La dictature de sécurité nationale du général Pinochet imposera ainsi pendant 17 ans ses cruels diktats, mettant en place pour la première fois, armes à la main un nouveau mode de régulation de l’économie de marché capitaliste, le néolibéralisme qui bientôt partira à la conquête du monde entier avec tous les effets funestes que dorénavant on lui connaît.
50 ans plus tard, au Chili on se souvient : commémorations, expositions, spectacles, partout il est question du passé. Car même si bien des choses ont changé à partir de 1990, avec le retour à la démocratie sous tutelle militaire ainsi qu’avec la succession de 8 gouvernements élus démocratiquement de centre gauche ou de centre droit , il n’en continue pas moins à planer sur le Chili l’ombre de ces tragiques événements. Ne serait-ce qu’à travers la permanence de la constitution mise en place en 1980 par les militaires ainsi qu’à travers ce si surprenant embrasement social du 18 octobre 2019, celui qui a vu des millions de Chiliens descendre soudainement dans la rue, crier leur exaspération vis-à-vis des conditions de vie qui leur étaient imposées depuis 30 ans et exiger une nouvelle constitution !
Une mémoire qui veut changer le présent
Et peut-être est-ce ce qui frappera l’observateur qui arrivera au Chili lors de cette période de commémoration de septembre et octobre 2023 : la manière dont dans les milieux de gauche les plus actifs on pense la bataille de la mémoire ; une mémoire que l’on veut active, querelleuse, mais d’abord et avant tout branchée sur le présent ! Car, si on n’a pas manqué de rappeler quelques cruelles vérités du passé, on cherche à le faire surtout dans la perspective de changer le présent : la mémoire est action (…) « l’activité de faire mémoire qui ne s’inscrit pas dans un projet présent, équivaut à se souvenir de rien du tout » peut-on lire sur les murs d’un ancien centre clandestin de torture, situé au 38 de la rue Londres à Santiago, transformé depuis en un lieu de mémoire vivant et activement impliqué dans la vie sociale et politique du pays.
Certes, ont été largement répercutées dans le public —documents déclassifiés à l’appui— ces informations rappelant par exemple comment Agustin Edward le propriétaire du Mercurio —le quotidien très influent de la grande bourgeoisie chilienne— avait dès 1970 lors d’une audience à la Maison Blanche, demandé personnellement au président des USA, Richard Nixon et à son conseiller Kissinger, d’intervenir pour empêcher l’élection d’Allende, puis pour en déstabiliser le régime. Ou encore... comment le gouvernement des USA a fomenté la division au sein des forces armées chiliennes, encourageant l’assassinat du général constitutionnaliste René Schneider et l’intervention de militaires putschistes. Ou même... comment la CIA a financé à coup de millions de dollars la grève des camionneurs anti-allendiste de 1972 destinée à semer le chaos au sein du système de distribution du pays. Mais au-delà de ces faits dorénavant solidement établis historiquement, ce qui continue à hanter bien des Chiliens dans l’ici et maintenant de leur vie, c’est comment en finir avec la constitution de 1980 héritée de l’ère de Pinochet ; comment aussi répondre aux aspirations de changement de l’embrasement social de 2019 ?
Le coup de poignard dans le dos du 4 septembre 2022
Et là, il faut dire que le rejet, lors du plébiscite de sortie le 4 septembre 2022, du projet constitutionnel élaboré par une assemblée de constituants pourtant très clairement marquée à gauche, a représenté un véritable coup de poignard dans le dos de ceux et celles qui aspiraient à de véritables changements sociaux et politiques au Chili ; semant au passage consternation, cynisme, découragement, repli sur soi ! Comment expliquer qu’un projet de constitution infiniment plus démocratique que celle de 1980 ait été rejeté à 60% par la population, et l’ait été en particulier par ceux et celles pour qui elle avait été écrite, les classes populaires ? Puissance médiatique et mensonges de la droite, de l’extrême-droite ? Maladresses, erreurs stratégiques de la gauche ?
À gauche, on est encore en train de chercher à tirer leçons de ce rejet crève-coeur, pendant qu’à droite à l’inverse, on a pu aller de l’avant, et le 7 mai dernier, lors de l’élection d’une nouvelle convention constitutionnelle, rafler une forte majorité de constituants situés à droite de l’échiquier politique. Ce sont eux qui sont en train de concocter un nouveau projet constitutionnel, mais cette fois-ci marqué –à la différence du projet de 2021-2022— par les préoccupations de la droite et l’extrême droite chilienne.
Pour l’instant, le projet n’est pas encore finalisé, objet de nombreuses tractations menées à portes closes. Et même si certains sondages semblent indiquer que la tendance est plutôt du côté du rejet, rien n’est véritablement joué à ce propos au niveau de l’opinion publique. Car c’est le 6 novembre prochain que l’on saura ce qu’il en est de ce projet comme de sa portée véritable, et c’est le 17 décembre 2023, par le biais d’un nouveau plébiscite, qu’on pourra savoir s’il sera accepté ou non par une majorité de citoyens chiliens.
Une affaire à suivre donc de près... mais qui montre bien comment peut-être difficile en cette année 2023, la bataille de la mémoire qui se mène actuellement au Chili !
Il n’en demeure pas moins que si jamais ce projet constitutionnel de droite pouvait être massivement rejeté, il permettrait sans doute à la gauche chilienne de retrouver espoir et à travers cette victoire non négligeable de reprendre l’initiative politique. N’est-ce pas ce que l’on peut souhaiter de tout cœur ?
Pierre Mouterde
Québec, le 2 octobre 2023
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