30 janvier 2017 |tiré de mediapart.fr
Combien seront-ils, parmi les 231 députés travaillistes, à désobéir à leur patron, Jeremy Corbyn ? Combien s’opposeront à la saisie de l’article 50 des traités européens, étape indispensable pour lancer les négociations du divorce avec l’UE ? Alors que les élus de la Chambre des communes débattent, à partir du mardi 31 janvier à Londres, d’un projet de loi décisif pour l’avenir de l’île (texte ci-dessous), le Labour, la principale force d’opposition au gouvernement de Theresa May, donne une fois de plus l’impression d’un parti au bord de l’éclatement.
Corbyn a exhorté ses camarades travaillistes à soutenir le texte – minimal – dévoilé la semaine dernière par l’exécutif conservateur, même si son parti ne parvient pas à faire adopter les amendements qu’il a déposés, pour « adoucir » le Brexit. Son argument est simple : il faut respecter les résultats du référendum du 23 juin 2016, et la victoire du Brexit (la sortie de l’UE l’avait emporté à 51,9 %, avec plus de 17 millions de voix).
Mais des dizaines de députés, qui rappellent que le parti travailliste a fait campagne contre le Brexit, ont déjà prévenu qu’ils s’y opposeraient. Certains ont même déposé un amendement qui prévoit de tuer d’entrée de jeu le texte (et qui n’a a priori aucune chance d’être adopté). Parmi eux, on trouve Owen Smith, l’ancien rival de Corbyn pour la direction du parti l’an dernier, ou Tulip Siddiq. Cette dernière, l’un des jeunes espoirs du parti, a pris les devants, en démissionnant avec fracas de son poste de secrétaire d’État au sein du cabinet fantôme du Labour.
La fronde de parlementaires travaillistes contre Corbyn n’est pas neuve. Mais il y a plus inquiétant pour le Londonien de 67 ans. La base du Labour, celle qui l’a porté au pouvoir en 2015 et réélu en septembre dernier (62 % des voix), contre l’avis des barons du parti, commence, elle aussi, à grincer des dents. Publiée samedi soir, une lettre ouverte signée d’un collectif baptisé « Le Labour contre le Brexit » avait déjà rassemblé lundi plus de 4 000 signatures de cadres et adhérents travaillistes. Elle s’inquiète d’une « trahison des valeurs socialistes » : « Nous n’avons pas tous la même appréciation, sur ta manière de diriger le parti. Mais nous sommes tous convaincus d’une chose, à savoir que l’équipe dirigeante et toi avez fait le mauvais choix, sur la ligne à adopter sur le Brexit. »
« Le Labour se trouve dans une situation inconfortable, celle de rendre le Brexit possible, analyse une éditorialiste de l’hebdo de gauche The New Statesman. Or c’est précisément contre cet objectif que le parti a fait campagne [l’an dernier – ndlr]. Sa position revient non seulement à soutenir le gouvernement conservateur, mais en plus, à afficher un désaccord avec les deux tiers des électeurs du Labour qui, eux, se sont prononcés pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE. »
Lors d’une intervention télévisée dimanche 29 janvier, Corbyn s’est montré inflexible. « Nous rendrions un mauvais service à nous-mêmes, si nous disions : “Nous, on en sait davantage que les résultats du référendum” », a mis en garde le travailliste, avant de menacer d’exclure du cabinet fantôme les éventuels députés qui ne respecteraient pas la discipline de vote. « Jez », comme ses fans le surnomment, compte ici sur le soutien d’une majorité de députés « blairistes ». Ce sont plutôt les élus des grandes villes, notamment à Londres, où la victoire du « Remain » (le maintien dans l’UE) fut écrasante, qui montent au créneau contre les positions de Corbyn.
Il suffit de connaître les équilibres politiques de la chambre des Communes, à Westminster, pour comprendre l’étendue du malaise. Les citoyens britanniques ont voté majoritairement pour le Brexit en juin 2016 (51,9 % des voix) mais ils avaient élu, un an plus tôt, un parlement majoritairement favorable au maintien dans l’UE (479 sur 650 élus, soit 73 % du panel). Ce qui n’a pas manqué de fragiliser fortement l’assemblée, accusée par certains élus et observateurs de ne plus être représentative du pays. Un séisme, dans un pays à la longue tradition parlementaire.
Si l’on ne s’occupe que des travaillistes, la situation se complique encore. Environ 64 % des citoyens qui ont voté Labour aux élections générales de 2015 se sont ensuite prononcés pour le « Remain » l’année suivante, selon des enquêtes qui font aujourd’hui autorité dans le débat public. En toute logique, Corbyn pourrait choisir de voter contre la saisie de l’article 50. Mais les députés savent aussi que 58 % des circonscriptions législatives du pays ont voté pour le Brexit (bien plus que les 51,9 % à l’échelle nationale). Et le chiffre atteint les 66 %, si l’on s’en tient aux seules circonscriptions tenues par des élus travaillistes…
« Le système électoral britannique rend le problème encore plus délicat, commente le journaliste Stephen Bush dans le quotidien. Une majorité d’électeurs du Labour a voté pour le Remain mais leur vote s’est concentré dans une poignée de circonscriptions [dans les grandes villes du pays – ndlr]. À l’inverse, le vote travailliste favorable au Brexit est lui bien plus dispersé à l’échelle du pays, ce qui lui permet de peser davantage d’un point de vue électoral. » D’où sa conclusion : « Si le parti devait être perçu comme s’opposant de manière implacable à la plus importante des décisions prises lors d’un scrutin par des pans entiers du pays, le Labour ne pourra plus jamais remporter une élection. »
Or, précisément, des élections partielles se profilent fin février. L’une d’elles, à Stoke-on-Trent (ouest de l’Angleterre), sera très commentée, puisque Paul Nuttall s’est porté candidat. Le nouveau patron du parti anti-UE et anti-immigrants UKIP, successeur de Nigel Farage, a choisi cette terre de tradition travailliste, où le Brexit l’a emporté à 69 % en juin dernier… Pour Corbyn, ce sera un test clé, révélateur de sa capacité à séduire un électorat plus âgé et populaire que celui des grandes villes du pays qui lui est davantage acquis. Des tests électoraux imminents qui ne sont sans doute pas étrangers au choix de Corbyn de défendre coûte que coûte le soutien à l’article 50.
Les Lib-Dem et les indépendantistes écossais opposés au texte
Au printemps 2016, Corbyn avait déjà essuyé de vives critiques de la part de la quasi-totalité des observateurs, l’accusant de « saboter » la campagne du « Remain ». Avec un slogan promettant le « remain and reform » (en résumé : rester dans l’UE, pour mieux la réformer), il avait mené une campagne discrète et peu enthousiaste, refusant jusqu’au bout de s’afficher publiquement avec les Tories de David Cameron. Critiquée y compris en interne, sa stratégie semble toutefois avoir payé, puisqu’une majorité de travaillistes a voté pour le maintien dans l’UE. « Il a fait le job », expliquait à Mediapart une eurodéputée britannique, Jude Kirton-Darling, à l’été 2016.
Après la victoire du Brexit et l’entrée en scène de Theresa May à l’été 2016, le Labour avait changé d’angle d’attaque. Il s’est mis à dénoncer l’autoritarisme de l’ancienne ministre de l’intérieur, accusée de boycotter l’avis du parlement, et de refuser de rendre publique sa stratégie sur un sujet pourtant capital. Corbyn s’était illustré, en particulier, en comparant la stratégie de May sur le Brexit à celle d’un roi guerrier, autoritaire et dépensier, Henri VIII. « Il faut que le débat arrive au parlement. Elle ne peut pas se cacher derrière Henri VIII et les droits divins du pouvoir sur un sujet pareil », avait-il ironisé fin 2016. Cette campagne efficace (etcouronnée d’un certain succès) avait l’avantage de fédérer son parti, en évitant de parler du fond (à savoir la position du Labour sur l’ouverture des négociations).
Le jugement de la Haute cour, la semaine dernière à Londres, fut un camouflet pour May : les juges ont confirmé que le gouvernement n’avait d’autre choix que de solliciter le feu vert du parlement, avant de lancer les négociations à Bruxelles. L’exécutif s’est trouvé obligé de rédiger à la hâte ce texte de loi très succinct (137 mots à peine !). Mais ce « Parliament Redux », pour reprendre le titre d’un édito récent du Times (qu’on peut traduire par « la renaissance du parlement »), a aussi rouvert en grand les divisions du Labour.
À Westminster, l’issue du vote sur l’article 50 ne fait aucun doute. Le débat s’annonce plus vif parmi les Lords qu’au sein des Communes. Mais le parlement n’osera pas bloquer le déclenchement de l’article 50. Comme l’écrit le Times, « un désaveu parlementaire du résultat du référendum ne ferait que renforcer l’impression des votants, d’un Westminster déconnecté de leurs préoccupations ». Une large majorité de Tories, comme de travaillistes, devrait donc soutenir le texte. À l’inverse, les libéraux-démocrates (neuf élus), l’écologiste Caroline Lucas (seule élue écologiste), ou encore les indépendantistes écossais du SNP (54 députés), ont prévu de s’y opposer.
Le parti travailliste pourrait donc voir une partie de son électorat jeune et urbain, qui a voté pour le Remain, rejoindre les rangs des Verts et surtout des Lib-Dem (qu’on donnait exsangues il y a encore deux ans). La formation de Tim Farron se positionne comme le « parti anti-Brexit », avec un message simple : ils voteront contre la saisie de l’article 50, sauf si on leur garantit la tenue d’un second référendum sur les résultats de la négociation en 2018, qui pourrait annuler la décision de 2016. Dans son discours du 17 janvier, Theresa May s’est simplement engagée à faire voter les parlementaires sur le résultat final de la négociation. Mais l’on imagine mal des députés bloquer l’accord à ce stade.
Plus de 70 amendements ont déjà été déposés en amont des débats. Les travaillistes, en particulier, vont tout faire pour « adoucir » le Brexit « dur » qu’a défendu May dans son discours de janvier. C’est-à-dire qu’ils vont réclamer, par exemple, un accès au marché unique européen, un statut aménagé pour les citoyens de l’UE vivant au Royaume-Uni aprèsle Brexit, ou encore une consultation, tout au long des négociations à Bruxelles, des régions de Grande-Bretagne, Écosse en tête, qui ont voté majoritairement contre le Brexit.
Mais la voie semble étroite pour aménager le projet de loi, vu les rapports de force. Le patron du Trésor britannique a ainsi résumé l’affaire, dimanche : « Je serais surpris [que le projet de loi sur l’article 50 soit amendé – ndlr]. Bien sûr que les amendements seront soumis au débat. Mais il faut garder en mémoire l’objectif de ce texte : il s’agit uniquement de respecter le résultat du référendum. » Le vote du 23 juin 2016 reste l’indéfectible boussole de Theresa May, quoi qu’en pensent certains députés. Et le temps presse : elle s’est engagée auprès des Européens à saisir l’article 50 d’ici la fin du mois de mars.