Édition du 19 novembre 2024

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Asie/Proche-Orient

La révolte populaire menace le pouvoir cambodgien

Après la violente répression de janvier 2014, les ouvriers du textile et leurs syndicats cherchent un nouveau souffle afin d’obtenir une augmentation du salaire minimum. Quant au parti de l’opposition qui hier les soutenait, il semble désormais plus préoccupé par ses tractations électorales avec le pouvoir que par les revendications sociales.

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Phnom Penh, 3 janvier 2014. Le jour se lève sur le boulevard Veng Sreng, transformé en champ de bataille. Les travailleurs en grève des entreprises de confection, nombreuses dans le quartier, ont érigé des barricades et harcèlent la police. Jets de pierres, cocktails Molotov. Plusieurs centaines de policiers lourdement armés ripostent par des coups de matraque, des grenades lacrymogènes et des rafales d’AK-47. Ces heurts interviennent alors que la grève, lancée le 24 décembre à l’appel des six principales centrales syndicales du pays pour obtenir un doublement du salaire minimum — de 80 à 160 dollars (50 à 100 euros) par mois —, paralyse la quasi-totalité des entreprises.

Les grèves se multiplient depuis décembre

La veille, la brigade 911, une unité parachutiste d’élite, a brutalement réprimé les grévistes de l’entreprise Yakjin. Les échauffourées se sont poursuivies toute la nuit et jusqu’en début d’après-midi. Bilan : cinq morts, une quarantaine de blessés graves, vingt-trois grévistes et dirigeants du mouvement associatif arrêtés et sévèrement tabassés. Le lendemain, alors que des automitrailleuses de l’armée patrouillent sur le boulevard Veng Sreng, une horde de policiers et de nervis en civil investissent le parc de la Démocratie (Freedom Park), un espace en plein cœur de la capitale dont le parti d’opposition a fait son camp de base depuis plusieurs mois. Après avoir brutalement chassé les militants, les bonzes et les journalistes qui s’y trouvaient, les gros bras du pouvoir saccagent tribune, tentes, latrines, et détruisent même un autel bouddhiste. Le gouvernement annonce l’interdiction des manifestations et des rassemblements pour une durée indéterminée.

La crise politique, elle, a éclaté au lendemain des élections générales du 28 juillet 2013. A l’issue d’un scrutin marqué par des irrégularités, le Parti du peuple Cambodgien (PPC) du premier ministre sortant Hun Sen est alors déclaré vainqueur avec 48,83 % des voix et soixante-huit sièges sur les cent vingt-trois que compte l’Assemblée nationale. En net recul, il perd vingt-deux élus par rapport aux élections de 2008. Le Parti du sauvetage national du Cambodge (CNRP), coalition comprenant notamment le Parti Sam Rainsy, est crédité de 44,46 % des suffrages et obtient cinquante-cinq députés ; mais, dénonçant des élections truquées, il affirme avoir gagné et réclame une commission d’enquête.

Dès le mois de septembre, l’opposition investit Freedom Park. Ses manifestations hebdomadaires rassemblent un nombre toujours croissant de participants, qui demandent la démission du premier ministre et de nouvelles élections. Les dirigeants du CNRP rejettent toutes les invitations à négocier du PPC, et ses élus refusent de siéger à l’Assemblée nationale.

Grèves et mouvements sociaux se multiplient dès le début du mois de décembre. Les conducteurs de touk-touk — les motos-taxis équipées d’une remorque dans laquelle prennent place les passagers — réclament une baisse du prix du carburant. Les membres du Réseau des bonzes indépendants pour la justice sociale (Independent Monk Network for Social Justice) sillonnent les campagnes et recueillent les revendications de communautés paysannes et indigènes, qui protestent en particulier contre l’accaparement des terres. Un syndicat d’enseignants appelle à la grève. Et enfin — sans doute la menace la plus sérieuse pour le pouvoir —, les ouvriers du textile, un secteur-clé de l’économie, lancent une grève générale illimitée.

Si les calculs du CNRP ont à l’évidence influencé le déroulement de ces luttes, il n’en demeure pas moins que l’ampleur de la fronde exprime un mécontentement profond qui s’étend à des secteurs de plus en plus larges de la population.

Certes, depuis une décennie, le Cambodge enregistre une croissance annuelle de 7 à 8 % [1]. A Phnom Penh, les centres commerciaux poussent comme des champignons ; les 4 x 4 rutilants qui encombrent les rues ne sont plus seulement ceux des fonctionnaires des Nations unies ou des cadres d’organisations non gouvernementales (ONG). Les conducteurs de motos-taxis se connectent à Facebook depuis leur téléphone portable, et les jeunes générations urbaines ont de nouvelles attentes. Mais, si la pauvreté a reculé, un tiers des Cambodgiens continuent de vivre avec moins de 1,5 dollar par jour, et les taux de croissance à deux chiffres de la confection, du tourisme ou de l’agro-industrie ont pour corollaires salaires de misère, expulsions de communautés paysannes pour s’approprier leurs terres et dégâts écologiques inquiétants.

Le textile, quatre cinquièmes des exportations du pays

Avec un chiffre d’affaires de 5,53 milliards de dollars en 2013, l’habillement représente les quatre cinquièmes des exportations cambodgiennes. Plus de quatre cents entreprises emploient près d’un demi-million de personnes, à 95 % des femmes, et produisent des vêtements pour les principales enseignes occidentales du prêt-à-porter et de la grande distribution. Faisant mentir les pronostics alarmistes de l’association patronale du textile, ni les grèves à répétition menées depuis l’automne ni l’agitation politique n’ont découragé les investisseurs. Au contraire : la hausse des salaires en Chine a incité de nombreuses entreprises à délocaliser leur production au Cambodge ou dans les pays voisins. Et, au cours de l’année écoulée, les exportations de textiles et de chaussures de sport ont augmenté de 20 % [2].

Cette bonne santé économique contraste avec la dégradation des conditions de travail, insalubres, voire dangereuses, et avec la baisse du pouvoir d’achat des salariés. « Le patron ne nous respecte pas, s’insurge une ouvrière de la zone industrielle de Pochentong. Pour lui, il n’y a que le rendement qui compte, et tant pis si nous sommes crevées. » La liste des abus signalés dans le dernier rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT) est longue : 85 % des entreprises ont recours à plus de deux heures supplémentaires par jour, six jours par semaine ; il règne une chaleur excessive dans 65 % des ateliers ; les sorties de secours sont obstruées dans 53 % d’entre eux, etc. [3]

En mai 2013, à moins d’une semaine d’intervalle, des bâtiments se sont effondrés dans deux usines. Moins meurtriers que celui du Rana Plaza, au Bangladesh [4], ces accidents ont tout de même tué deux ouvrières et fait une trentaine de blessés. Au cours de l’année écoulée, plus de sept cents cas d’évanouissement dus à l’épuisement ont été enregistrés [5]. Même réévalué à 100 dollars par mois en février 2014, le salaire minimum demeure parmi les plus bas d’Asie du Sud-Est. Il a perdu près d’un tiers de son pouvoir d’achat au cours de la décennie écoulée et reste très en dessous du salaire minimum vital, qui, selon le ministère du travail lui-même, se situerait entre 157 et 177 dollars. Tous ces motifs de colère, dans un secteur où il existe un mouvement syndical combatif, expliquent les quelque cent trente mouvements de grève recensés l’an dernier, avant même la grève générale de décembre.

Des mouvements que le pouvoir cherche à contenir par une répression acharnée : les vingt-trois grévistes arrêtés en janvier étaient toujours emprisonnés en mars. Le droit de manifestation dépend du bon vouloir des autorités. Des chefs d’entreprise profitent de ce contexte liberticide pour licencier les éléments indésirables. Afin de frapper les syndicats au porte-monnaie, des poursuites judiciaires ont été lancées contre une centaine de militants, au nom de dommages causés à l’entreprise pendant la grève. Mais le mécontentement pourrait bien se révéler plus fort que la peur.

Dans les campagnes aussi, la colère gronde. Depuis l’adoption de la loi sur la propriété foncière de 2001, qui autorise l’attribution de terres de l’Etat à des sociétés privées sous forme de « concessions foncières économiques » (CFE) [6], trois millions d’hectares — 16,6 % du territoire — sont passés aux mains d’entreprises nationales ou étrangères [7]. Dans un pays où 80 % de la population réside en zone rurale et où l’agriculture représente 55,8 % des emplois, de telles mutations de la structure foncière ne pouvaient que susciter des conflits.

C’est ainsi que, profitant du programme de la Commission européenne « Tout sauf les armes », qui exonère de taxes le sucre cambodgien, des compagnies agro-industrielles se sont lancées dans cette production. Quelque soixante-quinze mille hectares leur ont été attribués sous forme de CFE, et les exportations de sucre ont plus que doublé entre 2012 et 2013. Mais des milliers de paysans ont été chassés de leurs terres. Privés de leurs moyens de subsistance, beaucoup sont désormais contraints de se faire embaucher comme ouvriers agricoles dans les plantations de canne à sucre. Leurs conditions de travail épuisantes et la présence de mineurs ont été dénoncées par le réseau d’ONG nationales et internationales associées à la « Campagne pour un sucre propre ».

Complexe touristique haut de gamme dans une réserve naturelle

La culture industrielle de l’hévéa a également le vent en poupe. Les entreprises vietnamiennes et chinoises, en partenariat avec des personnalités proches du pouvoir, y sont dominantes. Selon l’ONG Global Witness, un million deux cent mille hectares leur auraient été concédés, souvent au détriment de communautés indigènes.

Quant à la compagnie chinoise Tianjin Union Development Group (UDG), elle a obtenu quarante-cinq mille hectares de CFE à l’intérieur de la réserve naturelle de Botum Sakor, dans la province de Koh Kong, dans le sud-ouest du pays, pour y construire un complexe touristique haut de gamme : hôtels de luxe, marina, terrains de golf, casinos, aéroport, autoroute... Alors que les travaux sont loin d’être achevés, un millier de familles de paysans et de pêcheurs ont déjà été déplacées, et les écologistes dénoncent la déforestation illégale qui accompagne ce projet pharaonique. Le 26 avril 2012, Chut Vuthy, militant écologiste qui dénonçait l’exploitation forestière illégale dans ce parc, a été assassiné.

Les zones urbaines ne sont pas non plus épargnées. A Phnom Penh, le combat très médiatisé des militantes antiexpulsion des communautés de Boeung Kak et Borei Keila n’est que la partie visible de l’iceberg. Selon la Ligue cambodgienne des droits humains (Licadho), plus de vingt mille familles vivant dans les communautés pauvres de la capitale ont été expulsées en raison de projets immobiliers.

Maisons rasées au bulldozer ou incendiées, récoltes détruites, habitants emprisonnés et tabassés, vigiles ou militaires faisant usage de leurs armes… Le 16 mai 2012, Heng Chentha, une adolescente de 15 ans, était tuée par balle lors d’affrontements entre la police et les habitants du village de Broma, dans la province de Kratie. Alors que les conflits fonciers se multiplient, les organisations de défense des droits humains dénoncent un recours croissant à la violence lors des expulsions, ainsi que l’implication d’éléments de la police et de l’armée, qui agissent souvent hors de tout mandat, pour le compte d’entreprises privées. On voit aussi des soldats ou des policiers arrondir leur solde en étant vigiles à l’entrée d’entreprises agro-industrielles.

Les juges ont la main lourde contre les journalistes et les militants associatifs

« La Constitution cambodgienne, les conventions internationales dont le royaume est signataire et la loi sur la propriété foncière garantissent pourtant relativement bien les droits des communautés paysannes et indigènes, estime M. Thun Saray, président de l’Association pour les droits humains et le développement au Cambodge (Adhoc). Le problème est qu’elles ne sont pas appliquées. » Des hommes de paille ou des parents se voient accorder des concessions pour permettre la constitution de domaines bien plus étendus que les dix mille hectares autorisés par la loi. Des entreprises touristiques ou agro-industrielles obtiennent des terres dans des zones protégées. On ne compte plus les cas de déforestation illégale ou de contournement des communautés concernées, les contrats de réinstallation et de relogement non respectés.

Les juges ferment les yeux. En revanche, ils ont la main lourde contre les journalistes indépendants et les militants associatifs. Arrêté en mars 2013, Mam Sonando, directeur de Radio Beehive, souvent critique à l’égard du pouvoir, a été condamné à vingt ans de réclusion pour un prétendu « complot séparatiste », avant d’être libéré en attendant son procès en appel. Et Mme Yorm Bopha, militante antiexpulsion de la communauté de Boeung Kak, n’a été libérée qu’en novembre 2013, après plus d’un an passé derrière les barreaux. « Le pouvoir ne nous pardonne pas d’aider les communautés pauvres à prendre conscience qu’elles ont des droits et qu’elles doivent s’organiser pour les défendre, déclare M. Thun Saray. C’est pourquoi un nombre croissant d’entre nous sont traînés devant les tribunaux. »

Une pléthore d’ONG nationales et internationales opèrent au sein de la nébuleuse « société civile ». Très critiques à l’égard du pouvoir, elles se font les porte-parole des revendications populaires. Leur présence sur les réseaux sociaux et leurs relations avec les journalistes occidentaux leur donnent une audience appréciable. Sans surprise, « c’est sur le soutien [de ces groupes] que Sam Rainsy a fondé sa stratégie de conquête du pouvoir », affirme l’analyste politique Kem Ley. En dépit de ses propos xénophobes, propres à flatter les sentiments antivietnamiens de nombreux Khmers, le dirigeant de l’opposition est auréolé d’une image de défenseur des valeurs démocratiques ; même si, durant les événements de début janvier, des boutiques de commerçants vietnamiens ont été saccagées par des manifestants aux environs du boulevard Veng Sreng [8].

Libéral convaincu, M. Sam Rainsy bénéficie également de la faveur des gouvernements occidentaux, bailleurs de fonds des ONG. Au lendemain de la répression sanglante de janvier, le Parlement européen a demandé la création d’une commission d’enquête indépendante, et Washington a annoncé le gel d’une (petite) partie de son aide à Phnom Penh.

Face à l’influence grandissante de Pékin, cependant, la marge de manœuvre occidentale est réduite. Premier investisseur étranger direct, la Chine est également le premier partenaire du royaume en termes d’aide au développement. Dans le cadre d’une stratégie d’intégration régionale, des entreprises chinoises construisent routes, barrages et lignes de chemin de fer sur le territoire cambodgien.

A l’intérieur du pays, enfin, le premier ministre sait pouvoir compter sur un parti dont les ramifications s’étendent jusque dans le moindre hameau, tandis que les relations clientélistes tissées avec les caciques du PPC lui garantissent leur fidélité. Selon le Centre cambodgien des droits humains (Cambodian Center for Human Rights, CCHR), 20 % des concessions foncières économiques auraient par exemple bénéficié à cinq sénateurs membres du parti au pouvoir. M. Hun Sen soigne également l’armée, dont le budget a augmenté de 17 % l’an dernier ; vingt-neuf officiers et six chefs de la police viennent d’être promus généraux quatre étoiles, alors qu’en 2010 l’armée cambodgienne en comptait déjà plus que les Etats-Unis... Quant aux milieux d’affaires sino-khmers, dominants dans tous les secteurs de l’économie, « en tant qu’opérateurs locaux et compradores [9], ils constituent les partenaires incontournables de ce système marqué par la logique d’accaparement des ressources du pays », selon la chercheuse Danièle Tan [10].

Aussi M. Hun Sen, qui dirige le pays d’une main de fer depuis 1985, n’entend-il pas céder la place. « Tout est normal. Le gouvernement travaille. Les entreprises travaillent [11] », déclarait-il après la répression du début de l’année, avant d’inviter les élus du CNRP à venir siéger à l’Assemblée nationale, et ses dirigeants à négocier. De fait, des discussions ont été entamées ; mais elles portent uniquement sur la réforme du système électoral, sans la moindre référence aux revendications populaires en termes de salaires, de restitution des terres et d’arrêt des expulsions.

En réalité, bien plus que l’opposition politique, ce sont les mouvements sociaux qui inquiètent le pouvoir. En témoigne le contraste entre la mansuétude dont ont bénéficié les manifestations du CNRP durant tout le dernier trimestre 2013 et la brutalité de la répression exercée contre les travailleurs du textile, les paysans et les militants antiexpulsion.

Philippe Revelli

Notes

[1] « Cambodia overview », Banque mondiale.

[2] Ministère du commerce, cité par The Cambodia Daily, Phnom Penh, 5 février 2014.

[3] http://betterfactories.org

[4] Lire Olivier Cyran, « Au Bangladesh, les meurtriers du prêt-à-porter », Le Monde diplomatique, juin 2013.

[5] « Mass fainting at Kandal factory », The Phnom Penh Post, 21 novembre 2013.

[6] Les CFE sont accordées pour la mise en œuvre de projets à caractère économique, avec une durée pouvant aller jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans, et ne peuvent théoriquement concerner plus de dix mille hectares.

[7] « Cambodia : Land in conflict » (PDF), rapport 2013 du Centre cambodgien pour les droits humains.

[8] Matt Blomberg, « Rights group reaffirms stance on use of “yuon” », The Cambodia Daily, 19 décembre 2013.

[9] Membres de la bourgeoisie locale enrichis grâce au commerce avec l’étranger.

[10] Danièle Tan, « La diaspora chinoise du Cambodge, histoire d’une identité recomposée », master de recherche à l’Institut d’études politiques de Paris, 2006.

[11] Khy Sovuthy, « Hun Sen says his face as good as any ; situation is normal », The Cambodia Daily, 11 février 2014.

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