Reporters : Quelle lecture faites-vous du fait que la sphère djihadiste en Algérie soit désormais marquée par Aqmi et Daech ?
Mahmoud Rachedi : Je ne pense pas que la situation correspond à ce qui semble être suggéré dans votre question. Je veux dire que l’Algérie n’est pas marquée par un regain de djihadisme. Cependant, quelques noyaux de groupes armés, affiliés à tel ou tel label, tentent de temps à autre des actions, plus ou moins spectaculaires, dans le but évident de susciter l’impact et de signaler une certaine capacité de nuisance. Les exemples de Tiguentourine en 2013, revendiqué par Aqmi, et le rapt du Français Gourdel en 2014, revendiqué par Daech, relèvent de cette stratégie. En fait, on est très loin des années 1990 et de ce qui se développe dans les pays de la région. Mais, les recettes économiques libérales imposées par le pouvoir politique actuel en Algérie, qui ne manqueront pas d’aggraver le désastre social et le désespoir, d’une part, et, d’autre part, les graves atteintes aux libertés démocratiques, peuvent précipiter une partie de la jeunesse dans les bras armés de l’intégrisme religieux et du fanatisme.
Quelle solution, selon les formations de gauche, à la question djihadiste ? Sécuritaire stricto sensu ou politique ?
Pour le Parti socialiste des travailleurs (PST), comme nous l’avions déjà rappelé dans les années 1990, il n’y a pas de solution policière aux problèmes politiques. La défaite des islamistes armés en Algérie, dont les exactions et la barbarie sont encore vivaces, était d’abord politique par le fait de la désaffection populaire dès la fin 1994. Les réconciliateurs de Sant’Egidio ou la présidentielle du pouvoir militaire de l’époque et ses alliés de 1995 surfaient sur cette réalité. Dès lors, leur défaite militaire se réduisait à une question de temps. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de revenir sur les exactions des uns et des autres que nous avions dénoncées en leur temps. En revanche, la solution politique que nous avions préconisée n’est pas celle de M. Bouteflika. La réconciliation et la concorde ne se décrètent pas en consacrant l’impunité et l’injustice. La solution politique démocratique suppose au moins la reconnaissance des crimes, le pardon des victimes par le biais d’une justice acceptable par tous. La solution politique démocratique exige des choix économiques et sociaux qui garantissent le pain, le travail et le logement pour tous, qui assurent la liberté et la dignité au peuple algérien et offrent un horizon d’espoir à notre jeunesse.
Partagent-ils l’idée qu’il s’agit de groupes obéissant à des agendas internationaux. Si oui, lesquels ?
Ce que vous appelez agendas internationaux, nous, nous les appelons les intérêts des puissances occidentales impérialistes et leurs alliés, tels que les monarchies du Golfe. Mais, cela n’est pas nouveau. Les USA sont passés maître dans le financement, l’entraînement et l’armement des groupes armés en Amérique latine et ailleurs depuis des lustres, en imposant des dictatures et des régimes alliés. Depuis l’époque de la guerre froide et l’intervention militaire soviétique en Afghanistan en 1979, l’islamisme politique ou armé a été encouragé et soutenu dans toute la région par les USA et leurs alliés occidentaux. Les révélations sur les liens de Ben Laden et sa branche Al Qaïda avec la CIA sont connues de tous. La stratégie mise en place par l’administration Bush pour la reconfiguration du Grand Moyen-Orient (GMO), ouvertement interventionniste, néocolonialiste et néolibérale, révélait les appétits US dans la région et leur intention de chasser les régimes politiques récalcitrants. La reconnaissance récente d’un responsable du Pentagone relative au soutien des USA au développement de Daech entre 2012 et 2013, via la Turquie, l’Arabie saoudite et d’autres alliés, ne laisse aucun doute à ce sujet quant à son utilisation pour affaiblir l’Iran, le Hezbollah et le régime syrien, et par ricochet la Russie de Poutine. L’intervention directe de l’Otan en Libye et l’assassinat du dictateur Kadhafi traduit cette stratégie du chaos créateur de contrerévolutions et l’intimidation des peuples tunisien et égyptien qui ont osé enclencher un processus révolutionnaire et chasser les dictateurs Ben Ali et Moubarak, amis des USA et de l’UE. Pour conclure, je dirais oui, il y a des agendas internationaux. Mais, sans verser dans la théorie du complot et autre main de l’étranger, qui nous sont servies à chaque mouvement social, il y a une réalité politique, économique et sociale dans notre pays qui favorise ces agendas et qui mine les capacités de résistance de notre peuple pour défendre sa souveraineté et son indépendance. L’absence des libertés démocratiques et les recettes économiques libérales, inspirées par le FMI, la BM, l’OMC, l’UE et autres ONG, mènent vers la catastrophe économique et sociale. Les privatisations envisagées du secteur public, la remise en cause rampante des subventions des produits de première nécessité, des transferts sociaux et de la santé publique et gratuite (projet du nouveau Code de la santé), la précarisation des relations de travail et des conditions de vie (projet du nouveau Code du travail), le développement de la corruption et du népotisme, l’explosion des importations, du chômage et du mal vivre au niveau de la jeunesse, sont autant de signaux et d’ingrédients qui feront le lit de ces agendas et de leurs bras armés tels qu’Aqmi, Daech et autre Boko Haram.
Quelles conséquences a l’attentat d’Aïn Defla sur le champ politique et sécuritaire ?
L’attentat d’Aïn Defla n’a rien d’extraordinaire. Bien sûr, il y a neuf jeunes soldats tués et d’autres blessés, selon les médias et les communiqués officiels. Cela a créé une émotion et une certaine angoisse dans un contexte marqué par les récents attentats de Sousse, du conflit de Ghardaïa et des guerres civiles dans la région. Aussi, l’amplification par les médias locaux et internationaux donne à cet attentat une dimension et un impact plus grands. Mais, d’un point de vue strictement militaire, cet attentat ne présente aucun saut qualitatif ou une élaboration compliquée. Au contraire, il s’agit d’un petit groupe armé qui frappe pour s’évanouir dans la nature. Encore une fois, c’est l’impact médiatique et une relative capacité de nuisance qui sont recherchés à travers cet acte. Sur le plan politique, les principales conséquences sont loin d’être réduites aux réactions de l’opposition libérale consistant à critiquer la qualité des équipements de l’armée et son organisation. Si la menace islamiste armée n’est pas à écarter complètement, même si, comme je l’ai signalé plus haut, elle est aujourd’hui à un état groupusculaire, des mesures politiques, économiques et sociales s’imposent. Les recettes économiques libérales qui profitent à une infime minorité de prédateurs, dont les ravages sociaux sont palpables en Algérie et à l’échelle internationale, doivent être abandonnées. Il faut la levée de toutes les entraves à l’exercice des libertés démocratiques, notamment celles relatives aux libertés syndicales, aux droits à l’organisation, à l’expression et de manifestation. Il faut engager la bataille pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes par l’abrogation du Code de la famille et l’instauration de lois civiles. Il faut promouvoir les droits culturels et linguistiques de toutes les composantes de notre peuple. Il faut mettre en place une stratégie de développement économique nationale qui puisse satisfaire les besoins sociaux de tous, consacrer la souveraineté du peuple algérien sur ses richesses et garantir son indépendance et la maîtrise de son destin. Car la barbarie qui guette l’humanité, à travers les intégrismes religieux divers ou à travers l’extrême droite et le fascisme, se nourrit fondamentalement de la détresse sociale et du désespoir des peuples.
* Mahmoud Rachedi, leader du PST : « La menace islamiste armée n’est pas à écarter, même si elle est à l’état groupusculaire ». Reporters, 26 juillet 2015 20:58.