Il ne s’agira pas seulement de poser le diagnostic d’une crise dont plus personne ne discute la gravité, mais également d’accélérer les propositions d’alternatives. « Nous devons miser sur l’imagination », souligne Antonio Martins, journaliste et militant, l’un des fondateurs du FSM. Également à l’origine d’ATTAC-Brésil, le directeur de l’édition brésilienne du Monde diplomatique était de l’équipe organisatrice des premiers forums à Porto Alegre et fait partie du Conseil international du FSM.
Le 7e forum est en préparation, cette fois à Belém, une ville de l’Amazonie brésilienne. Que peut apporter de nouveau cette localisation à la réflexion globale altermondialiste ?
Antonio Martins : Le choix s’est porté sur Belém en mai 2007, durant une session du Conseil international – l’espace de facilitation du FSM – qui s’est déroulée à Berlin. Deux facteurs ont joué. Le premier – mais pas le principal – a été le retour au Brésil, afin de récupérer une certaine visibilité internationale. Il faut se rappeler qu’en 2006 ont eu lieu trois forums décentralisés, au Mali, au Venezuela et au Pakistan. En 2007, le FSM s’est déroulé à Nairobi, au Kenya. Et en 2008 se sont déroulées des initiatives en de multiples endroits de la planète. Tout s’est très bien passé, mais cela a eu moins d’impact que les forums mis sur pied entre 2001 et 2004 à Porto Alegre et en 2005 à Mumbai (Bombay), en Inde. On cherche donc en 2009 à retrouver la très importante participation des cinq premiers rendez-vous, ainsi qu’à récupérer et à transmettre l’énergie mobilisatrice de ces rencontres. On mise sur le fait qu’au Brésil certaines dimensions clé, comme l’horizontalité, la diversité ou la multiplicité des protagonistes, sont assez bien enracinées et qu’il n’y a pas à craindre des problèmes de compétition partisane ou de manque de transparence entre les organisateurs et les financeurs du forum. Cependant, je suis persuadé que le facteur décisif pour le choix de Belém est lié à la valeur symbolique d’une rencontre mondiale en Amazonie. Cette région est en effet sous la pression constante des forces les plus sauvages du capitalisme, avec la dévastation de la forêt, l’exploitation irresponsable de l’environnement – pour répondre aux « nécessités » du marché mondial –, l’assassinat de paysans et d’indigènes, ou encore le fait que la présence du crime organisé et des grands propriétaires y est plus forte que celle de l’Etat.
Les mouvements sociaux y sont également très actifs...
Tout à fait. L’Amazonie exprime aussi la possibilité d’établir une autre relation entre l’être humain et la nature. Malgré les coups brutaux du modèle économique dominant, 80% de la forêt est encore debout. Les mouvements sociaux et la société civile y sont présents de manière capillaire dans toute cette vaste région. Même dans de petites villes ou dans des villages, on trouve des groupes de femmes ou une organisation de quilombolas 1. La population indigène, qui conserve son héritage culturel, conquiert des réserves naturelles.
Il y a également une forte présence de groupes liés à la nature, à sa protection et à la production alternative : des coopératives d’extraction durable, d’agriculture bio, des campements paysans, des organisations de commerce équitable ou encore d’échange solidaire. En somme, l’Amazonie est un double symbole, tant de la destruction de la planète que de la possibilité d’un autre type de civilisation postcapitaliste. Dans ce contexte, Belém est la ville qui offre les meilleures conditions d’infrastructure et d’accès, par rapport à Manaus ou Iquitos au Pérou, par exemple.
N’existe-t-il pas le risque que la réalité brésilienne conditionne la réflexion plus ample sur les grands thèmes sociaux ?
Je ne crois pas. La société planétaire est confrontée à une crise complexe : s’y mêlent des éléments environnementaux, alimentaires ou encore énergétiques. Je pense que c’est cela qui sera déterminant. Il faut voir si les idées et les alternatives qui se construisent en Amazonie seront écoutées et incorporées dans d’autres sociétés de la planète. C’est là, à mon avis, le grand défi de Belém.
Certains estiment que la formule des forums est épuisée, notamment après des expériences « faibles » comme l’européen de Malmö...
Je ne constate pas un épuisement des forums ni de l’altermondialisme. Ce qualificatif est utilisé, en général, par ceux qui pensaient que le FSM allait se convertir en une sorte de Ve Internationale. Un groupe d’intellectuels a lancé en 2005 à Porto Alegre un Manifeste, et plus tard la Déclaration de Bamako en 2006. Ils proposaient que, pour gagner en efficacité, les forums réduisent un peu leur diversité et se concentrent sur un nombre plus petit de thèmes, qui devraient être capables, pensent-ils, de déclencher des actions véritablement antisystémiques. Et ils proposaient de transférer l’axe de la lutte pour les transformations à des gouvernements progressistes, comme celui de Chávez au Venezuela. Ces idées n’ont pas trouvé un terreau favorable dans les forums, alors ils ont lancé la thèse de l’« épuisement » et de la nécessité d’un « postaltermondialisme ».
Bien que je respecte et admire beaucoup plusieurs personnes qui partagent cet avis, je crois qu’ils n’ont pas bien saisi certaines caractéristiques novatrices des forums, et que pour cette raison ils reproduisent, dans une nouvelle réalité, certaines formules anciennes. La nouvelle culture politique qui surgit des forums sociaux ne reconnaît pas la centralité de la prise du pouvoir institutionnel pour mener à bien des changements, ni celle de la représentation – c’est-à-dire l’expression de nos désirs de nouveaux projets en les transférant à un parti politique, que ce soit à travers le vote ou à travers l’insurrection. Les gens qui viennent aux forums pensent dans leur majorité qu’il est nécessaire de faire de la politique 365 jours par année, même si c’est à travers des actions locales et limitées. Ce sont des personnes qui s’orientent dans leur pratique quotidienne grâce à des valeurs comme l’égalité – non pas dans l’homogénéité, mais bien dans la diversité –, qui n’acceptent pas les relations hiérarchiques, qui désirent une nouvelle attitude envers la nature... Et qui essayent de faire en sorte que ces idées trouvent un écho croissant dans l’opinion publique.
Vous reconnaissez néanmoins des insuffisances dans ce processus ?
Bien sûr. Je crois que nous sommes en retard dans une tâche indispensable. Si nous croyons en ces voies nouvelles, nous devons pouvoir articuler la force nécessaire afin d’obtenir ces changements. C’est-à-dire, il nous faut pouvoir déclencher et mener à bien des campagnes et des actions plus significatives. Si nous disons que toutes les actions locales de production biologiques sont valables, il faut en même temps lutter pour de nouvelles règles de commerce international. Et cette articulation d’actions locales, dans le but de réussir à organiser des campagnes qui aient un effet plus global, nécessite de la théorie. Si nous continuons à répéter les mêmes choses, sans nous atteler à des actions plus audacieuses, les secteurs ouverts et réceptifs à nos valeurs pourraient se décourager. Et c’est là, à mon avis, la cause des forums affaiblis.
Le diagnostic de la crise actuelle ne va-t-il pas prévaloir sur la recherche de propositions communes ?
Il aurait été préférable que la crise arrive un peu plus tard, que les mouvements sociaux aient un peu plus d’expérience dans les nouvelles formes de transformation sociale... Le fait est que la crise est là et que la construction d’alternatives doit se réaliser maintenant, en rapport avec la rapidité et la profondeur de la crise. Y parviendrons-nous ? Je ne sais pas, mais il faut essayer.
Comment faire ?
Il faut faire appel à l’imagination. Cela implique deux idées principales. La première : il faut dépasser la culture politique qui donne la priorité à la dénonciation et renvoie la construction de nouveaux rapports sociaux au lendemain du « grand soir », après la conquête du pouvoir. Une telle position est particulièrement tragique en temps de crise, lorsque les gens – souvent désespérés – ont besoin de réponses concrètes. Si nous ne les leur offrons pas, le risque est grand de voir les gens chercher l’alternative dans les positions simplistes de l’extrême droite.
La deuxième : le mur idéologique qui empêchait la recherche de nouvelles voies s’est volatilisé. Les États-Unis ont investi jusqu’ici 5000 milliards de dollars pour éviter l’implosion du système financier. Ce fait dément l’idée selon laquelle les États dépensent seulement ce qu’ils recueillent. Non, l’Etat – seul émetteur d’argent – redistribue (ou re-concentre) aussi la richesse par des interventions fiscales et monétaires. Nous avons donc le droit de nous demander comment il est possible d’attribuer cette somme pour sauver les banques, et pas une quantité similaire pour assurer une vie digne à tous ? Cela représenterait 770 dollars par habitant de la planète (ou 2,1 dollars par jour, durant une année). Aujourd’hui, selon la Banque mondiale, 2,7 milliards de personnes survivent avec moins de 2 dollars par jour. Nous pouvons aussi demander : pourquoi ne pas affecter ces milliards à la création d’infrastructures et de services publics mondiaux ?
Nous devons prendre l’initiative pour démontrer, avec des chiffres de l’ONU, que ces ressources seraient suffisantes, par exemple pour réduire la faim, diminuer significativement les morts provoquées par des pandémies, préserver les forêts, assurer une éducation élémentaire universelle ou encore pour promouvoir l’accès à internet ou la construction de centrales d’énergie éoliennes. Nous pouvons faire des propositions concrètes, telles que la formule 1+1+1 : pour chaque centime utilisé pour sauver le système financier, les gouvernements investissent aussi un centime pour des infrastructures et des services publics et un autre centime pour des programmes de redistribution des ressources. Et pour articuler de telles réponses, l’espace du FSM n’est pas seulement une nécessité, mais une opportunité. Là réside le défi énorme du FSM de Belém do Pará.
Note : Traduction : Matthieu Glayre
Source : http://alternatives-international.net/article2888.html