Cela n’a pas été la grande percée tant espérée. Le Sinn Fein a dû revoir à la baisse ses rêves les plus fous : lors des élections législatives de la République d’Irlande du vendredi 25 mars, l’ancienne aile politique du groupe paramilitaire IRA (Armée républicaine irlandaise) a dû se contenter de 14 % des voix, loin des presque 25 % que certains sondages lui promettaient il y a quelques mois. Face à lui, les deux habituels partis de gouvernement, Fine Gael (gouvernement sortant) et Fianna Fail (au gouvernement jusqu’en 2011), se retrouvent au coude-à-coude, avec chacun le quart des voix.
La sanction contre le système en place est pourtant claire. Après huit années d’austérité, le Fine Gael et le Fianna Fail regroupent tout juste 50 % des voix, au plus bas depuis les années 1920. Ils dominaient encore les deux tiers des voix il y a seulement dix ans. Une multitude de petits partis profitent de cet affaiblissement : les Verts, l’Alliance anti-austérité, des candidats indépendants. Au total, ceux-ci regroupent 28 % des voix. Les travaillistes, qui avaient fait l’erreur d’accepter de faire partie de la coalition, s’effondrent (7 %). Dans ce paysage très morcelé, monter un gouvernement relève de la mission impossible. L’Irlande risque de se trouver dans une situation à l’espagnole, incapable de former un exécutif.
Derrière ces soubresauts se cache cependant un vrai mouvement de fond pour le Sinn Fein. Il y a encore dix ans, pas grand monde en République d’Irlande ne voulait entendre parler de ce parti qui était considéré comme ayant du sang sur les mains, pour sa participation aux « troubles » de l’Irlande du Nord, qui ont fait 3 500 morts entre 1969 et 1998. En 2002, le Sinn Fein ne recueillait que 6,5 % des voix. En 2007, il restait à 6,9 %. En 2011, il atteignait 9,9 % et son président Gerry Adams devenait député au parlement de Dublin. Avec désormais 14 %, il devient le premier parti de gauche de ce pays de 4,6 millions d’habitants, une force incontournable du paysage politique. Cette élection a été « une secousse sismique », estimait samedi 27 février Gerry Adams.
Le Sinn Fein a fait campagne sur les promesse non tenues des travaillistes.
Progressivement, le gigantesque pari politique que le Sinn Fein a fait en 1998 commence à payer. À l’époque, au prix de vives dissensions internes, le parti avait convaincu l’IRA de faire taire les armes en signant les accords du Vendredi saint. La guerre civile larvée du nord n’avait que trop duré, presque un siècle après la division de l’île, entre la République d’Irlande indépendante au sud et l’Irlande du Nord possédée par les Britanniques. À la place, Gerry Adams a mis en place une stratégie simple : arriver au pouvoir par les urnes au nord comme au sud. Réunifier de facto l’île, par la politique.
Le pari est réussi au nord. Martin McGuiness, ancien officier de l’IRA, est vice-premier ministre d’Irlande du Nord, partageant le pouvoir avec l’ancien ennemi unioniste du DUP (Democratic Unionist Party). Au sud, une bonne partie du chemin est désormais réalisée. Le Sinn Fein est un parti d’opposition qui compte. Alors que l’Irlande s’apprête à commémorer le centenaire du soulèvement de Pâques en 1916, réprimé dans le sang par l’armée britannique, le symbole est fort.
Barbe grise toujours impeccablement taillée, élégant gilet de laine sous son grand manteau noir, la voix parfois à la limite du chuchotement qui tranche avec sa réputation d’homme très dur, Gerry Adams est comme un poisson dans l’eau ce samedi 20 février 2016. La foule se presse autour de lui, et il ne boude pas son plaisir : il serre les mains, prononce quelques mots, se prête de bonne grâce au jeu des selfies… « Il existe une alternative au système actuel, explique-t-il. Il faut que les gens le sachent. » Les 20 000 manifestants qui défilent ce jour-là ne sont pas nécessairement des sympathisants. Ils sont venus pour protester contre la politique d’austérité menée par le gouvernement du premier ministre sortant Enda Kenny (Fine Gael) et ils regroupent de multiples petits partis de gauche. Mais aucun ne voit en Gerry Adams un repoussoir.
Les liens d’autrefois avec les terroristes de l’IRA ? Même un ancien militaire à la retraite comme Anthony Reynolds n’en a cure. « Il faut arrêter avec ça. C’était il y a longtemps. Gerry Adams est accusé de tous les maux mais cette tactique ne marche plus. » Il n’avait jusqu’à présent jamais voté Sinn Fein, mais a décidé de franchir le pas cette année.
Le Sinn Fein a su saisir la balle au bond et se faire le porte-parole des anti-austérité
À Dundalk, à une heure au nord de Dublin, Maeve Curtis est devenue une figure incontournable. Depuis deux ans, elle manifeste une fois par semaine devant sa mairie contre l’austérité et ses ravages sociaux. Elle est venue défiler ce samedi dans les rues de Dublin pour dire une nouvelle fois son ras-le-bol. « Je ne voterai pas Sinn Fein, parce que je soutiens l’Alliance anti-austérité (qui a finalement recueilli 3 % des voix). Mais je tire mon chapeau à ce parti, qui a su se dresser contre l’austérité. Quant aux “troubles” d’autrefois, il ne faut pas oublier que Gerry Adams a eu un rôle majeur dans la paix. »
Quel changement de ton pour le leader du Sinn Fein ! Voilà trois décennies qu’il bat le pavé de la République d’Irlande en tant que politicien. Mais dans les années 1980, il était persona non grata. En 1988, côté britannique, Margaret Thatcher avait interdit à la presse de diffuser sa voix, afin de « priver de l’oxygène de la publicité ce terroriste ». Côté République d’Irlande, l’homme était à peine mieux accepté : si la lutte pour la réunification de l’île était soutenue sur le principe, pas grand monde n’approuvait les actes sanglants de l’IRA.
Quant au rôle réel de Gerry Adams, pas grand monde n’était dupe. Sinn Fein et IRA étaient intimement liées. Le président du parti n’a jamais reconnu officiellement avoir fait partie du groupe paramilitaire, mais il s’agit d’un secret de polichinelle, d’après Vincent Browne, éditorialiste à l’Irish Times. « Nous savons tous que Gerry Adams était l’un des leaders de l’IRA pendant longtemps et il n’est pas surprenant qu’il le démente : sinon, cela ouvrirait le risque de poursuites criminelles et probablement de poursuites au civil. Nous connaissons tous la complicité de Gerry Adams avec de nombreuses atrocités de l’IRA, atrocités qui auraient sans doute eu lieu de toute façon, avec ou sans lui. » Dans ces conditions, jusqu’à la fin des années 1990, le Sinn Fein n’a pas dépassé 2 % lors des élections législatives en République d’Irlande.
La paix au nord n’a guère changé les attitudes. La mémoire des bombes était trop vive. Le vrai tournant est venu de l’implosion du système bancaire irlandais en 2008.
Le Sinn Fein a su saisir la balle au bond et se faire le porte-parole des anti-austérité. Quand le FMI et l’Union européenne ont imposé un plan de sauvetage fin 2010, il s’y est opposé. Quand les coupes budgétaires et les réductions des aides sociales sont entrées en vigueur, il a donné de la voix. « Pour une reprise économique juste », était son slogan cette année. Progressivement, le Sinn Fein a su incarner une vraie alternative.
Pourtant, les dents commencent à grincer en interne. Face à un gouvernement aussi impopulaire, et alors que le Fianna Fail est encore tenu responsable de la crise économique, le parti aurait dû faire mieux. Gerry Adams a mené une campagne peu convaincante, hésitant sur son propre programme économique. Lors de plusieurs interviews catastrophiques, il n’a pas su s’expliquer sur la fiscalité qu’il voulait imposer sur les hauts salaires. À 67 ans, la figure historique n’est-elle pas dépassée ?
Dan et Gavin McGlove, père et fils et tous les deux membres du Sinn Fein, sont une bonne illustration de ces tensions. Pour le premier, crâne rasé, 59 ans, au chômage, les figures de la lutte nationaliste d’antan sont intouchables. « J’ai toujours soutenu le Sinn Fein. Quand j’étais jeune, j’étais considéré comme un mouton noir par ma famille, qui n’acceptait pas ce soutien. » Sous-entendu : ce n’est pas maintenant que je vais changer.
Le second, petite barbe à la mode et ingénieur dans une multinationale pharmaceutique, rejette cette analyse. « Les gens continuent à lier Gerry Adams au passé, pas à l’avenir. Il est temps de changer de direction. » Actuellement, aucun des partis de gouvernements n’est prêt à envisager une coalition avec le Sinn Fein, qui demeure toxique.
« Cela reste le parti pour lequel beaucoup d’Irlandais ne peuvent absolument pas voter, analyse Michael Marsh, politologue à l’université Trinity College London. Le Sinn Fein n’a jamais vraiment réussi à se dissocier du lien avec le terrorisme. » Gerry Adams fait donc face à un paradoxe : pour faire aboutir son rêve de voir une réunification politique, avec son parti au pouvoir des deux côtés de la frontière, il pourrait avoir besoin de démissionner. Et laisser un autre terminer le travail.