11 juin 2024 | tiré du site Arguments pour la lutte sociale
Le président Macron avait la possibilité d’annoncer dimanche soir qu’il comptait dissoudre l’Assemblée nationale, mettons, au 15 septembre. Et même de dire qu’en attendant, et quel que soit le caractère fallacieux d’une telle annonce, il appelait à la communion nationale pour les JOP 2024, à un été calme avec un débat démocratique montant. Mais c’est là rêver : sa stratégie est celle du choc, sa méthode celle du coup d’État permanent, sa posture celle du coup d’éclat insistant. Il a pris de cour son propre premier ministre Attal qui a proposé sa démission lundi, refusée.
De débat démocratique montant, il ne veut pas. Un discours par jour, pour l’instant, véritable matraquage apte à faire encore monter le RN. Et deux mouvements de fonds dans la société.
L’un est le mouvement des atomisés : la France de la « ruralité », qui a été celle de l’insurrection sociale des Gilets jaunes, vote massivement RN sans forcément afficher les idées du RN, et il y a encore des réserves d’abstentionnistes pour cela. Ce mouvement est amorphe, il suppose justement que la mise en mouvement, y compris sous la forme de la fraternité des ronds-points, ne soit pas là. Il est une addition d’anonymats et d’isolements dans des semi-campagnes et des villes moyennes privées de services publics et marquées par une misère, matérielle et morale, profonde.
L’autre est le mouvement que Macron voulait corseter au maximum par des délais hyper-rapides, il est le mouvement, non pas tant et pas seulement des organisés (politiquement, syndicalement, associativement) que la poussée venue d’en bas pour s’organiser et contraindre les chefs à l’unité.
Ce second mouvement a commencé dimanche soir dans la minute suivant l’annonce de la dissolution par Macron. Il peut stopper le mouvement précédent, en affrontant Macron, en prenant en compte le fait que dans des élections par territoires le RN a moins de « figures » connues et saisissables à présenter, en donnant corps à la colère sociale, et par là en attirant des électeurs revenant du RN ainsi que des abstentionnistes.
Le succès du premier mouvement, renforcé par les ralliements, qui ont commencé (Ciotti), de barons de la droite « traditionnelle », produirait soit un gouvernement de cohabitation Macron/RN, soit une démission de Macron accroissant encore la crise de régime, l’incertitude et l’instabilité.
Le second mouvement peut soit endiguer le premier suffisamment pour produire à nouveau l’élection d’une Assemblée nationale sans majorité, non dissoluble pendant un an, et renforcer la dimension d’ingouvernabilité, soit conduire à une majorité dite « de gauche » qui tentera de cohabiter avec Macron alors même que la dynamique d’une telle victoire soulèvera la question, que nous sommes encore peu à soulever mais ça va venir, de la souveraineté de l’Assemblée (1), n’obéissant pas à l’exécutif, par exemple pour abroger la contre-réforme Macron des retraites, et donc mettant en cause la constitution de la V° République et les pouvoirs du président.
Ces quatre hypothèses – victoire électorale du RN avec cohabitation, victoire électorale du RN avec démission de Macron, assemblée sans majorité, majorité de gauche- sont très différentes pour la majorité des exploité.e.s et des opprimé.e.s. Son intérêt passe par la dernière et à défaut par la troisième, il lui faut éviter les deux premières (mais la dernière peut aussi conduire à la démission de Macron mais dans de toutes autres conditions !).
Mais toutes ont un point commun : aucune d’elles ne conduit à une stabilisation.
Par conséquent, lorsqu’on aborde la dimension internationale de la crise française, il faut bien comprendre que celle-ci consiste, comme la presse internationale notamment financière l’a tout de suite saisi, dans le fait que la France est l’homme malade de l’Europe, un épicentre de la crise, l’autre épicentre étant la guerre en Ukraine, la question européenne, la question française et la question ukrainienne (et donc russe) formant une chaîne.
La présentation médiatique simplifiée d’une déferlante de l’extrême-droite en Europe ne correspond pas à la réalité, il est important de l’expliquer en France où il est facile de s’imaginer que la situation spécifique de crise de régime correspondrait à un processus européen global. C’est en fait l’inverse : c’est la crise française qui, par ses suites possibles en juin-juillet, peut modifier fortement la situation politique européenne, qui, pour l’heure, n’a pas été fondamentalement changée, mais se trouve en suspens.
La répartition des sièges au parlement européen est analogue à la précédente. En Allemagne, le SPD prend une claque sans précédent (14%) mais l’AfD, qui le dépasse à 16%, progresse moins qu’annoncé ; le parti « de gauche » poutinien-populiste-anti-migrants de Sahra Wagenknecht, qui a eu bien des contacts avec les chefs de LFI, siphonne, avec 6% des voix, l’essentiel de l’électorat de Die Linke (2%), le parti de « gauche radicale » qui avait une filiation mortifère avec l’ancien régime de RDA. En Autriche, on a un transfert de près de 10% des voix des conservateurs démocrates-chrétiens vers les « Libéraux » d’extrême-droite, sans recul de la social-démocratie et des Verts (et une légère progression du PC). Aux Pays-Bas, le PVV de G. Wilders progresse certes par rapport au dernier scrutin européen, mais moins que prévu et recule en fait par rapport aux dernières législatives. En Italie, la progression de l’extrême-droite est ancienne et sa forme actuelle remonte aux élections ayant conduit au gouvernement Meloni. En Espagne, Vox est à 9,6%, au Portugal Chega à 9,8%, contre 18% aux législatives précédentes. Dans l’aire nordique et scandinave, l’extrême-droite est plutôt en recul.
Le fait important ne réside aucunement dans une déferlante « brune » au parlement européen, mais dans l’évolution possible des alliances et regroupements entre ces partis.
Il y a actuellement deux groupements, celui des « Conservateurs et Réformistes Européens » (CRE : 73 députés) qui comporte notamment les Fratelli d’Italia de la première ministre Meloni et le PiS national-catholique de Pologne, dont la défaite aux législatives a été confirmée au scrutin de ce dimanche, et celui d’Identité et Démocratie (I&D, 58 députés) qui comporte notamment le RN français, la Lega italienne de Matteo Salvini (actuellement vice-président du conseil des ministres), les « Libéraux » autrichiens, le Vlaams Belang flamand, l’AfD allemande.
Le premier groupement est réputé plus « atlantiste » puisque Meloni s’est alignée sur la politique de l’OTAN et de l’UE depuis qu’elle est au pouvoir, et que le PiS étant polonais peut difficilement être pro-russe. Le second groupement, dont on voit que le RN est une composante clef, est très clairement poutinien.
Mais il y a une troisième composante, décisive, parmi les 45 députés non-inscrits, avec le Fidesz hongrois, le parti de Victor Orban, le chef de l’exécutif hongrois, qui a quitté le groupe PPE (conservateur, dont font partie en France les LR) et qui appelle justement à l’union des groupes CRE et I&D en se présentant comme le meneur possible de cet attelage. Lequel Fidesz vient de reculer de 57% à 44% des voix (son score le moins élevé à ce scrutin, depuis 2004) et est contesté dans la rue, cela la veille même du scrutin, par un mouvement anticorruption né d’une scission de ses rangs.
Victor Orban est organiquement lié à Poutine. Il est apparu dans la nuit de dimanche à lundi, la voix enrouée, donnant l’axe sur lequel il entend fédérer les extrêmes-droites européennes : « Immigration stop, genre stop, guerre stop, Soros stop. » (Nota Bene : « Soros stop » veut dire « Juifs stop »).
Forcément, la question de cette « union des droites » se posera vraiment après les législatives françaises, qui auront de l’influence sur elle. Clairement, ladite union ou ses avatars possibles (alliances à géométrie variable), est « poutinienne » en ce sens qu’elle fait de la « paix », c’est-à-dire de la défaite ukrainienne ou au moins de l’occupation définitive du Donbass, de la Crimée et du Sud, l’un de ses axes centraux, et plus généralement qu’elle entend jouer sur la multipolarité impérialiste.
Le parti de Marine Le Pen a été financé de manière décisive par Moscou durant les années 2010 et son local de campagne en 2017 était orné d’un portrait géant associant M. Le Pen, Poutine et Trump. Il a mis en veilleuse ces liens depuis février 2022 et J. Bardella veut se présenter comme celui qui les écarte le plus. Mais l’orientation fondamentale demeure : « paix », « souverainisme », et, récemment apparition du projet d’adhésion aux BRICS+, conjointe d’ailleurs à celle de cet autre État membre de l’OTAN qu’est la Turquie d’Erdogan (non officiellement candidate, la Turquie est actuellement invitée régulière aux réunions des ministres des Affaires étrangères des BRICS+). L’abandon de l’Ukraine est au centre de ces orientations.
N’oublions pas qu’à travers toutes les déclarations de Macron, cet abandon n’a jamais été totalement écarté et reste présent dans ce qu’il a dit lors de la venue de V. Zelenski en France la veille du scrutin, visite dénoncée ou boycottée par le RN d’une part, LFI et le PCF d’autre part : « La seule paix que nous défendons est une paix négociée par les deux parties et qui respecte le droit international et fait une place au Donbass. » Comme nous l’écrivions : qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire si ce n’est la cession à l’occupant d’une partie du Donbass et donc d’imposer ceci à l’Ukraine ?
Une victoire législative du RN en France pèserait donc très fortement dans le sens des options déjà bien présentes d’abandon de l’Ukraine. D’une certaine façon, elle serait, par son impact politique sur les fournitures d’armes, un contre-choc négatif envers le déblocage tardif de l’aide militaire par le Congrès nord-américain le 24 avril dernier.
Autrement dit : il s’instaure une relation directe entre la crise de régime en France et la place du RN, d’une part, le sort des armes en Ukraine, d’autre part.
Cette connexion ne doit pas être comprise seulement à partir de l’impact direct de la place législative et éventuellement gouvernementale du parti le plus poutinien de France sur les relations diplomatiques globales et les envois d’armes, mais plus généralement comme un arc de crise entre deux pôles, le front militaire et la résistance (armée et non armée) ukrainienne d’une part, la France en crise de régime, d’autre part, arc de crise prenant un caractère décisif par rapport à l’ensemble de l’évolution européenne.
L’arrivée au pouvoir du RN en France, quelle que soit ladite « dédiabolisation » et la « banalisation », ne serait pas un phénomène de pourrissement progressif comme l’incrustation de l’extrême-droite dans le parlementarisme vermoulu italien, mais une secousse sismique dans l’État fort et centralisé de la V° République française et à partir de lui. C’est elle qui constituerait le « basculement européen » vers l’extrême-droite qui ne s’est pas produit le 9 juin. Elle renforcerait en premier lieu Poutine.
Inversement, la défaite du RN en France ou son endiguement malgré et sans Macron entrerait en résonance avec la résistance ukrainienne et renforcerait la possibilité d’une victoire ukrainienne contribuant à l’effondrement du régime poutinien en Russie et au déferlement des aspirations sociales et nationales parmi tous les peuples de Russie, d’Asie centrale, voire d’au-delà.
De plus, le RN s’est positionné contre toute reconnaissance d’un État palestinien et amalgame toute défense des droits nationaux et démocratiques de la nation palestinienne à un soutien au Hamas, s’élevant, comme LR et les macroniens, contre la procédure de la Cour Pénale Internationale visant Netanyahou : sa victoire serait aussi une mauvaise nouvelle pour les Palestiniens, car elle diminuerait encore les possibilités d’un volet diplomatique français prenant en compte leurs droits.
La crise de régime en France, de dimension européenne, instaure donc un lien organique, fondamental, entre la question française et la défense de l’Ukraine. D’ailleurs, contrairement à ce que pensaient la plupart des commentateurs et analystes, l’Ukraine est bien présente dans la conscience des masses en France car c’est elle le point qui a initialement provoqué la relative percée de la liste Glucksmann au scrutin du 9 juin. La cause de l’Ukraine en France passe maintenant par le combat pour que le RN soit défait, donc par l’unité des candidatures et l’unité d’action.
Certains camarades, et des amis soutenant l’Ukraine, sont interloqués de ce qu’une telle alliance comporte nécessairement LFI surtout, ainsi que le PCF.
Il n’y a aucune raison de blanchir Mélenchon de son soutien à la multipolarité impérialiste, appelée par lui « non-alignement », au pire régime tortionnaire d’extrême-droite du monde, celui de Bachar el Assad, et de ses tropismes poutiniens. Aucune raison.
Mais la volonté d’unité l’inclut nécessairement, lui et LFI, dans un mouvement plus large qui, en battant le RN, contrebat Poutine. C’est le refus de cette unité qui ferait le jeu de Poutine. Les positions de LFI et, en son sein, de Mélenchon et du POI tout particulièrement, sont un facteur de confusion et de division, mais le principal relais de l’ordre impérialiste poutinien en France est le RN, pas LFI. Combattre Poutine en France c’est combattre le RN et cela passe par l’unité contre le RN, avec LFI et par le combat, dans ce cadre, pour le véritable internationalisme. La contrainte que leur impose la réalisation du front unique est une défaite de leurs orientations poutiniennes, et, depuis l’ouverture de la pluralité des lignes toujours refusée à ce jour par l’état-major omnipotent du mouvement « gazeux », qui s’est produite dimanche soir entre Mélenchon et Ruffin, cela va s’accentuer.
A nous de porter, dans le cadre de l’unité pour battre le RN et Macron, la défense de l’Ukraine et le combat pour la chute du régime poutinien. Les meetings, réunions, débats, sur l’Ukraine en pleine campagne législative doivent se tenir et affirmer l’unité du combat contre Poutine et contre le RN !
Enfin, ce qui va se passer en France aura aussi une dimension, non pas seulement européenne, mais mondiale. Le verdict sur Trump est prévu pour le 11 juillet, quelques jours après le second tour des législatives françaises. L’extrême-droite mondiale a deux fanaux, deux parrains, Poutine et Trump. Ne pas comprendre cela pour lutter contre elle, c’est s’impuissanter. Cette lutte ne vise pas des fantômes du passé mais des monstres contemporains. Battre Le Pen, c’est porter un coup à Poutine et donc à Trump.
La dimension internationale de la crise française n’est pas un aspect supplémentaire de celle-ci, elle en est un fondement. Au centre de l’année 2024, elle impose un combat qui vaut vraiment la peine d’être mené.
VP, le 11/06/2024.
(1) Seul Aplutsoc en a parlé dès dimanche soir ; les camarades qui interrogent sur ce que pourrait bien être notre marque de fabrique : la voilà ! C’est que la question centrale du pouvoir et donc de la révolution est pour nous concrète et vivante, immédiate et présente : elle appelle une politique concrète se situant dans une temporalité proche, pas une politique de témoignage aussi radical soit-il. Il y a, certes un écart entre cette compréhension et ce que nous sommes et que d’autres peuvent partager à leur façon. Mais venez en discuter ce dimanche 16 juin à 14 h au Maltais rouge !
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