseurs des droits humains et d’autres membres des communautés tamoule et musulmane ont organisé des manifestations de solidarité dans le Nord et l’Est (Jaffna, Mannar et Batticaloa) pour demander la libération de toutes les personnes détenues et la fin de la répression. Des actions de solidarité ont eu lieu dans les communautés sri-lankaises à l’étranger. Elles doivent se poursuivre et bénéficier du soutien de la gauche et des organisations du mouvement ouvrier dans ces pays également.
Cette lutte est inachevée et connaît actuellement un sérieux revers. Mais c’est sans aucun doute la lutte sociale la plus édifiante et la plus porteuse d’espoir du 21e siècle au Sri Lanka. Tous ceux et celles qui, partout dans le monde, ont été inspiré·es par le soulèvement populaire de 2022 doivent maintenant se lever pour le défendre. Aragalayata Jayawewa/Poraattathukku Vetri/La lutte vaincra !
Notes
[1] B. Skanthakumar (2022). La crise du Sri Lanka est une fin de partie pour Rajapaksas, CADTM, 21 juillet
[2] B. Skanthakumar (2022). “Weeks when decades happen”, Polity (Colombo), Vol. 10 (Issue 1) : 3-4, http://ssalanka.org/weeks-decades-happen-b-skanthakumar/
[3] Meera Srinivasan (2022). “Janatha Aragalaya | The movement that booted out the Rajapaksas”, The Hindu (India), 17 July 2022, http://europe-solidaire.org/spip.php?article63349
[4] Meera Srinivasan (2022). “‘Occupy Galle Face’ : A tent city of resistance beside Colombo’s seat of power”, The Hindu (India), 12 April 2022, https://www.thehindu.com/news/international/occupy-galle-face-a-tent-city-of-resistance-beside-colombos-seat-of-power/article6531735.ece?homepage=true
[5] Devaka Gunawardena and Ahilan Kadirgamar (2022). “Economic collapse and the post-IMF crisis”, Daily FT (Colombo), 01 April 2022.
[6] B. Skanthakumar (2013).“Growth with Inequality : The Political Economy of Neoliberalism in Sri Lanka”, Law & Society Trust Review (Colombo), Vol. 24 (Issue 310), August 2013 : 1-31.
[7] B. Skanthakumar (2022). “Budget 2022 : Brace for Austerity”, Polity (Colombo), Vol. 10 (Issue 1) : 50-57 at p. 50.
[8] Cette stratégie renvoie principalement à l’expérience historique de l’Amérique latine des années trente et quarante, et aux travaux de la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine de l’ONU) des années 1950, avec notamment les écrits de l’Argentin Raúl Prebisch (qui deviendra en 1964 le premier secrétaire général de la CNUCED). Le point de départ est le constat selon lequel, confrontés à une réduction drastique des échanges, les principaux pays d’Amérique latine avaient su répondre à la demande intérieure en remplaçant les produits importés par le développement de la production locale. La théorisation de la CEPAL vise à étendre ce procédé successivement à tous les secteurs de l’industrie en créant une « déconnexion » vis-à-vis du Centre. En s’appuyant sur une bonne dose de protectionnisme et sur une intervention coordonnée de l’État, elle vise à permettre l’essor des industries naissantes. La Corée du Sud a appliqué cette politique avec succès mais dans des conditions particulières. Note ajoutée par Éric Toussaint.
[9] B. Skanthakumar (2017). “Accounting for 40 years of market reforms”, Daily FT (Colombo), 11 October 2017.
[10] B. Skanthakumar (2015). “Labour’s Lost Agency : What happened to the labour movement in Sri Lanka”, Himal Southasian (Kathmandu), Vol. 28, No. 1 : 12-34.
[11] Manifestation non-violente visant à paralyser la vie publique
[12] Umesh Moramudali and Thilina Panduwawala (2022). “From project financing to debt restructuring : China’s role in Sri Lanka’s debt situation”, Daily FT (Colombo), 17 June 2022 ; Umesh Moramudali (2022). “The Sri Lankan Foreign Debt Problem”. Watchdog, 4 March 2022 ; Verité Research (2021). Navigating Sri Lanka’s Debt : Better reporting can help – a case study on China Debt. Colombo : Verité Research.
[13] Feminist Collective for Economic Justice (2022). “Sri Lanka’s Economic Crisis : a feminist response to the unfolding humanitarian crisis”, Polity Online, 09 April 2022.
[14] B. Skanthakumar (2022). “In Sri Lanka’s Crisis, a new president and old problems”, Labour Hub (London), 21 July 2022.
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