Le Manifeste du parti communiste est une œuvre de commande qui a été composée en peu de temps. En fait, tout au plus deux mois ont été nécessaires à la rédaction de cet incontournable opuscule de la pensée marxiste (de décembre 1847 à janvier 1848). Il a été imprimé et publié à Londres en février 1848. L’ouvrage comporte cinq parties. Une brève introduction et ensuite quatre parties où il est question des « Bourgeois et prolétaires » ; des « Prolétaires et communistes » ; de la « Littérature socialiste et communiste » et enfin de la « Position des communistes envers les différents partis d’opposition ». Voyons voir d’un peu plus près le contenu véhiculé dans ce texte que les auteurs présentaient comme « un document historique que nous ne nous reconnaissons plus le droit de modifier. » (p. 3). S’agit-il réellement d’une œuvre immuable ?
L’introduction
Le texte s’ouvre avec la phrase-choc affirmative suivante : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne » (p. 31). Nous sommes ici en présence d’un constat à partir duquel nos deux auteurs vont en tirer « un double enseignement ». Le premier, que « le communisme est reconnu comme une puissance par toutes les puissances d’Europe ». Le deuxième, « (i)l est grand temps que les communistes exposent, à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances […] » (p. 31). Ces « enseignements » sont présentés comme ayant pour auteurs non pas Marx et Engels eux-mêmes, mais bien plutôt « des communistes de diverses nationalités (qui) se sont réunis à Londres et ont rédigé le Manifeste suivant » (p. 31).
Humbles ou inspirés par une forme de mystique politique, Marx et Engels nous disent qu’ils se sont effacés pour l’occasion. Ils tentent de nous faire croire que c’est par leur intermédiaire que s’expriment les authentiques auteurs du manifeste : « des communistes […] réunis à Londres ». Peut-on réellement s’imaginer Marx et Engels agissant en « copistes fidèles » ou en « simples chevilles ouvrières exécutantes » ou encore en « dociles scribes passifs » de congressistes réunis dans la capitale londonienne ? Ce serait réellement étonnant. Mentionnons que certaines idées exprimées dans le Manifeste du parti communiste ont été préalablement développées et largement reprises par la suite dans certains de leurs écrits (voir à ce sujet : L’idéologie allemande, Les luttes de classes en France 1848-1850, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, La Guerre civile en France 1871, Le Capital etc.). Il ne saurait donc y avoir aucun doute à entretenir, les idées véhiculées dans le Manifeste du parti communiste sont bel et bien des concepts auxquels adhéraient sans réserve nos deux hommes de lettres qui occupaient une position d’intellectuels organiques au sein de la composante radicale du mouvement ouvrier de cette époque.
I. Bourgeois et prolétaires
Marx et Engels exposent dans cette première section le point de vue par lequel ils scrutent la dynamique de l’histoire. Ce parti-pris se résume dans la formule lapidaire suivante : la lutte des classes.
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes. »
« Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par ta destruction des deux classes en lutte. » (pp. 32-33).
De manière plus précise, Marx et Engels s’intéressent surtout à la contradiction de la société moderne qui oppose la bourgeoisie au prolétariat. L’affrontement historique de ces deux classes sociales doit mener à la victoire politique décisive du prolétariat sur la bourgeoisie et à la suppression de tout antagonisme de classe.
Nos deux auteurs se donnent quand même la peine de regarder le rôle qu’a pu jouer la bourgeoisie dans l’histoire. Ils la présentent même comme une classe révolutionnaire. À leurs yeux, indubitablement, la grande industrie et la constitution d’un marché mondial ont eu pour effet de modifier l’ensemble de la réalité économique, politique et idéologique. C’est incontestablement la bourgeoisie qui a vaincu l’idéologie féodale. Dans un élan stylistique littéraire de haut niveau, ils soulignent que la bourgeoisie « a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste » (p. 35). Mais voilà, tout en détruisant les identités nationales et pendant qu’elle centralisait et centralise toujours davantage le pouvoir politique, le mode de développement capitaliste ne cesse de provoquer des crises périodiques de surproduction. Ces crises s’accompagnent et s’accompagneront encore plus dans l’avenir, annoncent-ils avec beaucoup de confiance, d’une prise de conscience du prolétariat qui comprendra son rôle révolutionnaire et n’hésitera pas à mener une guerre ouverte à la bourgeoisie en vue de supprimer le mode de production capitaliste et les antagonismes de classe qu’il engendre.
II. Prolétaires et communistes
Dans cette deuxième partie, Marx et Engels dénoncent les idées reçues au sujet des communistes sur le plan de la propriété privée, de la famille, du mariage, de l’éducation, de la culture et de la nation. Ils mettent au jour aussi les liens existants entre les prolétaires et les buts des communistes. Résultat de l’exploitation capitaliste, les prolétaires sont présentés par Marx et Engels en tant que « fossoyeurs » (p. 48) de la classe dominante exploiteuse. Les prolétaires se définissent à travers le combat politique qu’ils mènent en vue de libérer l’humanité de la forme sociale la plus éhontée qui soit, celle de l’exploitation capitaliste et de ce qui la rend possible : la domination bourgeoise. Ce que Marx et Engels désignent par le nom de « communiste » correspond à la forme politique organisée de la prochaine lutte politique révolutionnaire qu’ils appellent de leurs vœux :
« Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les autres partis prolétariens : constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat. » (p. 49). Vers la fin de cette deuxième section, Marx et Engels exposent un certain nombre de mesures qui seront mises en application en vue d’éliminer les antagonismes de classes (p. 59). Surgira dès lors « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. » (p. 60).
L’avènement du communisme passe par un certain nombre d’étapes dont la constitution du prolétariat en classe dominante et la conquête de la démocratie (p. 58).
III. Littérature socialiste et communiste
Dans cette section, Marx et Engels passent en revue les diverses factions actives parmi les socialistes et les communistes (« Le socialisme réactionnaire », « Le socialisme conservateur ou bourgeois », « Le socialisme et le communisme critico-utopiques »). Le propos est ironique et la critique est très sévère à l’endroit de ceux qui semblent ne rien avoir compris dans le nouveau mode de production capitaliste et la nouvelle dynamique de la lutte des classes qui l’accompagne.
IV. Position des communistes envers les différents partis d’opposition
Dans cette dernière section, Marx et Engels examinent la position de différents partis communistes en Europe et soulignent que « les communistes appuient en tous pays tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre social et politique existant. » (p. 76).
Le Manifeste du parti communiste se termine par une exhortation prophétique qui a moins façonné le réel qu’ils le prévoyaient (et le souhaitaient) :
« Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner.
PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS ! » (En lettres majuscules dans le texte) (p. 76).
Conclusion : Une œuvre immuable ?
Le Manifeste du parti communiste est un titre important de l’histoire politique contemporaine et de la philosophie politique moderne. Il a assurément un caractère « théorique et pratique » incontestable. Il faut noter cependant que l’angle d’analyse proposé en vue d’étudier l’histoire comporte des lacunes majeures. La « lutte des classes » n’explique pas tout. Il faut mentionner ici que la discipline historique est une matière qui donne lieu à de nombreuses interprétations.
Le point de vue de Marx et d’Engels est une théorie parmi plusieurs autres. Il est certes plus intéressant d’analyser l’histoire à la lumière de l’approche de la lutte des classes des fondateurs du socialisme (et préalablement mise de l’avant par Augustin Thierry et François Guizot) qu’à partir des écoles historiques axées autour des « Grands personnages », de la « Providence », de la « Nation », etc.. Mais le point de vue de Marx et d’Engels selon lequel « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » n’a pas pour effet de résumer toute la réalité historique, laquelle est fort complexe.
Si nous avions à réécrire la célèbre formule du Manifeste du parti communiste en tenant compte des conflits politiques depuis le triomphe du capitalisme et de 26 siècles d’historiographie, nous affirmerions que ce sont certaines personnes se mobilisant autour d’enjeux communs qui font l’histoire. Ces personnes appartiennent certes à des groupes comme les classes sociales, mais elles sont aussi porteuses de nombreuses autres identités (le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, l’ethnie, la langue, la couleur de la peau, la religion, le groupe d’âge, la catégorie sociale, la condition sociale, la nation etc.).
Pour ce qui concerne son caractère prophétique du Manifeste, il faut admettre que là où il y a eu accession de partis communistes au pouvoir étatique, la prédiction messianique ne s’est pas réalisée. C’est triste à dire mais l’histoire n’a pas tout à fait suivi la direction annoncée par Marx et Engels. Leur réflexion théorique appartient certes aux idées qui ont eu un impact majeur sur le monde politique. L’idéologie marxiste ou communiste qui s’est inspirée du Manifeste se proposait d’indiquer la voie que le prolétariat devait emprunter pour briser les « chaînes » de l’humanité.
Mais, en étudiant les faits, les gestes et les mesures appliquées par les dirigeants des États qui s’en sont réclamés, il ne faut surtout pas passer sous silence les exactions répressives qui ont été commises au nom de cette idéologie. Dans certains pays, la voie suivie vers le socialisme ou le communisme a donné lieu à des régimes dictatoriaux. Les persécutions, commises au nom de la Révolution communiste ou de la Révolution prolétarienne, ont contribué à imposer de nouvelles formes de domination, de subordination et des souffrances multiples à de nombreux peuples. Ce n’est pas au dépérissement de l’État que nous avons assisté, mais bien plutôt paradoxalement à sa consolidation.
On rapporte qu’à l’occasion de l’enterrement de Marx au Highgate Cemetery, Engels aurait déclaré que son comparse aurait fait deux grandes découvertes : « la loi de développement de l’histoire humaine et la loi du mouvement de la société bourgeoise2. » Y a-t-il réellement un mouvement dialectique (la « dialectique marxiste ») ou une loi rationnelle qui régit l’histoire de l’humanité en général et de la société bourgeoise en particulier3 ? Nous sommes d’avis qu’il n’y a aucun déterminisme gouvernant la politique. L’histoire relève du domaine de la contingence et en ce sens, parler d’une œuvre « immuable » en matière historique ne peut correspondre qu’à un simple postulat de la pensée.
Au sujet du « socialisme petit-bourgeois » que Marx et Engels ont dénoncé comme étant une idéologie « réactionnaire et utopique », ils ont ajouté ce qui suit : « Au dernier terme de son évolution, cette école est tombée dans le lâche marasme des lendemains d’ivresse » (p. 64). Que dire au sujet de l’école du communisme, 170 ans après la rédaction du célébrissime Manifeste du parti communiste ? Sommes-nous réellement en présence de « lendemains d’ivresse » et de « lendemains de mal de bloc » ? Poser la question, c’est beaucoup y répondre.
Yvan Perrier
5 mai 2018
Notes
1.Marx, Karl et Friedrich Engels. (1848). 1975. Manifeste du parti communiste. Pékin : Éditions en langues étrangères, 84 p.
2. Braunstein, Florence et Jean-François Pépin. 2014. 1 kilo de culture générale. Paris : Presses universitaires de France, p. 1154.
3. Voir à ce sujet la définition des concepts « matérialisme » et « matérialisme historique » dans le lexique qui apparaît à la fin du présent texte.
Lexique
Bourgeoisie : jusqu’au XVIIe siècle, qualité (juridique) d’habitant des cités. Sens français (avant la Révolution française) : un groupe de personnes instruites et souvent riches, qui ne faisaient pas partie de la noblesse, ni du clergé. Sens marxiste : ensemble des membres de la classe sociale qui possède les moyens de production, groupe de personnes qui contrôlent le capital et l’économie.
Contingent : (lat. contingens, « ce qui peut être ou ne pas être », contingere, « arriver par hasard »). Se dit au sujet de quelque chose qui peut se produire ou non ; quelque chose qui peut être ou ne pas être ». Événement imprévisible relevant du hasard. Étant donné que l’avenir est indéterminable, les événements futurs s’avèrent imprévisibles.
Contingence : en philosophie, caractère de ce qui est contingent. Événements fortuits, imprévisibles.
Dialectique marxiste : cette théorie repose sur l’idée fondamentale que le monde ne doit pas être considéré comme un ensemble de choses achevées, mais comme un ensemble de processus où les choses en apparence stables se transforment de façon ininterrompue et finissent par dépérir.
Lutte des classes : notion empruntée aux historiens français (Augustin Thierry et François Guizot) et transformée par K. Marx et F. Engels en principe fondamental de la dynamique historique. La lutte des classes désigne la forme antagoniste caractérisant la vie collective dans toutes les sociétés de classes. Elle résulte des contradictions au sein du mode de production économique. Les contradictions entre les forces productives et les rapports de production déterminent les conditions d’existence et les intérêts antagonistes de deux classes fondamentales. La lutte des classes va déboucher inéluctablement sur une révolution sociale qui résoudra ces contradictions et conduira à l’installation d’un nouveau mode de production.
Matérialisme : approche théorique selon laquelle rien n’existe en dehors de la matière. Cette approche s’oppose à l’idéalisme et au spiritualisme.
Matérialisme historique : il s’agit selon les marxistes d’une science des lois générales de l’évolution sociale et historique. Le matérialisme historique est la théorie marxiste de l’histoire et de la société. Marx affirme que : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général ».
(Marx, Karl. (1859). 1975. « Préface ». Contribution à la critique de l’économie politique. Moscou : Les Éditions du Progrès, p. 5).
Messianisme : « Croyance en la venue d’un libérateur ou d’un sauveur qui mettra fin à l’ordre présent, considéré comme mauvais et instaurera un ordre nouveau dans la justice et le bonheur. »
(Le petit Larousse, 2003, p. 647).
Mouvement ouvrier : L’ensemble des luttes de résistance des ouvriers et de leurs organisations.
Prolétariat ou classe ouvrière : groupe de personnes qui, au sein d’un mode de production capitaliste, se caractérise par l’absence de possession des moyens de production. Les rapports sociaux au sein d’une économie de type capitaliste correspondent à des rapports d’exploitation économique et d’oppression.
Propriétaire ou bourgeois : Détenteurs du capital ou des moyens de production au sein d’une économie de type capitaliste.
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