Quelle analyse critique ?
Le constat revient chez beaucoup d’auteurs : « On se réfère à un ensemble de connaissances très élaborées mais qui deviennent sans conséquences, dont il ne sera rien tiré. C’est par exemple ce que l’on rencontre fréquemment dans certains discours académiques : une accumulation de connaissances très développées, très intéressantes, un déploiement de savoirs rigoureux et argumentés qui, pourtant, peuvent très bien ne jamais devoir engager leur auteur et se révèleront dès lors sans aucun effet ». La déshérence de cette critique a plusieurs sources dans l’histoire occidentale depuis le XIX° siècle. Une des points aveugles de cette perdition réside dans le fait que la recherche, dans tous les domaines qui concernent le sujet humain, ait accepté de se ranger sous la bannière de la science en poursuivant vainement une « objectivité » qui a justement pour caractère fondamental une mise à l’écart du sujet de manière radicale. Ce qui pouvait se comprendre il y a un siècle aurait du être remis en cause depuis. Or, non seulement il n’en est rien, mais il ne viendrait à l’idée de personne d’affirmer que les « sciences humaines » représentent un oxymore ravageur pour la pensée . Autrement dit, tout penseur, à quelque domaine qu’il appartienne, continue de se référer au mode de connaissance scientifique sans apercevoir le moins du monde que ce mode a son propre horizon de sens qui formate (et forclos) tous les imaginaires occidentaux grâce, notamment, à un puissant paradigme – l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle – qui est caractéristique de cette démarche. En acceptant ce mode de connaissance pour légitimer des « sciences humaines » on en viendrait tôt ou tard évidemment à assassiner les humanités.
L’horizon d’émancipation s’étant éloigné, le devenir catastrophique du monde et du vivant est venu en prendre la place dans la critique. Parfois de manière très paradoxale. Ainsi, c’est un scientifique, Claude Lorius, qui, avec l’aide du CEA, retrouve, année après année, dans les carottes glaciaires antarctiques, les traces de chaque explosion nucléaire depuis 1945. C’est dire que pour remettre la science à sa place, nous en sommes encore tributaires . Et c’est bien de la science, et non de la technique, dont il sera question. Mais le propos de cet ouvrage, bien qu’il ait pour horizon l’analyse critique des effets de la civilisation occidentale et le rôle fondamental qu’y tient la science, se situe résolument hors d’une discussion du café du commerce qui porterait sur l’évaluation des aspects positifs ou négatifs de celle-ci. C’est de l’imaginaire occidental dont il sera fondamentalement question, de sa constitution en tant qu’il est le ciment de toute civilisation. En voici une brève illustration. Quarante-trois ans après « la conquête de la Lune » par les Etats-Unis, celle-ci est bien replacée dans le cadre de la guerre froide par tous les historiens. Mais, si la vox populi a mémorisé qu’il s’agissait d’un « grand pas en avant pour l’Humanité » selon les propos de Neil Armstrong, bien peu nombreux sont les intellectuels qui savent qu’il s’est agit là d’un grand bond en arrière pour notre satellite, chaque mission Apollo déposant sur son sol plus de trois kilos de Plutonium . C’est de ce type de refoulement et de ses effets dont il sera ici question, d’autant plus qu’il est observable aussi bien en histoire contemporaine qu’en « sciences studies ».
Un retour aux sources s’est imposé.
Au tournant du XVII° siècle, quelques savants dont Galilée, promeuvent un mode de connaissance qui se veut une lecture mathématique de l’Univers. Face à eux, l’Eglise. Un long combat de titans s’engage alors, lois contre lois. Un siècle et demi plus tard, tandis que naît la fabrique industrielle basée sur le charbon, les « lumières » triomphent, inaugurant ainsi ce qui fût ensuite appelé par l’Occident « l’ère moderne ». On assiste dès lors à un développement sans précédent de savoirs dont la seule légitimité devient le mode de connaissance scientifique, qualifié d’objectif et d’incontestable. Objectif, c’est-à-dire qu’on écarte de ce savoir, dès sa constitution, non seulement toutes les qualités sensibles propres à la vie, mais aussi toute subjectivité. Incontestable, c’est-à-dire auquel on peut attribuer une mesure intangible . Peu à peu les autres modes de connaissance et toutes les valeurs liées aux évènements de la vie, aux labeurs, à la subsistance, aux saisons, à la nature, qui constituaient le substrat des cultures humaines et de toutes leurs expressions, vont être dévalorisés, tandis que les paysans sont amenés à quitter leurs terres et leur vie ancestrale. C’est ainsi que la misère urbaine et le salariat industriel se substitueront bientôt à la puissance de la pauvreté sous le signe du « progrès scientifique donc social ». La constitution des nations a entériné cette modernité sous le vocable sournois d’exode rural, lequel a culminé dans la Grande Guerre : c’est alors qu’une grande masse de jeunes paysans ouest-européens fut enrôlée dans un « service » militaire pour défendre la terre … de leurs patries, dans la boue des tranchées, avec les séquelles que l’on connait, pour les corps, pour les cœurs, pour les esprits et plus largement pour la culture humaine et occidentale en particulier .
Une modernité dévastatrice
Mais, entre la destitution de la noblesse et la décapitation du roi de France d’un côté, et, d’autre part, la proclamation de la mort de dieu puis le sacrifice de la jeunesse dans la Grande guerre, aura-t-on remarqué qu’entre ces bornes temporelles, la classe montante, au-delà de sa recherche de respectabilité, n’aura pas quitté l’habit noir tout au long du XIX° siècle, confrontée à l’impossibilité d’un travail de deuil étant donné l’ampleur des ces bouleversements matériels et symboliques ? Or c’est exactement pendant cette période que la science (alliée à l’industrie) triomphe . Qu’en dire quant à la place qu’elle prend alors dans les imaginaires ? La chose suivante : si la science semble avoir définitivement gagné dans son combat avec la transcendance monothéiste, on ne se glisse pas impunément dans ces habits-là ! Autrement dit, le statut vacillant du sacré et du religieux dans l’imaginaire occidental a engendré la floraison de messianismes et d’utopies basées sur la science (ou les sciences). En tous cas, celle-ci domine si bien qu’aujourd’hui, artisanats, arts, cultures, religions, mythologies, philosophies, poésies, langues, traditions, tout ce qui avait fait l’essence de toutes les civilisations a été emporté. Même l’humanisme renaissant s’est trouvé pris dans la tourmente dévastatrice. Mais c’est malheureusement bien au-delà de l’Occident que la science, ses valeurs et ses réalisations ont provoqué et provoquent encore l’effondrement de toutes les cultures, effondrement si grave qu’il met en cause notre existence car c’est la vie même qui est atteinte : ce qui chancelle, c’est non seulement l’esthétique mais aussi l’éthique, la validité des conduites, les appréciations dans tous les domaines, la pensée, et avec elles, la possibilité de vivre en homme chaque jour. C’est ce que les études statistiques, les évaluations chiffrées et autres tableaux de bord visent subrepticement à combler : un vide intersidéral de consciences réifiées. Notre comportement quotidien est significatif à cet égard. Il consiste à faire appel à la technoscience, à l’expert (et maintenant à Internet), comme garants d’une efficience qui se révèle incroyablement destructrice dans la vie de tous les jours car celle-ci ne fournit aucune vue d’ensemble sur l’existence humaine et sa conduite ; au contraire, elle en approfondit la vacuité aliénante et solitaire. L’approche scientifique s’est révélée être une forme de connaissance non seulement intrusive pour l’univers, mais qui a, de plus, exclu toute humanité . De manière extraordinairement violente et rapide à l’échelle de l’histoire humaine, le fondement de toute vie fut écarté : ainsi, sans le savoir, la science est à l’origine de la précipitation de notre monde vers l’abîme.
L’obsolescence de toute chose, puis de l’Homme lui-même
Une des préoccupations urgentes et majeures de la philosophie d’aujourd’hui devrait consister à retisser les fils de nos vies avec la trame historique de cet Occident colonial, ce qui suppose un immense travail : démontrer, par exemple, la totale inanité de l’expression « trente glorieuses », de bien des points de vue. Quittant l’histoire contemporaine et remontant aux sources, c’est en faisant l’analyse des principes de base du mode de connaissance scientifique, qu’une hypothèse a pris forme : l’illimitation consubstantielle à la démarche scientifique a ensemencé et même légitimé la folie productiviste occidentale. Ceci m’a ensuite conduit au XIXème siècle, c’est-à-dire au moment où la science s’est définitivement imposée et où l’homme a inauguré une ère nouvelle : celle de sa toute puissance sur le monde. Revenant à notre époque dont j’affirme qu’une période historique nouvelle a débuté à l’été 1945, je développe une autre hypothèse essentielle : ce mode de connaissance scientifique - dont l’énergie nucléaire constitue le noyau politique - est devenu l’ossature principale de l’imaginaire occidental dont il nous faut procéder à la déconstruction complète si nous désirons éviter le désastre qui s’annonce. En d’autres termes, je me suis attaché à montrer comment ce mode de connaissance, typique de l’Occident, apparu à l’époque de Galilée, considéré depuis lors comme le seul savoir légitime, a peu à peu produit l’obsolescence définitive de toutes les autres valeurs, l’obsolescence de toutes les autres cultures, l’obsolescence des humanités, l’obsolescence de l’humanité de l’homme. Ce savoir, très particulier, qui voulait mettre la subjectivité à distance, aura réussi au-delà de toute espérance : c’est l’être humain que la rationalité calculatrice a finalement rendu obsolète.
Une tragédie moderne
Mais toucher au non-dit, au point aveugle, à la mort que charrie massivement cette civilisation technoscientifique, cela revient à tenter l’exploration risquée d’une « zone interdite » dont les artistes seraient mieux à même de nous faire sentir l’importance et les dimensions, tant les résistances et les refoulements sont profonds. Pour preuve, si la tragédie nucléaire, enfantée par la science, n’a pas la somptuosité des décors, ni l’ampleur des paysages, ni la stature des acteurs, ni la lancinante profondeur des voix d’un cœur antique, ni la richesse poétique des dramaturges de ce temps là, ni la grandeur des sentiments de jadis -, elle n’est pas non plus scrutée par l’éclat de consciences humaines aiguisées par les dithyrambes de l’agora, non, elle n’a rien de tout cela qui soit susceptible de la faire ressentir par les hommes pressés d’aujourd’hui comme une tragédie. Ou plutôt elle nous a volé tout ça, nous a dépouillé de notre humanité, de notre mémoire, pour les mettre au service de la mort générale, une mort aux couleurs éclatantes, qui stupéfièrent, aux portes de la nuit, ses propres créateurs, un été de mille neuf cent quarante-cinq, et nous tient encore, soixante-sept ans après, nous tient encore à distance respectueuse. En ce 16 juillet, la matinale aurore perdit ses doigts de rose et se révéla, à cinq heures trente précise, être l’aube d’une ère vénéneuse comme jamais l’humanité n’y goûta.
Jean-Marc Royer, septembre 2012