Tiré de Entre les lignes et les mots
Publié le 28 septembre 2021
Comment les femmes et la classe ouvrière ressentent-elles l’économie, la précarisation et la pandémie au Liban aujourd’hui ?
Alors que les pays du monde entier étaient confrontés à de nombreuses crises économiques et environnementales, résultant de la pandémie de covid-19, du capitalisme et du réchauffement climatique, le Liban a été frappé par deux autres catastrophes : l’effondrement économique et l’explosion du port de Beyrouth.
Lorsque nous parlons d’« effondrement économique », ce terme diffère de la crise économique que connaît le reste du monde, dans le sens où il s’agit d’un scénario résultant des politiques économiques néolibérales destructrices qui ont ravagé l’économie libanaise après la guerre civile de 1975-90, orientant le pays vers une économie rentière improductive et dépendante des secteurs des services financiers, du tourisme et de l’immobilier. Toutes ces mesures ont été prises avec l’approbation, la participation et la jouissance de tous les partis politiques au pouvoir. Ce contexte a conduit, selon la Banque Mondiale, à l’un des trois pires effondrements économiques jamais enregistrés dans le monde et le pire de l’histoire du Liban. Les politiques néolibérales et le système économique rentier ont fait chuter la valeur de la livre libanaise plus de dix fois en un an – de 1 500 livres libanaises, le dollar en valait environ 20 mille. Un autre effet des politiques néolibérales a été la ruine des institutions de l’État, en réduisant les subventions fournies par l’État, l’usurpation de leurs richesses et l’augmentation de la concentration du pouvoir entre les mains de la classe dirigeante, laissant la classe ouvrière et les personnes marginalisées seules face au problème de la Goule[créature démoniaque mangeant de la chair humaine] du marché libre et du capitalisme impitoyable. Dans un pays où le salaire minimum s’élève aujourd’hui à une quinzaine de dollars, la désormais ancienne vice-première ministre Zeina Akar, les ministres et l’actuel gouverneur de la Banque Centrale du Liban se sont réunis le mois dernier pour discuter de l’élimination des subventions au carburant, augmentant ainsi le prix du carburant à vingt dollars le gallon.
Le résultat de cet effondrement peut être perçu dans les médias locaux et internationaux, qui montrent les files d’attente humiliantes dans les stations-service en raison de l’interruption de l’approvisionnement en essence et en diesel. De plus, la rareté de l’électricité et des médicaments rend la vie presque insupportable et le travail impossible au Liban pour ceux et celles qui ont encore un emploi. En même temps, le prix des aliments a augmenté de plus de 400% en un an seulement. En un an, la classe ouvrière s’est retrouvée sous le seuil de pauvreté. Un rapport de la Commission Économique et Sociale des Nations Unies pour l’Asie Occidentale (ESCAP en anglais) a averti que plus de 55% de la population libanaise est devenue « pauvre ».
Pendant ce temps, les réfugié(e)s ont été contraint(e)s de compter de plus en plus sur les institutions et organisations internationales. Les conditions de vie de la population syrienne et palestinienne se sont fortement détériorées au cours de l’année dernière, l’effondrement économique ayant rendu difficile la recherche d’un emploi et contribué à la création de conditions de travail avec encore plus d’exploitation. En outre, un grand nombre de personnes réfugiées vivent sous pression dans des camps surpeuplés ou des quartiers dépourvus d’infrastructures, de sécurité et d’assainissement de base. Dans un autre rapport, de l’Agence des Nations Unies pour l’Assistance aux Réfugiés de Palestine au Proche-Orient (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East – UNRWA), il est évident que les personnes réfugiées ont trois options au Liban : mourir du coronavirus, de la faim ou de la mer, pour tenter de chercher « illégalement » une vie meilleure.
Alors que les femmes subissent le plus grand impact de la pandémie et de l’effondrement économique actuel, les réfugiées et les travailleuses migrantes souffrent encore plus. Les réfugiées palestiniennes et syriennes au Liban ont été privées de leurs droits économiques fondamentaux pendant des années et ont subi de nombreuses autres formes d’exploitation et de racisme, tandis que l’aide des organisations internationales a été réduite à des coupons alimentaires sans aucune valeur. Le pays a été témoin de l’immense injustice qui touche les travailleuses migrantes, en particulier celles qui travaillent dans le milieu domestique. En plus de souffrir des conditions inhumaines du système kafala [1], ces femmes sont aujourd’hui abandonnées à leur propre sort en subissant des expulsions illégales sous prétexte de la crise économique.
D’autre part, l’infrastructure de l’État, chargée d’assurer une vie décente, avec l’éducation, le logement et la santé pour la population la plus marginalisée, s’effondre. Dans sa recherche « Le logement comme enjeu féministe », le Public Works Studio a montré l’ampleur du déclin de la sécurité du logement pour les femmes au Liban et l’invisibilité du droit au logement, en particulier pour les femmes âgées, les travailleuses migrantes et les réfugiées vivant dans les zones les plus touchées par l’explosion du port de Beyrouth. Un rapport de Housing Monitor a révélé que, au cours des mois de mai et juin, parmi 110 menaces d’enlèvement, 33 ont été enregistrées contre des femmes qui vivaient seules.
Dans le domaine de la santé, outre la crainte d’une nouvelle vague de cas de covid-19 et d’une éventuelle incapacité des hôpitaux à répondre à la demande accrue, la santé sexuelle et reproductive des femmes est également affectée. Cette zone a subi un démantèlement par le manque d’investissements et la réticence de l’État à couvrir les chirurgies et le soutien avec des médicaments, des serviettes hygiéniques et des contraceptifs. En fait, les contraceptifs ont disparu du marché et les serviettes hygiéniques ont coûté 20 fois plus cher au cours de la dernière année. Comme le montrent les recherches, l’effondrement économique, l’explosion du port de Beyrouth et la pandémie de covid-19 se combinent avec tant d’autres crises, telles que les incendies de forêt de 2019 et les conflits occasionnels marqués par le racisme, le sectarisme et la discrimination par région et classe.
Ce scénario a entraîné une détérioration significative de la psychologie de la population, et plus encore de celle des femmes réfugiées. L’effondrement de l’infrastructure et la pénurie de gazole ont également affecté l’infrastructure nécessaire aux soins de santé mentale : le service téléphonique d’appui à la prévention du suicide, essentiel pour éviter de perdre plus de vies, est aujourd’hui menacé en raison de la crise énergétique.
En phase avec la crise économique, la classe dirigeante – représentée par des ministres et des députés, des chefs de partis, des banquiers et le gouverneur de la Banque Centrale du Liban – refuse de changer les politiques économiques et de libérer de l’argent de la population, confisqué par les banques. À l’heure où la livre libanaise est extrêmement dévaluée par rapport au dollar, les autorités interprètent la réalité avec des mensonges et des analyses surréalistes, avec des arguments basés sur des informations déformées : elles accusent les réfugié(e)s d’être responsables de la crise, accusent la population de « garder les dollars » chez elle et inventent l’existence d’un complot mondial contre le Liban.
Bien que cela semble être une victoire pour la classe ouvrière, les femmes et les communautés marginalisées, l’échec des négociations avec le Fonds Monétaire International (FMI) n’est pas une bonne nouvelle : la classe dirigeante n’offre pas de meilleures solutions.
En adhérant au modèle capitaliste néolibéral, la classe dirigeante tente de sacrifier davantage de groupes pour préserver ses acquis et privilèges, ruminant chaque jour de nouveaux mensonges, mobilisant sa base de manière sectaire, raciste et classiste.
Il n’y a pas de solution immédiate pour le Liban, et ceux qui souffriront le plus sont ceux et celles qui ont déjà souffert de toutes les formes d’exploitation. Cela signifie que l’effondrement actuel est une crise ressentie par l’ensemble de la société au Liban, mais ce sont la classe ouvrière, les femmes, la population marginalisée et les réfugiés et réfugiées qui en ressentent les effets de multiples manières et à un niveau supérieur. C’est un effondrement qui détruit les formes et les réseaux de protection, de coopération, de solidarité et de permanence que ces communautés ont construits pendant des années avec beaucoup de lutte.
Aujourd’hui, toutes ces communautés font face à des défis jusque-là inconnus, et l’État a disparu au moment où il est devenu le plus nécessaire, poussant la population la plus touchée dans une seule direction : l’exploitation des uns et des autres. L’État est responsable de tout ce à quoi nous sommes confronté(e)s aujourd’hui, principalement pour détruire l’unité et la solidarité entre la classe ouvrière, les femmes, la population marginalisée et les personnes réfugiées.
[1] Kafala est un contrat de travail abusif selon lequel les travailleurs migrants doivent être parrainés par un citoyen libanais pour pouvoir rester dans le pays, les soumettant au contrôle total des employeurs. L’employeur a le droit de confisquer le visa du travailleur et devient responsable du maintien légal de la personne dans le pays, l’exemptant de la garantie des droits du travail tels que le salaire minimum, la journée de travail maximale, les vacances et les heures supplémentaires.
Jana Nakhal
Jana Nakhal est urbaniste, militante de la Marche Mondiale des Femmes au Liban et membre du Parti Communiste Libanais.
Traduction du portugais par Andréia Manfrin Alves
Langue originale : arabe
https://capiremov.org/fr/analyse/le-liban-effondre-refuge-travail-precaire-et-marginalisation/
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