Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Laïcité : il ne faut pas céder !

Par Alban Ketelbuters est doctorant en études littéraires à l’UQAM, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF)

Ceux qui, depuis des années, se délectent et rient aux larmes des caricatures publiées par Charlie Hebdo, ceux qui partagent l’âpre combat pour la laïcité, pour les libertés démocratiques les plus élémentaires, pour l’égalité entre tous, contre toutes les formes d’intégrisme, de communautarisme et de haine, ne peuvent que trouver répugnante l’indignation de circonstance – nationale, européenne ou internationale – qui s’est exprimée dans la bouche des politiques. Depuis la parution des caricatures de Mahomet en 2006, en solidarité avec les dessinateurs danois menacés de mort, tout le monde avait connaissance des dangers qui pesaient sur le journal et ceux qui y travaillaient. Mais le relativisme anesthésiant qui pourrit notre société depuis des années – et avec elle nombre de démocraties occidentales, le monde anglo-saxon s’étant particulièrement illustré ces dernières semaines en refusant de montrer les caricatures pour ne pas contrarier les intégristes –, cette bien-pensance mortifère qui n’est que le masque de la lâcheté et de la peur, ont fait peser sur la République un silence de mort. Un silence coupable.

Si quantité de musulmans concèdent que ce massacre est le fruit d’extrémistes, nombre d’entre eux s’empressent d’ajouter que « Charlie Hebdo a trop critiqué le Prophète ». En somme, si douze personnes sont mortes, c’est aussi la faute du journal satirique qui aurait un peu trop blasphémé. Ce raisonnement purement et simplement monstrueux qui fait porter aux terroristes et aux dessinateurs une responsabilité partagée, et qui ne manquera pas de relais dans les prochains mois, a été promu pendant des années par les tenants d’un différentialisme compassionnel, faisant des musulman-e-s de France les victimes de la République – victimes doublement symboliques incarnant à la fois les anciens colonisés et le nouveau prolétariat –, prenant la défense exclusive des plus intégristes d’entre eux, qualifiant l’interdiction des signes ostensibles religieux dans les écoles, collèges et lycées publics, et celle du voile intégral dans l’espace public, de lois islamophobes et « colonialistes ». Ceux-là mêmes qui hurlaient à la « stigmatisation », pour mieux réhabiliter le délit de blasphème, ont fait du journal satirique une cible de choix pour les fondamentalistes. Jeannette Bougrab, ancienne présidente de la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) a mille fois raison d’affirmer que « ceux qui les accusaient d’islamophobie sont coupables ». L’Histoire les jugera avec la plus grande rigueur. Il aura fallu que la rédaction de Charlie soit massacrée au nom d’Allah pour susciter un éphémère sursaut de conscience.

Combien de fois avons nous pu entendre qu’il ne fallait pas « heurter » la sensibilité de telle ou telle communauté, et autres discours lénifiants, alors que Charlie Hebdo avait pour seul tort de faire vivre l’esprit voltairien ? De manière plus générale, au nom de quoi faudrait-il être « à l’écoute » des religieux – quels qu’ils soient – étant donné que la religion n’engage que les croyants et qu’elle ne peut, grâce à la laïcité, influer sur la sphère publique ni imposer les critères de bienséance qui sont les siens à des organes de presse indépendants ? Le philosophe Henri Peña-Ruiz décrit avec justesse le nouveau chantage qui s’opère sous nos yeux par cette formule : « Pour éviter les violences criminelles, respectez la religion ! »

Comme le déplore Élisabeth Badinter : « Aujourd’hui on sait que Charlie Hebdo incarnait la liberté mais, avant-hier, on la défendait bien mal cette même liberté. Nous avons accepté bien facilement l’autocensure, le religieusement correct car la polémique vire toujours, à présent, à la condamnation morale. Le credo a remplacé le cogito. ‘Je pense donc je suis’ est devenu secondaire par rapport à ‘Je crois donc j’existe’. On laisse l’immense monde des croyances s’imposer à la raison. On recule. Nous sommes de manière générale dans un processus de repli. Repliement sur les communautés, les religions, et séparation des sexes. J’ai lu tous les matins la correspondance de Voltaire durant le procès des caricatures de Mahomet. Je me retrouvais devant la présidente du tribunal pour défendre le droit au ‘sacrilège’, comme si l’on était deux cent cinquante ans en arrière. Je pensais, pourtant, ces combats-là gagnés depuis longtemps. »

Pendant des années, celles et ceux qui ont mis en exergue l’abîme fondamentaliste en France, en Europe ou en Amérique du Nord, qui n’ont cessé d’alerter les politiques et l’opinion sur le repli communautariste, la crise de l’intégration, la menace intégriste, et n’ont cessé de défendre corps et âme le principe de laïcité, ont été traités de racistes et d’islamophobes. Combien de fois les a-t-on sommés de faire silence au nom de « l’apaisement » ? Aujourd’hui, la rédaction de Charlie Hebdo qui n’a cessé d’être condamnée, salie, trainée en justice, a été décimée par des « soldats d’Allah ». Quelques jours auparavant le rappeur Médine, se définissant lui-même comme une « islamo-racaille », appelait à « crucifier les laïcards » dans son clip Don’t laïk.

À tous ceux qui placent l’islam au dessus des lois démocratiques, je réponds ceci : pourquoi ne pas gagner les pays du Moyen-Orient, du Proche-Orient, du Maghreb, d’Afrique de l’Ouest ou du Golfe persique, où vous pourrez vivre en conformité avec les principes qui vous sont si chers ? Pourquoi ne pas gagner les territoires, et ils sont nombreux, où votre religion fait loi ? Vous préférez combattre de toutes vos forces l’idéal universaliste de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité plutôt que de combattre le sectarisme religieux et le fanatisme, dont vous êtes les alliés objectifs. Vous préférez trainer Charlie Hebdo dans la boue plutôt que soutenir Raif Badawi, qui recevait il y a peu cinquante coups de fouet devant la mosquée al-Jafali à Djeddah, pour avoir « critiqué l’islam ». Voilà la réalité.

Après des années d’intimidations, de menaces de mort, de procès en islamophobie, après l’incendie criminel de 2011 et la nécessité de faire appel à la protection policière, tous ces gens extraordinairement drôles et sans concession ont été exécutés à la kalachnikov en plein Paris aux cris de « Allahu Akbar ». Alors il n’est que temps de faire preuve de lucidité et d’en tirer toutes les conséquences. Il n’est que temps de proclamer, haut et fort, au quotidien, que nous ne capitulerons jamais.

La séparation du politique et du religieux – qui consacre le droit au blasphème – n’est pas négociable.

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