L’hypothèse de ce programme de recherche, à la fois théorique et pratique, peut se résumer comme suit : la question nationale et la question sociale ne sont pas deux choses séparées, deux catégories naturelles qui s’opposeraient objectivement, mais deux « moments » d’un même processus, qui peuvent être différenciés conceptuellement même s’ils demeurent enchevêtrés dans tout contexte d’action. Autrement dit, la lutte de libération nationale et le combat pour l’émancipation sociale ne peuvent pas être représentés adéquatement par deux axes, correspondant respectivement au « problème identitaire » et aux questions socio-économiques, si ce n’est que pour visualiser formellement nos préférences politiques sur une boussole électorale.
La perspective étapiste
Cette vision statique de la réalité sociale doit laisser place à une conception dynamique des mouvements d’émancipation, bien que les deux « moments » dont il est question ne doivent pas être compris comme deux phases séparées par une succession chronologique, mais comme une différence logique ou analytique. En effet, plusieurs querelles des années 1960-1970 ont porté directement sur l’articulation stratégique de l’indépendantisme et du socialisme. Pour la perspective « étapiste » représentée historiquement par le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), il s’agit de distinguer rigoureusement deux luttes extérieures, puis de les enchaîner en donnant une priorité historique à la question nationale. Cette position est clairement reprise chez les militant-es d’Option nationale, dont les plus progressistes défendent généralement le raisonnement suivant :
« Le combat pour la liberté des peuples est noble en soi et souhaitable. Or, il existe à mon sens plusieurs formes de libertés collectives. Les deux principales sont la liberté politique et la liberté socio-économique. Ces deux concepts, intimement liés, s’attaquent à deux systèmes d’exploitation. Ça va de soi ; se défaire de l’exploitation est l’essence de la liberté, à mon avis. La liberté politique s’attaque principalement au système colonialiste, qui est l’exploitation d’un peuple par un autre, dont le Québec tente de se défaire depuis tant d’années. La liberté socio-économique, quant à elle, s’attaque principalement au système capitaliste, qui est l’exploitation de l’Homme par l’Homme (ou d’une classe par une autre, pour certains).
Maintenant que les bases sont là, je peux affirmer que ma volonté d’arriver à ces deux libertés est égale pour chacune. Oui, dans ma conception politique, le socialisme est aussi important que l’indépendantisme. Il y a deux types d’oppresseurs, et il faut se débarrasser des deux dans la même mesure. Ceci dit, il est impératif de clarifier que l’importance qu’on accorde aux deux libertés ne correspond pas nécessairement à la priorisation qu’on en fait de façon temporelle et/ou stratégique. En effet, je constate que pour arriver à la liberté socio-économique, il faut avant tout se défaire du système colonial et devenir indépendant politiquement en tant que peuple. C’est crucial.
En restant enchaînés dans le Canada, on se plie à un ensemble de valeurs qui appartient à un peuple qui n’est pas le nôtre et qui est beaucoup moins enclin à se libérer de l’oppresseur socio-économique et politique, et ce dernier est incarné dans ce cas directement par la monarchie. Il y a aussi bien sûr aussi toutes les valeurs de préservation de la culture et de l’identité qui entrent en jeu et auxquelles j’adhère. Nulle question de conservatisme identitaire ici, simplement la volonté d’assurer la préservation de la richesse culturelle des peuples, qui fait la beauté et la diversité de ce monde. »[1]
De la coalition nationale à la fonction PKP
Cette description, qui a le mérite d’être claire et d’expliciter théoriquement ce qui est généralement exprimé confusément par le slogan « avant d’être de gauche ou de droite, il faut être », permet de dégager le nationalisme progressiste, le souverainisme social-démocrate sous-jacent à l’idéologie d’Option nationale. Bien que Jean-Martin Aussant aurait pu clairement identifier son parti comme une formation de centre-gauche faisant de l’indépendance une priorité historique, il a délibérément décidé d’entretenir le mythe de la grande coalition péquiste afin de mieux se distinguer de Québec solidaire et d’attirer des nationalistes de centre et de droite, même au prix d’une confusion intellectuelle et politique à laquelle plusieurs indépendantistes naïfs continuent d’adhérer. Ce « préjugé constitutif » du jeune parti reconduit l’idéal de René Lévesque voulant écarter (temporairement) la question sociale au profit d’un grand regroupement national.
Or, il s’avère que le Parti québécois continue malgré tout d’être le véhicule officiel de ce projet historique, bien qu’il mette consciemment de côté ses aspects « progressistes » et « souverainistes » afin de consolider sa base électorale conservatrice. La récente candidature de Pierre-Karl Péladeau pour le PQ doit ainsi être comprise comme un moyen de répondre à plusieurs objectifs :
1) préparer la restructuration de l’État-providence québécois, dans le sens néolibéral d’une désyndicalisation et d’une importation de la logique de l’entreprise privée dans les institutions publiques (PKP est un antisyndicaliste militant) ;
2) assurer une couverture médiatique favorable au PQ auprès des classes moyennes conservatrices grâce à la convergence médiatique, économique et parlementaire ;
3) percer le bastion de la ville de Québec en favorisant une articulation organique entre le maire Labeaume/PKP/PQ, dont le cœur est représenté par le nouveau phare de l’industrie culturelle québécoise : l’amphithéâtre Quebecor ;
4) opérer la CAQuisation du PQ, comme l’évoque Pierre Dubuc dans son article sur « Vers la berlusconisation du Parti québécois ». « Dans les cercles souverainistes et progressistes, on attribue le fait que le gouvernement soit minoritaire à la division du vote entre le Parti Québécois, Québec solidaire et Option nationale, et on parle de « convergence nationale », d’alliance électorale en vue du prochain scrutin. Mais, dans l’entourage de la direction du Parti Québécois, on entend un autre discours. Le PQ est minoritaire, dit-on, à cause de son virage à gauche, de son appui à la lutte étudiante. Parlez aujourd’hui à un ministre péquiste et il vous expliquera comment tous ses projets de loi sont conçus pour aller chercher l’appui de la CAQ. Les politiques du Parti Québécois ont d’ailleurs une forte odeur caquiste : pensons à l’objectif du déficit zéro, les compressions dans les commissions scolaires, les suppressions de poste à Hydro-Québec, les coupures à l’aide sociale. Tout est conçu pour plaire à l’électorat caquiste. Avec la CAQ qui ne décolle pas dans les sondages et le rapprochement entre le PQ-PKP, faudrait peut-être envisager la possibilité d’une alliance entre le PQ et la CAQ comme plus probable qu’une alliance PQ-QS-ON ! » ;
5) faire la promotion d’un nationalisme bourgeois, dont PKP représente l’intellectuel organique. De plus, il ne serait pas surprenant qu’il devienne un jour le bras droit ou même le chef du PQ, au même titre que Charles Erwin Wilson (président de General Motors) qui fut nommé comme secrétaire de la Défense par le président Eisenhower en 1953 : « What is good for Quebecor is good for Quebec and vice versa.
Du bourgeois au larbin
À l’opposé de cette critique du « nationalisme bourgeois », dont la phraséologie marxiste peut repousser plusieurs même si elle demeure sociologiquement exacte (PKP incarne réellement la bourgeoisie nationale), se trouve une myriade de défenseurs plus ou moins subtils du « rassemblement péquiste », allant des rappels historico-idéologiques du PQ (Jean-Fançois Lisée[2]), aux acrobaties farfelues du SPQ-Libre (la « grosse prise » de Marc Laviolette[3]), et même jusqu’aux délires d’une militante jadis respectable, Andrée Ferretti, qui s’en prend désespérément à Françoise David pour lui donner des leçons de marxisme 101 :
« À une marxiste chevronnée telle que vous, naguère intégriste, je m’étonne de devoir rappeler que dans toute lutte, il faut, pour la mener à bien, savoir distinguer l’ennemi principal des ennemis secondaires qui peuvent, selon les circonstances, être des alliés. Or, vos attaques constantes, parfois vicieuses, contre le Parti québécois ne font pas que nuire au projet indépendantiste, elles sont également néfastes pour le développement économique et social de la nation québécoise et pour la cause féministe. […] Car, en dépit de votre désir effréné de prendre le pouvoir, vous ne pouvez pas ignorer que vous n’y arriverez pas de sitôt. Par conséquent, en attaquant le PQ comme s’il était l’ennemi principal et en favorisant par ricochet le retour au pouvoir du Parti libéral et la reprise de son œuvre de destruction des institutions et des richesses matérielles et humaines du Québec, telle qu’accomplie au cours de ses derniers mandats, vous révélez le vrai visage de Québec solidaire. Et, sachez qu’il n’est pas très beau aux yeux d’innombrables patriotes, travailleurs et femmes, de même qu’aux miens. Pourtant, j’ai voulu croire en lui et je l’ai même soutenu dans un moment d’aveuglement fondé sur l’espoir. Je vous souhaite, madame David, d’avoir le temps de relire votre maître et d’en retenir, cette fois, les leçons les plus constructives. »[4]
Le complément logique de ce virage conservateur prend donc la forme, pour reprendre l’expression polémique de Vladimir De Thézier, d’un « nationalisme de larbins »[5]. En effet, les membres de la « gauche souverainiste et efficace » doivent surmonter un grave problème de dissonance cognitive, c’est-à-dire réduire les contradictions dans leur système de croyances via la rationalisation, afin de garder une image positive d’eux-mêmes. Cette situation de tension, où les contradictions sous-jacentes à la coalition péquiste deviennent soudainement plus manifestes, amène donc un revirement inattendu. Paradoxe de la stratégie du PQ : en voulant créer une grande coalition gauche-droite, il recrute l’un des plus grands patrons du Québec qui va inévitablement exacerber l’antagonisme de classes que le souverainisme visait à occulter ; le retour conservateur de la question nationale fait remonter la lie de la question sociale. Autrement dit, la droite donne des armes à son adversaire qui pourra mieux la critiquer sur son propre terrain.
Le primat de la question sociale
Le fait que l’antagonisme gauche/droite revienne sur le devant de la scène alors qu’on cherchait à l’évacuer accentue les contradictions internes du mouvement souverainiste, bien que cela ne signera pas sa mort pour autant. Il s’agit davantage d’une mutation, d’une constitution de nouveaux « blocs historiques », c’est-à-dire la redéfinition des antagonismes qui structurent le champ politique. Pour la gauche indépendantiste, cette nouvelle configuration permettra de mieux déceler les alliances, adversaires et terrains de lutte pour les prochaines années.
Le point culminant de ce début de campagne électorale réside dans la manifestation sensible d’une idée importante, à savoir que la question sociale n’est pas extérieure à la question nationale parce que la première traverse la seconde de part en part. Il n’y a pas d’un côté l’axe gauche/droite et de l’autre un débat souverainiste/fédéraliste, mais un nationalisme de gauche et un nationalisme de droite, une pensée économique de gauche et de droite, une écologie de gauche et de droite, etc. Toute coalition nationale constitue donc un « bloc social » dans lequel certaines classes dominées sont soudées idéologiquement à certaines élites. Un bloc social n’est jamais une structure monolithique, mais représente plutôt un regroupement sous tension dans lequel un groupe dirigeant mélange la coercition et le consentement pour créer, maintenir et accroître son influence sur différents secteurs de la société. Cette « unité en devenir » est ce que Gramsci nomme un « bloc historique », qui peut être soit hégémonique lorsqu’il est dirigé par les élites, soit contre-hégémonique lorsqu’il rassemble les groupes subalternes dans une lutte pour l’émancipation.
Cet appareil conceptuel permet de montrer que la question sociale précède et structure en quelque sorte le contexte dans lequel se pose la question nationale à un moment déterminé de l’histoire d’un peuple. Dans le prélude de la Révolution tranquille, identité sociale et nationale coïncidaient. Tant les classes paysannes et ouvrières canadiennes-françaises que la petite bourgeoisie francophone montante s’opposaient « objectivement » à la grande bourgeoise commerciale anglophone. D’où l’appel initial de l’indépendantisme comme lutte de libération sociale et nationale dans les années 1960 et 1970. Or, la modernisation du Québec, l’hégémonie de la bourgeoisie nationale et l’amélioration substantielle du niveau de vie par la société de consommation et l’État-providence auront eu raison de cette quête d’émancipation. Du projet initial de rupture, il ne reste qu’une volonté étatique séparée de tout contenu social et populaire. Le peuple québécois s’est effacé derrière l’État technocratique qu’il aura pourtant contribué à faire naître. Entre un État provincial et un État souverain, il n’y a plus qu’une différence symbolique, le réceptacle d’une identité nationale vide, d’une idée payante ou d’une fierté tautologique.
La grande désolidarisation, réagissant aux « excès » de la Révolution tranquille, amena les classes moyennes dans le confort et l’indifférence, la répression autoritaire ou la récupération concertationniste des syndicats, et la relégation des classes populaires aux oubliettes de l’Histoire. Seule une masse d’individus s’identifiant « subjectivement » comme québécois pouvaient encore se reconnaître dans le projet de souveraineté-partenariat qui consolide en fait les intérêts de la bourgeoisie nationale et canadienne. D’où le cul-de-sac historique du nationalisme étapiste et de sa stratégie, péquiste ou méta-péquiste[6]. La reconstitution du projet d’émancipation nationale ne peut pas être la simple prolongation du nationalisme classique, un renforcement de la stratégie souverainiste basée sur le mythe du grand rassemblement national. Seule la gauche peut sauver l’indépendance, mais seule l’indépendance peut réaliser la transformation de la société.
De la crise sociale à la fin d’Option nationale
Pour le meilleur et pour le pire, l’indépendance nationale ne pourra sans doute pas avoir lieu sans une crise sociale majeure. Il est toujours techniquement possible que le nationalisme bourgeois du PQ décide d’avancer plus résolument, à coup de livre blanc sur l’avenir du Québec, de Charte des valeurs, de Constitution d’un Québec autonome ou d’autres querelles juridico-politiques qui représentent le pain et le beurre de la « gouvernance souverainiste ». Or, l’aggravation des conditions matérielles par la trappe d’austérité-stagnation et la restructuration de l’État-providence, le développement risqué de l’industrie pétrolière et d’autres appuis aveugles aux traités de libre-échange risquent d’accroître davantage la vulnérabilité de la société québécoise aux fluctuations toujours plus fortes de la conjoncture internationale : crises financière, géopolitique, militaire, énergétique, climatique, etc.
Il n’est pas question ici de promouvoir un « scénario du pire », mais de montrer les conditions socio-historiques auxquelles un éventuel gouvernement péquiste devra faire face avec sa stratégie conservatrice. À moins d’un engagement plus décisif en faveur de l’indépendance, qui est relativement peu probable, le PQ se contentera de gouverner sans être capable de surmonter les contradictions socio-économiques et la crise structurelle du « modèle québécois ». On peut donc s’attendre à l’approfondissement d’un populisme autoritaire, alimenté par la convergence des élites économiques, politiques et médiatiques, rassemblés dans un processus de « berlusconisation » de l’État québécois[7]. Un durcissement de l’idéologie identitaire est également dans l’air du temps, avec une polarisation croissante entre le nationalisme ethnique et la « gauche multiculturaliste », voire la théorie du complot islamo-marxiste.
Par ailleurs, comme le montre l’analyse lucide de Patrick Bourgeois dans son texte sur la « réorganisation des astres », la récente candidature de PKP au PQ portera un coup très dur au nationalisme social-démocrate. « Pour Option nationale, mon parti, cette nouvelle n’est rien de moins que catastrophique. Comme je le prévoyais au moment d’écrire la lettre en appelant à un rapprochement entre QS et ON autour de l’idée fondamentale de l’indépendance, l’espace vital qui est actuellement disponible pour ON est mince. Et il s’est aminci considérablement avec le saut de PKP dans la mêlée électorale, c’est clair. En campant à droite, le PQ sera à même de mieux charmer l’aile droitiste d’ON, parti qui se dit « ni à droite, ni à gauche, mais droit devant » ; formule qu’a justement récupérée PKP lors de son discours d’annonce de candidature. Ces électeurs indépendantistes de droite seront plus à l’aise de migrer vers la planète PQ maintenant que ce parti permet, dans son auguste enceinte, les discours indépendantistes bien sentis, par l’entremise d’un homme dont l’aura capitaliste rayonne d’un bout à l’autre de la planète Québec. Quant à elle, l’aile gauchiste, dominante à ON, sera tentée de protéger les acquis progressistes de la social-démocratie québécoise en se rapprochant de Québec solidaire qui mène actuellement campagne sur l’indépendance ; elle pourrait désormais le faire sans avoir l’impression de renier ses convictions les plus profondes. Comment ON pourra composer avec tout ça ? Le défi est là. »[8]
Malheureusement, ON doit affronter de nombreuses contradictions qui se superposent maintenant dans un moment de tension décisif : des facteurs externes (circonstances politiques à court terme, i.e. élections nationales), internes (problèmes organisationnels, démocratiques, financiers) et des divisions au sein de la base militante (synergie QS+ON, pro et anti-PKP) s’entrecroisent intensément ; l’unité idéologique qui soude le parti sera mise à mal, définitivement. Certains membres d’ON quittent déjà pour aller vers le PQ, d’autres vers QS, certains péquistes désillusionnés par l’annonce de PKP rejoignent QS, mais peu de progressistes (sauf les pro-Charte) migrent vers le PQ. En d’autres termes, un processus de reconfiguration des formations politiques est déjà amorcé, et il sera encore plus visible dès le lendemain des élections. La stratégie classique du nationalisme progressiste en faveur d’une stratégie étapiste (l’indépendance d’abord, le socialisme ensuite) ne pourra plus exister concrètement, car elle devra choisir son camp : gauche indépendantiste ou nationalisme conservateur. Pour faire une analogie historique très approximative, la dramatisation de cet antagonisme pourrait être comparée à l’alternative « front populaire (socialiste, communiste, anarchiste et républicain) ou front national », « socialisme ou barbarie ».
Une stratégie radicale
Heureusement, nous sommes encore loin d’une guerre civile au Québec, et l’idéal serait d’éviter une telle situation où règnent les affrontements et même la violence, les possibilités d’une transition « démocratique » vers l’indépendance et/ou le socialisme s’avèrent particulièrement difficiles. Mais au-delà d’un tel scénario-catastrophe, il s’agit de théoriser les conditions d’émergence d’une volonté collective capable de vouloir une transformation réelle de la société, celle-ci passant inévitablement par la construction de nouvelles institutions politiques. L’avantage inespéré du Québec, c’est en quelque sorte son « retard historique » qui permet de penser les conditions du socialisme à travers la transformation radicale de l’État, tâche qui est beaucoup plus délicate dans les pays déjà pleinement constitués et indépendants.
Il faut noter notamment que les luttes de libération nationale, en Chine, au Vietnam ou en Amérique latine, ont souvent été des contextes fort propices aux idéaux socialistes, qu’ils prennent des formes marxiste ou populiste, de conquêtes démocratiques (Chili) ou de guérillas (Cuba). S’il faut privilégier une stratégie démocratique pour le Québec du XXIe siècle, cela peut prendre la forme d’une « révolution citoyenne » inspirée du Front de gauche, l’analogue français de Québec solidaire : Assemblée constituante pour une 6e République, révolution fiscale, place au peuple, éco-socialisme, etc. Évidemment, il ne s’agit pas de plaquer la stratégie de ce parti sur le contexte québécois, mais de penser les modalités d’une « nationalisation de la lutte des classes », de réfléchir à une synthèse des principes socialistes et républicains, afin d’articuler efficacement la question sociale et nationale dans une pratique politique déterminée.
Or, ce travail de reconstruction d’un « bloc populaire », d’un parti capable de faire converger de multiples forces sociales, ne peut se cantonner au travail de l’arène parlementaire ; la stratégie indépendantiste suppose un combat, une lutte au même titre que les multiples autres luttes contre la domination, qu’elle soit économique, politique, écologique, sexuelle ou nationale. L’indépendance ne sera donc pas le fruit d’une convergence nationale, un rassemblement de partis masquant les intérêts de la bourgeoisie québécoise, mais le résultat d’une convergence populaire des luttes sociales réunies dans un projet global d’émancipation, nécessairement multi-dimensionnel. L’indépendance constitue un nationalisme contre-hégémonique, dirigé contre les élites économiques et politiques responsables de l’austérité, la destruction de l’environnement et la dépossession de nos milieux de vie. Au slogan « le pays avant les partis » qui souhaite réunir les partis souverainistes sous le chapeau nationaliste, il faut opposer l’idée « le peuple avant la nation », qui fonde l’indépendance sur la mobilisation populaire.
La convergence entre l’identité sociale et nationale n’est pas déjà là, l’identité québécoise elle-même n’est pas donnée ; il faut la construire. Cette recomposition, bien qu’elle soit en partie symbolique et formée par le discours, doit d’abord émerger du vécu, de la vie elle-même, c’est-à-dire de l’action. L’indépendance n’est pas une notion qui s’enseigne, un projet qu’il s’agirait de propager par des campagnes marketing simplistes faites pour rassurer, susciter la confiance envers les élites et raviver la petite fierté qui sommeille en nous. L’indépendance ne vient pas d’une grande famille souverainiste, ni de l’apologie morose du consensus. Elle naît d’abord de la conscience d’un rapport de subordination, d’une expérience intime de l’oppression. L’indépendance est fondamentalement une quête de liberté, qui ne peut être réduite à la fibre identitaire et à la logique comptable. Elle naît d’un écart entre les conditions matérielles de la vie quotidienne, et l’espoir d’un monde libre, égalitaire et juste. Le désir d’émancipation par la transformation des rapports sociaux est donc l’essence même de l’indépendance, d’où jaillira ensuite, dans un second temps, le sentiment d’appartenance et de solidarité, puis la volonté consciente de se réapproprier collectivement nos outils politiques et économiques.
C’est pourquoi ce n’est pas l’identité québécoise ou la convergence nationale qu’il faut chercher, mais l’unité populaire des multiples luttes démocratiques qui se reconnaîtront mutuellement dans leurs différences et leurs similarités. C’est pourquoi la gauche, prenant appui sur les couches populaires, précaires et travailleuses, enracinée dans les multiples mouvements sociaux qui tentent de changer le monde à leur façon, est la seule qui soit capable de porter le projet d’indépendance vers la victoire. Changer de pays, c’est changer de société, et vice versa. La réunion de la conscience sociale et nationale passera donc par l’élaboration d’une majorité populaire en acte, un bloc historique capable de renverser l’ordre établi. Tel est le sens de l’indépendance populaire, l’indépendance de la rue, le chœur fragile mais puissant des voix opprimées en quête de liberté.
Notes
[1] Étienne Forest, militant d’Option nationale
[2] Jean-François Lisée, PKP au PQ ? C’est ça rassembler ! 9 mars 2014 http://jflisee.org/pkp-au-pq-cest-ca-rassembler/
[4] Andrée Ferretti, Le vrai visage deQuébec solidaire, 9 mars 2013
[5] http://www.youtube.com/watch?v=LT0h6S5iw4o
[6] Bref, l’appel du NMQ ne pose aucun diagnostic sérieux sur les raisons des échecs de 1980 et 1995 et de l’impasse dans laquelle se trouve le mouvement. Ce refus de poser les vraies questions est au cœur de la crise intermittente perpétuelle du PQ et de la multiplication des pôles de regroupement nationalistes depuis quelques années. Au fond, ce que ces groupes tentent de faire, c’est de reconstruire une grande coalition souverainiste sans contenu, donc de refaire le PQ en dehors du PQ, ce qu’on pourrait appeler du « métapéquisme ». Ces démarches ont le mérite d’irriter au plus haut point la direction du PQ qui prétend toujours incarner cette vaste coalition. Mais pour ceux et celles qui désirent renouveler le mouvement pour notre libération nationale, il s’agit d’un grand détour pour nous ramener à notre point de départ en forme de cul-de-sac.