Édition du 3 décembre 2024

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Débats : quel soutien à la lutte du peuple ukrainien ?

La guerre en Ukraine : la vérité est le tout

Le président russe, Vladimir Poutine, a entamé le 24 février dernier, une guerre en Ukraine. Alors que des frappes militaires se multiplient et avec elles le nombre de victimes et de personnes exilées, dénoncer l’invasion russe et sa violence inouïe est une évidence. Toutefois des clés d’analyse sont manquantes dans la couverture des grands médias pour bien comprendre les causes de ces événements et en saisir les enjeux, incluant la responsabilité de l’OTAN et du gouvernement de Kiev dans cette guerre.

21 MARS 2022 | Relations
https://cjf.qc.ca/revue-relations/ukraine-la-verite-est-le-tout/
L’auteur est professeur retraité du Département de science politique à l’Université du Québec à Montréal

En écrivant sur la guerre en Ukraine me viennent tout naturellement à l’esprit une parole de Hegel, «  La vérité est le tout  », et le dicton bien connu  : «  La vérité est la première victime de la guerre  ».

Le récit que nous présentent le gouvernement canadien et les principaux médias occidentaux est celui d’un dictateur russe dérangé qui a envahi un pays démocratique voisin, pays qui ne cherche qu’à faire partie de notre alliance pacifique d’États démocratiques. C’est là une image manifestement fausse et simplifiée qui nous empêche d’adopter une position éclairée sur cette guerre.
Cependant, même la présentation la plus sobre de «  la totalité  » nécessiterait des pages et des pages d’explication. Par conséquent, dans le cadre de cet article relativement modeste, je me limiterai à quelques éléments indispensables pour comprendre cette guerre et la part de responsabilité qui revient à l’OTAN et à notre gouvernement dans celle-ci, ce qui est malheureusement passé sous silence dans nos médias de masse.

Comprenons-nous bien par contre, toute analyse de l’actuelle situation ne peut commencer que par une condamnation ferme du gouvernement russe qui porte la plus lourde responsabilité pour avoir déclenché cette guerre, une guerre de choix, et donc une entreprise criminelle. Les informations disponibles à l’heure actuelle indiquent que seul un cercle restreint de l’élite politique a été impliqué dans la décision d’une invasion à grande échelle, décision qui a même surpris des personnes relativement proches du gouvernement. Ainsi, les médias contrôlés par l’État n’ont rien fait pour préparer le public russe.

Il semble également clair que cette guerre se révélera être une grave erreur pour le régime de Poutine. Jusqu’à présent du moins, cela n’a poussé ni Kiev ni l’OTAN à négocier sérieusement. Par ailleurs, un contrôle effectif de l’Ukraine par la Russie – ce qu’implique l’objectif déclaré de Moscou de «  dénazification  » (comme nous l’expliquerons plus loin) – ne semble guère possible. Un bourbier de type afghan pourrait en résulter, même au cas où le gouvernement abdiquerait, compte tenu de la présence à l’intérieur et à l’extérieur des forces armées ukrainiennes d’éléments néofascistes très motivés et préparés à la guerre de guérilla.

L’OTAN et l’Ukraine

L’OTAN prédisait cette guerre des semaines avant son déclenchement, décriant les concentrations de troupes russes à la frontière avec l’Ukraine. Pourtant, ni l’OTAN ni Kiev n’ont voulu prononcer les mots qui auraient certainement évité la guerre  : l’Ukraine ne deviendra pas membre de l’OTAN. Même aujourd’hui, alors que la guerre fait rage, au lieu de presser Kiev de négocier sur la base de cet engagement, l’OTAN reste résolue à défendre l’Ukraine… jusqu’au dernier soldat ukrainien en ne fournissant que des armes et en facilitant l’entrée dans le pays de mercenaires. C’est le comble du cynisme.

Le 7 mars, la Russie a précisé sa condition pour mettre fin à l’opération militaire : Kiev doit amender sa constitution pour rejeter l’adhésion à tout bloc militaire, reconnaître la Crimée comme faisant partie de la Russie et les régions de Donetsk et Lougansk comme des États indépendants. On peut évaluer l’offre comme on veut, mais aussi répugnante et injuste qu’elle doive certainement paraître au gouvernement de Kiev, elle est une invitation à mettre un terme à une guerre que l’Ukraine ne peut pas gagner. En retour, le gouvernement survivrait, épargnant de nombreuses vies, de même que des infrastructures précieuses qu’un pays aussi pauvre – parmi les plus pauvres d’Europe – ne peut pas se permettre de perdre.

Il y a des indications que Kiev, sous la pression militaire russe, est prête maintenant à envisager une telle décision. Ce qui n’était pas le cas dans les mois qui avaient précédé la guerre, l’Ukraine avait en effet rejeté une solution très raisonnable qui s’offrait à elle : la neutralité à l’autrichienne. Pire encore, quelques jours seulement avant l’invasion, le président ukrainien avait déclaré que si l’Ukraine n’était pas admise à l’OTAN, il envisagerait de se retirer du mémorandum de Budapest de 1994, par lequel l’Ukraine avait renoncé à ses armes nucléaires. On a du mal à imaginer une déclaration mieux conçue pour attiser les préoccupations sécuritaires et provoquer Moscou. D’ailleurs Poutine l’a mentionné dans son discours à la veille du déclenchement de la guerre : « Maintenant, ils revendiquent également le droit de posséder des armes nucléaires. Nous ne leur permettrons pas de faire cela.  »

Cette guerre, pour la Russie, concerne par-dessus tout ses problèmes de sécurité, et non pas la prétendue nostalgie de Poutine pour l’URSS ou l’empire russe ou encore son désir proclamé de défendre les droits linguistiques et culturels de l’importante population russophone d’Ukraine, droits qui ont été sérieusement bafoués par le régime ukrainien. La guerre n’est pas non plus un affrontement entre une dictature et une démocratie, comme nous présentent nos médias, le régime à Kiev étant loin d’être un régime démocratique.

Déjà dans les années 1990, alors que le gouvernement soviétique était pratiquement – et de son plein gré – sous une domination coloniale américaine, des acteurs politiques de tous horizons exprimaient leur forte opposition à l’élargissement de l’OTAN, qui violait l’engagement américain envers Gorbatchev – le dernier dirigeant soviétique – de ne pas élargir l’OTAN. C’est en échange de cet engagement que Moscou avait accepté la réunification allemande puis son adhésion à l’OTAN. Le bombardement illégal en 1999 par les forces de l’OTAN de la Serbie, un allié traditionnel de la Russie, n’a fait qu’alarmer davantage Moscou. Ces interventions militaires, ainsi que celles en Afghanistan en 2001 et en Libye en 2011 ont toutes été menées en vertu de l’article 4 de la charte de l’OTAN, bien que cette alliance prétende être purement défensive.

William Burns, l’actuel directeur de la CIA et ancien ambassadeur des États-Unis en Russie, écrivait en ces termes à la secrétaire d’État Condoleezza Rice alors qu’il était en poste à Moscou en 2008 : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus brillante de toutes les lignes rouges pour l’élite russe (pas seulement Poutine). En plus de deux ans et demi de conversations avec des acteurs clés de la Russie, des Néandertaliens dans les recoins sombres du Kremlin aux critiques libéraux les plus virulents de Poutine, je n’ai encore trouvé personne qui considère l’Ukraine dans l’OTAN comme autre chose qu’un défi direct aux intérêts russes… ». [1]

Mais ce n’est pas seulement l’élargissement de l’OTAN qui inquiète Moscou. C’est aussi qu’il s’est accompagné du retrait des États-Unis des principaux traités de contrôle et de limitation des armements  : en 2001, du traité sur les missiles anti-balistiques (traité ABM, signé en 1972), pierre angulaire du contrôle des armements depuis vingt ans ; en 2019, du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (traité INF, signé en 1987), accompagné de l’installation en Europe de l’Est de fusées d’artillerie à courte portée capables de porter des ogives nucléaires (l’Ukraine a une frontière de 1200 km avec la Russie – les ogives de l’OTAN pourraient atteindre Moscou en 12 minutes) ; et, en 2020, du traité Ciel ouvert (entré en vigueur en 2002), qui permet des vols de reconnaissance au-dessus des territoires des signataires pour vérifier la conformité des installations stratégiques et pour accroître la confiance mutuelle. On voit donc que Moscou a des raisons de s’inquiéter.

Le front de l’Est

Un autre élément du tableau est l’insurrection dans l’est de l’Ukraine, généralement réduite par les médias occidentaux à une «  agression russe  ». La Russie a effectivement soutenu les insurgés. Le 21 février dernier, Moscou a officiellement reconnu l’indépendance des Républiques populaires du Donetsk et du Lougansk, dans la région du Donbass où se trouvent les territoires séparatistes. Mais le conflit de huit ans qui a coûté la vie à quelque 14 000 personnes, principalement des civils du côté des insurgés, était, en fait, une guerre civile [2], bien que soutenue par des interventions étrangères des deux côtés.

Pour remettre en contexte, rappelons que les insurgés du Donbass ont refusé d’accepter le renversement violent du gouvernement ukrainien démocratiquement élu en février 2014. Le gouvernement alors nouvellement formé à Kiev, soutenu par les États-Unis et le Canada, avait répliqué, sans aucune tentative de négociation, par une « opération antiterroriste », envoyant des troupes comprenant des éléments néofascistes contre les dissidents, que la Russie avait alors soutenus.

Les insurgés à l’Est avaient des raisons de résister. Des unités néofascistes armées avaient participé au renversement du gouvernement. Leur idéologie – férocement antirusse, y compris vis-à-vis la mémoire historique des Russes ukrainiens et l’usage de la langue russe en Ukraine – était bien représentée dans le nouveau gouvernement. Les néofascistes, dont certains formés militairement par le Canada, ont depuis joué un rôle important dans les combats de l’Est. Ils ont infiltré les forces armées et la police ukrainiennes, culminant en novembre dernier avec la nomination de Dmytro Yarosh, une figure néofasciste de premier plan, en tant que conseiller du commandant en chef des forces armées.

En 2014 et 2015, Kiev a négocié les accords de Minsk avec les insurgés de l’Est sous les auspices de la France et de l’Allemagne. Ces accords visaient à résoudre le conflit, entre autres, en accordant aux provinces de l’Est une certaine autonomie. Mais l’opposition des néofascistes a empêché leur mise en œuvre. Pendant ce temps, alors que les russophones représentaient plus de la moitié de la population ukrainienne, le gouvernement a banni le russe comme langue d’enseignement à tous les niveaux de l’éducation, a sévèrement restreint les médias russophones, interdit les divers partis communistes ukrainiens, arrêté des personnalités favorables à la Russie, et a propagé énergiquement la version néofasciste et antirusse de l’histoire de l’Ukraine.

En avril 2019, l’actuel président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, s’est présenté aux élections avec une plateforme faisant un appel à la paix contre un candidat sortant belliciste, et a remporté le vote par 73,2 % des voix. Mais il a immédiatement fait face à une opposition sévère, dirigée par des éléments néofascistes, proférant ouvertement des menaces de mort envers des politiciens. Un mois après les élections, Dmytro Yarosh a déclaré publiquement que «  si Zelensky trahissait l’Ukraine, il perdrait non seulement son poste, mais sa vie.  » Il n’a fallu que quelques brefs mois à Zelensky pour abandonner tout effort visant à donner vie aux accords de Minsk et à épouser les positions belliqueuses de son adversaire vaincu.

Quand Poutine parle de « dénazification » de l’Ukraine, c’est à l’influence ultra-nationaliste néofasciste qu’il fait référence, mais en l’assimilant faussement à l’ensemble du gouvernement, de l’armée et à tout citoyen nationaliste. L’élimination de cette influence est pour lui une condition pour garantir que l’Ukraine reste en dehors de l’OTAN, ainsi qu’une exigence pour la sécurité des habitants de Donetsk et de Lougansk et pour la protection des droits culturels et linguistiques de l’importante population russophone d’Ukraine.

Reconnaître les responsabilités

Cet article s’est concentré sur la responsabilité de l’OTAN et de Kiev dans cette guerre, puisque cette responsabilité a été complètement occultée par notre gouvernement et par les grands médias. Mais quelles que soient les causes de l’incitation à la guerre, c’est Moscou qui en a pris la décision et en porte la plus lourde responsabilité.

Toutefois, il faut le reconnaître, le Canada, en poussant Kiev dans une guerre qu’elle ne pourra absolument pas gagner plutôt que de faire pression sur l’OTAN pour qu’elle déclare ne jamais accepter l’Ukraine dans ses rangs, porte également sa part de responsabilité. En tant que Canadiens et Canadiennes, nous la partageons si nous gardons le silence sur l’implication de notre gouvernement dans cette guerre et si nous ne nous opposons pas à l’expansion de l’OTAN – en fait, à son existence même en tant que force belliqueuse – et à son rôle dans l’armement de l’Ukraine.


[1] Traduction libre. Voir Tariq Ali, « Before the War », London Review of Books, Vol. 44, N° 6, mars 2022.

David Mandel

Professeur retraité à l’Université du Québec à Montréal

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