Le moment de la publication avait été choisi pour coïncider avec la parution d’articles concernant ces révélations dans le New York Times, le quotidien britannique Guardian et le l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, qui tous avaient reçu ces documents il y a plusieurs semaines.
Les documents montrent clairement que l’occupation de l’Afghanistan est une sale guerre impérialiste. La résistance populaire et les manifestations de protestation sont noyées dans le sang, les escadrons de la mort américains agissent en toute liberté et sous le couvert d’un blackout médiatique, et Washington et l’OTAN collaborent avec une étroite élite de seigneurs de guerre et d’officiers afghans corrompus.
Les documents avaient été diffusés au moment où le gouvernement afghan confirmait qu’une attaque à la roquette de l’OTAN avait tué la semaine passée plus de 50 civils, en grande partie des femmes et des enfants, dans le district de Sangin dans la province de Helmand.
Les documents de WikiLeaks confirment l’ampleur massive de la répression par l’OTAN et les Etats-Unis. Selon la propre classification de l’armée américaine, qui minimise le rôle joué par les Etats-Unis et l’OTAN, la divulgation fait état de 13.734 rapports d’actions positives (« friendly action ») par les forces de l’OTAN et des Etats-Unis. Le nombre des attaques afghanes - il y 27.078 rapports concernant des « tirs ennemis » et 23.082 d’« accidents d’explosion » - ébranle les affirmations selon lesquelles la résistance afghane serait l’oeuvre de quelques terroristes d’al-Qaïda. Il y a 237 rapports de manifestations populaires contre l’occupation afghane ou contre les autorités afghanes contrôlées par les Etats-Unis.
Ces documents en soi ne seraient qu’une petite sélection parmi les millions de dossiers américains que WikiLeaks a dans ses bases de données. Les documents qui viennent d’être publiés montrent toutefois clairement que l’armée américaine juge les victimes afghanes comme étant sans importance et qu’elle compte sur les médias occidentaux pour dissimuler l’ampleur des meurtres aux populations des pays de l’OTAN et d’ailleurs.
Selon un rapport, le 28 mars 2007 des forces néerlandaises avaient ouvert le feu sur Chanartu, un village dans la province de Kandahar qui aurait été attaqué par les talibans. L’armée avait tué quatre villageois afghans et en avait blessé sept autres dans une opération qualifiée de « justifiée ». Le rapport dit que le gouvernement néerlandais s’était « engagé dans une campagne proactive de relations publiques pour empêcher toute retombée politique en Afghanistan et aux Pays-Bas », expliquant qu’autrement les soldats hollandais pourraient « hésiter » à tirer à l’avenir sur des Afghans. Les meurtres furent classés comme ayant été le résultat de forces « ennemies ».
Les documents, rédigés du point de vue de l’armée américaine dans le feu de l’action, sous-estiment souvent le nombre de victimes afghanes. Par exemple, le bombardement de Kunduz en septembre 2009 - lorsque des officiers allemands avaient fait appel au bombardement aérien américain des camions-citernes remplis d’essence, tuant 142 Afghans, en grande majorité des civils - est classé comme ayant causé la mort de 56 insurgés.
Les documents contiennent d’innombrables rapports de civils tués par balle pour s’être approchés de véhicules de l’OTAN ou pour ne pas s’être arrêtés à un point de contrôle. Deux situations survenues en 2008 sont relatées où des forces de l’OTAN ont mitraillé un car - l’une des situations impliquant des troupes françaises, blessant huit personnes et l’autre des troupes américaines, faisant 15 victimes.
Il y a aussi un nombre de cas où les forces de l’OTAN ont réprimé des manifestations, souvent en étroite coopération avec les autorités afghanes locales. Le 11 mai 2005, une unité de Marines avait fait état de manifestations à Jalalabad, en Afghanistan oriental. Après des demandes d’assistance émanant du gouverneur régional, Din Mohammed, les Marines ont recouru à des « AH-64 [hélicoptère d’attaque tout temps Apache] pour une démonstration de force. »
Sous couvert d’un soutien aérien, les forces afghanes et de l’OTAN étaient intervenues contre les manifestants. Bien que l’armée américaine a rapporté que 37 civils afghans ont été tués et 10 autres blessés, elle classa la manifestation de Jalalabad comme un « événement sans combat » par des « forces neutres ».
Les documents révèlent aussi l’existence de la Task Force 373 - un escadron de la mort secret, fortement armé composé de forces spéciales et qui montent des opérations sur l’ensemble de l’Afghanistan, en cherchant à assassiner les dirigeants talibans. Dans la nuit du 11 juin 2007, lors d’une tentative de capturer le commandant taliban Qarl Ur-Rahman près de Jalalabad, la Task Force 373 fut surprise par une patrouille de police afghane amie qui, dans la nuit, avait pointé une torche dans leur direction. La Task Force réclama un raid aérien mené par l’avion gunship AC-130 qui bombarda les policiers. Sept policiers afghans furent tués et quatre blessés.
Une semaine plus tard, la Task Force 373 avait lancé une autre mission contre Abu Laith al-Libi dans la province de Paktika. Le projet était de tirer une salve de six missiles sur le village de Nangar Khel où al-Libi était supposé se cacher puis d’y envoyer des troupes pour attaquer le village. Bien qu’ils n’aient pas trouvé al-Libi, ils se rendirent compte que la frappe de missiles avait tué six adultes, qu’ils qualifièrent de combattants talibans et huit enfants afghans dans une madrasa [établissement d’enseignement].
Le 4 octobre 2007, la Task Force avait attaqué des forces talibanes dans le village de Laswanday, à 6 miles seulement de Nangar Khel. Durant une interruption des combats les talibans s’esquivèrent. La Task Force 373, fit néanmoins appel au bombardement aérien, en tuant six civils, quatre hommes, une femme et une jeune fille. Deux adolescentes et un garçon ainsi que 12 soldats américains furent blessés. L’on soupçonne que quelques villageois afghans furent exécutés vu qu’un des hommes avait été retrouvé avec les mains ligotées derrière le dos.
Les forces de la coalition avaient tout d’abord publié un communiqué affirmant que les forces américaines avaient tué plusieurs militants talibans. Une unité américaine s’était rendue dans le village et avait cherché à rejeter la responsabilité pour les morts sur les villageois. Selon les rapports qui ont été divulgués, elle « soulignait que la responsabilité de la mort des innocents incombait aux villageois qui n’avaient pas tenu tête aux insurgés et à leurs activités anti-gouvernementales. »
Les documents révèlent aussi des pertes aériennes de plus en plus importantes de l’OTAN, dont nombre de drones et même d’avions avec pilote, dont au moins un avion de combat F-15 perdu au-dessus de l’Afghanistan. Dans un rapport d’avril 2007, l’armée américaine mentionne que le gouvernement iranien avait acheté des missiles anti-aériens portables du gouvernement algérien pour les donner aux insurgés afghans. Ce fait n’avait jamais été rapporté auparavant.
Le conseiller à la sécurité nationale à la Maison-Blanche, James L. Jones, a dénoncé la diffusion des documents par WikiLeaks en disant que Washington « condamnait fortement la divulgation de documents confidentiels par des individus et des organisations qui pourraient mettre en danger la vie des Américains et de nos partenaires et menacer notre sécurité nationale. »
Il a poursuivi « WikiLeaks n’a pas cherché à nous contacter au sujet de ces documents - le gouvernement des Etats-Unis a appris par les médias que ces documents seraient mis en ligne. »
Alors que le gouvernement américain est le plus directement concerné par les documents jusque-là divulgués, beaucoup d’autres pays doivent être préoccupés par le matériel supplémentaire qui pourrait être diffusé. Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, affirme disposer d’un matériel considérable sur les positions en Afghanistan de tout pays dont la population dépasse un million d’habitants, c’est-à-dire toutes les principales puissances mondiales.
L’occupation de l’Afghanistan est largement impopulaire dans le monde entier.
Lors d’une conférence de presse lundi à Londres, Julian Assange a dit qu’il avait reçu dernièrement de sources militaires davantage de « matériel de haute qualité ». Le Guardian a remarqué : « Washington craint d’avoir peut-être perdu même bien plus de matériel hautement sensible, y compris des archives contenant des dizaines de milliers de messages câblés originaires d’ambassades américaines de par le monde et concernant des contrats d’armement, des négociations commerciales, des réunions secrètes et des positions non censurées d’autres gouvernements. »
Assange est soumis à des pressions intenses de la part des Etats-Unis et de gouvernements alliés. Le Pentagone a proposé d’envoyer des enquêteurs pour le rencontrer en « territoire neutre » et discuter avec lui de ses sources, mais Assange a refusé. Après l’arrestation de l’analyste du renseignement militaire américain de 22 ans, Bradley Manning, le 26 mai à la base d’opération avancée Hammer à 22 miles en dehors de Bagdad, Assange a décidé de se cacher.
Manning est actuellement détenu dans une prison militaire américaine au Koweït.
Au début du mois. le gouvernement australien avait brièvement saisi le passeport d’Assange en lui disant qu’il pourrait être annulé. Assange est Australien.
Le Guardian a écrit que le journaliste « Daniel Ellsberg qui avait divulgué les documents du Pentagone a dit qu’il pensait qu’Assange pourrait bien se trouver physiquement en danger ; Ellsberg et deux autres anciens dénonciateurs ont mis en garde que des agences américaines pourraient « faire tout leur possible pour punir en guise d’exemple » le fondateur de WikiLeaks ».
Le Guardian affirme, qu’après une chasse à l’homme, ils avaient trouvé Assange dans un café à Bruxelles où il s’était rendu pour s’adresser au parlement européen. Il a accepté qu’une équipe de journalistes du Guardian puissent accéder aux rapports qui avaient également été envoyés au New York Times et au Spiegel.
A la question quant à sa sécurité lors de la conférence de presse au Frontline Club de Londres, Assange a dit : « Comme nous le savons tous, le Royaume-Uni est un Etat de surveillance. » Il a poursuivi en disant qu’il pensait avoir un soutien politique au Royaume-Uni de façon à qu’il serait difficile « qu’on m’arrête ou qu’on m’emprisonne. Je ne peux pas m’imaginer que cela puisse se passer dans ce pays, à moins qu’il y ait une erreur de communication entre la bureaucratie et la direction politique », à savoir que la police ou l’armée britannique décide de violer l’autorité du gouvernement.
En fait, la principale division n’est pas tellement entre le gouvernement pro-guerre de Cameron en Grande-Bretagne et l’appareil d’Etat mais entre les masses de la population laborieuse sur le plan international qui rejettent la guerre et les gouvernements et les forces de sécurité qui sont déterminés à la mener.
Il est significatif de noter qu’aucun des organes de presse qui ont rapporté la nouvelle n’a appelé à s’opposer à la guerre en Afghanistan. Au lieu de cela, l’éditorial du Guardian a réclamé son extension indéfinie. Il a écrit que les révélations faites dans les documents de WikiLeaks signifiaient que « l’Afghanistan n’est pas comme un cadeau emballé avec des rubans roses que les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne sont sur le point de remettre à un gouvernement national souverain à Kaboul. »
Des sections de l’establishment politique américain insistent pour utiliser le matériel de WikiLeaks en effectuant un virage tactique dans le politique belliqueuse Etats-Unis et de l’OTAN à l’égard de l’Afghanistan et du Pakistan. Le sénateur américain John Kerry a publié une déclaration, disant : « Quelle que soit la manière illégale dont ces documents sont devenus publics, ils soulèvent de sérieuses questions quant au réalisme de la politique américaine envers le Pakistan et l’Afghanistan. Ces politiques sont dans une phase critique et ces documents pourraient très bien souligner les enjeux et rendre plus urgents les ajustements nécessaires à leur mise en adéquation. »
Kerry préside présentement les auditions du Comité des Affaires étrangères du Sénat sur la guerre en Afghanistan.
La fuite des documents secrets a été accompagnée par une campagne menée dans la presse américaine afin de dénoncer le soutien du gouvernement pakistanais de factions de seigneurs de guerre afghans opposés au régime Karzaï à Kaboul. La discussion a tourné autour du rôle joué par le lieutenant général Hamid Gul, l’ancien patron du renseignement militaire pakistanais - l’Inter-Services Intelligence (ISI).
Le New York Times a écrit : « Le lieutenant général Hamid Gul a dirigé l’ISI entre 1987 et 1989, à une époque où les espions pakistanais et la CIA avaient fait front commun pour aider les milices afghanes qui combattaient les troupes soviétiques en Afghanistan. Après l’arrêt des combats, il avait maintenu ses contacts avec les anciens moudjahidin qui éventuellement finiront par se transformer en talibans. »
Le New York Times poursuit en disant, « plus de deux décennies plus tard, il semblerait que le général Gul est toujours en activité. Les documents montrent qu’il a travaillé sans relâche pour réactiver ses anciens réseaux, en recourant à des alliés connus tels Jalaluddin Haqqani et Gulbuddin Hekmatyar dont les réseaux forts de milliers de combattants sont responsables de nombreuses vagues de violence en Afghanistan. »
Le gouvernement américain accuse à présent le Pakistan, qu’il reconnaît publiquement comme étant l’un de ses nombreux alliés, de soutenir les forces afghanes combattant les Etats-Unis. Ces accusations soulignent l’hypocrisie de base de l’intervention américaine en Afghanistan. Il n’est pas question de combattre l’islamisme ou le terrorisme de droite mais de défendre les intérêts stratégiques américains et de contrôler l’équilibre des pouvoirs sur un continent asiatique changeant rapidement.
Alors qu’il confronte une opposition populaire de masse à l’occupation américaine en Afghanistan, Washington a été en mesure de façonner un accord entre les factions appuyées par le Pakistan et réunissant Hekmatyar, Haqqani, et les talibans d’un côté, et les forces de l’Alliance du Nord soutenant le régime de Karzaï à Kaboul, de l’autre. Ces dernières ont historiquement été soutenues par le rival régional du Pakistan, l’Inde, ainsi que la Russie. Toutefois, un virage de l’impérialisme américain pour affronter le Pakistan comporte d’immenses dangers, notamment une confrontation avec la Chine, l’allié du Pakistan le plus puissant dans la région.
Tiré de : World Socialist Web Site