Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

La dette réclamée par Washington au Cambodge est odieuse

tiré de : [CADTM-INFO] BULLETIN ÉLECTRONIQUE - Jeudi 1er juin 2017

22 mai par Nathan Legrand

Le Cambodge refuse de payer les bombes qui ont été lâchées sur sa population par les États-Unis durant leur guerre impérialiste au Vietnam et dans la péninsule indochinoise (1965-1973).

Guerre froide et impérialisme étatsunien en Asie du Sud-Est

Le Cambodge se trouve dans une région où, en pleine guerre froide, les États-Unis vont concentrer leurs efforts pour « contenir et refouler » les foyers révolutionnaires et l’avancée de politiques visant à s’émanciper du système capitaliste |1|. En effet, en 1949, la révolution chinoise a triomphé, appliquant des principes de transformation socialiste sur un vaste territoire alors peuplé de plus de 500 millions de personnes. Tandis que la France s’enfonce dans une guerre coloniale contre le mouvement de libération nationale en Indochine, principalement dirigé par le parti communiste vietnamien bientôt aidé par la Chine, les États-Unis participent activement à la guerre de Corée (1950-1953) afin de limiter « l’expansion » communiste. Ils installent des bases militaires au Japon, aux Philippines, en Corée du Sud et en Thaïlande. Au prix du génocide de membres du parti communiste indonésien ou supposés tels entre 1965 et 1966, Suharto installe à Jakarta un pouvoir autoritaire favorable au bloc occidental.

Mise en échec en Indochine, la France est forcée en 1954 de libérer du joug colonial le Laos, le Cambodge et le Vietnam. Ce dernier pays est cependant partagé entre le Nord-Vietnam, dirigé par le parti communiste, et le Sud-Vietnam, aux mains d’un empereur rappelé par la France et d’un Premier ministre vendu à Washington. Les accords de Genève de 1954 prévoient l’organisation d’élections sur l’ensemble du territoire, mais les États-Unis, non signataires, passent outre cette résolution. En fait, dès 1953, Washington a joué un rôle actif
dans le soutien politique, militaire et financier au Sud-Vietnam afin d’empêcher la réunification du pays sous un pouvoir communiste. Un front national de libération du Sud-Vietnam est créé, réclamant cette réunification, menant une guérilla contre le pouvoir pro-Washington et gagnant la confiance de la population. En 1965, les États-Unis décident d’intervenir plus directement en soutien au Sud-Vietnam et se lancent dans une guerre totale contre le front national de libération et les troupes du Nord-Vietnam. Il s’agira finalement du premier échec cuisant de l’impérialisme étatsunien, forcé de retirer ses troupes en 1973 tandis que le front national de libération et l’armée nord-vietnamienne prennent Saïgon en 1975 et réunifient le pays.

Mais l’offensive des États-Unis a été dévastatrice. Pierre Rousset écrit : « L’intervention des États-Unis en Indochine, c’est tout d’abord une escalade militaire sans équivalent en dehors des guerres mondiales. Les immenses moyens déployés dans la région sont mis à contribution, des bases d’Okinawa à celles de Thaïlande transformée en « porte-avion terrestre ». La VIIe Flotte pilonne les côtes vietnamiennes alors que son aviation peut intervenir en des temps très courts. Les bombardiers géants B52 opèrent eux de très haut, dévastateurs. Pour la première fois, les hélicoptères sont engagés très massivement dans les combats (la France les avait déjà utilisés en Algérie). Napalm, défoliants (l’agent orange qui empoisonne toujours le pays), bombes à fragmentation… À part l’arme atomique et la destruction des principales digues qui aurait noyé sous les flots une partie du Nord Vietnam (deux mesures dont les conséquences internationales étaient imprévisibles), tout est mis en œuvre. Le corps expéditionnaire US atteint les 550.000 hommes. Deux fois plus de tonnes de bombes sont déversées sur le petit territoire indochinois que par l’ensemble des alliés sur tous les fronts du conflit 39-45. En tout, pas loin de 9 millions de militaires US ont participé au conflit. » |2|

La guerre du Vietnam est une guerre en Indochine

Il s’agit bien d’une guerre en Indochine et non au seul Vietnam. Le Nord-Vietnam achemine vers le Sud son aide logistique et ses troupes en utilisant ce que l’on a appelé la « piste Hô-Chi-Minh », passant par l’Est du Laos et du Cambodge en traversant la jungle. Afin de bloquer les efforts vietnamiens et de lutter contre les guérillas d’inspiration maoïste en cours dans la région, l’aviation étatsunienne cible l’ensemble de ce territoire à travers la méthode destructrice des « tapis de bombes » (« carpet-bombing » en anglais, c’est-à-dire des bombardements massifs et répétés visant à anéantir l’entièreté du territoire visé). Ces bombardements sont menés de manière secrète dès 1964 au Laos et à partir de 1969 au Cambodge, les États-Unis n’étant officiellement en guerre qu’au Vietnam sur demande du gouvernement sud-vietnamien.

Au Cambodge, en 1970, un coup d’État permet au Premier ministre Lon Nol, militaire de profession, de renverser le roi Sihanouk qui autorisait l’utilisation de l’Est cambodgien et de la piste Hô-Chi-Minh par le Nord-Vietnam pour soutenir la guérilla au Sud. En 1969, Sihanouk avait changé d’attitude et s’était tourné vers les États-Unis, mais ce changement de politique n’avait pas eu les effets escomptés en termes de perte de vitesse des forces de libération vietnamiennes et de la guérilla des Khmers rouges lancée en 1967. Il s’agit bien d’un putsch visant à lutter contre l’influence communiste. Si l’implication étatsunienne dans le coup d’État n’a jamais pu être prouvée, il est en tout cas certain que Lon Nol installe un régime favorable à Washington, autorisant ainsi les bombardements sur son territoire (les tapis de bombes de l’opération secrète « Menu » sont remplacés par les mêmes tapis de bombes dans le cadre cette fois de l’opération avouée « Freedom Deal », qui durera jusqu’en 1973) et même une intervention au sol de troupes étatsuniennes et sud-vietnamiennes entre fin mars et fin juin 1970.

Les bombardements massifs provoquent un désastre humanitaire. Aux nombreux morts et blessés s’ajoutent les déplacé-e-s internes, forcé-e-s de quitter les campagnes à l’Est du pays pour rejoindre les villes et notamment la capitale, Phnom Penh. Le gouvernement doit nourrir les personnes mêmes qui, par leur travail agricole, produisaient une part importante de la nourriture du pays. Lon Nol contracte alors un prêt de 274 millions de dollars US auprès des États-Unis afin d’acheter à ces derniers des produits tels que du riz, du blé, de l’huile et du coton |3|.

Un régime génocidaire soutenu par la communauté internationale

Les bombardements étatsuniens permis par Lon Nol poussent de nombreux et nombreuses Cambodgien-ne-s dans les bras prétendument libérateurs des Khmers rouges. Le roi Sihanouk et ses fidèles, contre lesquels l’insurrection des Khmers rouges était pourtant dirigée dans un premier temps, se rallient également au tristement célèbre mouvement de Pol Pot. Ce dernier avait progressivement pris le contrôle de l’organisation, éliminant les autres composantes existant en son sein. Des purges internes commencent très tôt, avec pour premières cibles les communistes cambodgiens jugés proches des Vietnamiens ; elles s’étendent et se poursuivent après 1975.

Les Khmers rouges prennent graduellement le contrôle du pays et, à partir de 1975 avec la prise de Phnom Penh, mettent en place à l’échelle nationale un régime bureaucratique ultra réactionnaire, autarcique et génocidaire, causant la mort d’au moins 1,7 million de personnes (soit un cinquième de la population de l’époque) avant d’être renversé en 1979 par une intervention vietnamienne.

Le renversement des Khmers rouges ne marque pas pour autant la fin des violences armées au Cambodge. Loin de célébrer le renversement d’un régime génocidaire, les États-Unis – qui n’ont toujours pas digéré leur cuisant échec en Indochine – et la majorité des États membres des Nations unies dénoncent l’ingérence du Vietnam et ne reconnaissent pas le nouveau régime, lui préférant celui des Khmers rouges. Ces États se retrouvent ainsi sur la même position que la Chine, alliée des Khmers rouges et qui a commencé depuis la fin des années 1960 à s’éloigner de Moscou – sur fond de désaccords quant à la politique extérieure – pour se rapprocher, à partir du début des années 1970, de Washington. Le Vietnam et le nouveau régime installé à Phnom Penh se retrouvent avec pour seule alliée l’URSS, tandis que les Khmers rouges siègent aux Nations unies grâce à Washington jusqu’à la fin des années 1980.

Alors que le pays a été ravagé par les bombardements étatsuniens et par le régime des Khmers rouges (qui a entrepris de désintégrer la société), la nouvelle République populaire du Kampuchéa est finalement mise au ban de la communauté internationale dirigée par le « monde libre », dans une période où le bloc du socialisme réellement existant est en train de s’effondrer économiquement. Ce faisant, le « monde libre » condamne le Cambodge et sa population au sous-développement, et légitime la poursuite du conflit par les groupes opposés à Moscou et à Hanoï, qui comprennent les Khmers rouges soutenus financièrement et militairement par la Chine, ainsi que par la dictature militaire thaïlandaise. Il faudra attendre 1999 et la défaite militaire totale des Khmers rouges (les Accords de Paris de 1991 autorisent initialement leur existence politique (!), mais la mobilisation populaire contre leur retour dans le pays force les nouvelles autorités cambodgiennes à déclarer l’organisation de Pol Pot illégale – celle-ci ne l’accepte pas et reprend le maquis) pour que le pays connaisse une absence de conflit armé pour la première fois depuis plus de trente ans.

Vers une sortie du cauchemar ?

Les bombardements étatsuniens, le régime des Khmers rouges, trente ans de guerre et la mise au ban du pays durant une période prolongée, ont laissé un pays exsangue et une population vivant dans des conditions misérables. En 1995, la Banque mondiale

classait le pays parmi les 20 pays les plus pauvres au monde, avec un revenu par habitant qui ne représentait que les deux tiers du niveau de 1969 |4|. D’après le dernier rapport sur le « développement humain » du PNUD

, le Cambodge se situe en 2015, avec un indice de développement humain de 0,563, au 143e rang mondial sur un total de 188 pays pris en compte |5|. Le régime des Khmers rouges a laissé de lourdes séquelles psychologiques tandis que dans les années 1970 et 1980, les Cambodgien-ne-s ont été particulièrement marqué-e-s par la faim. Les Khmers rouges ont par ailleurs éliminé les « intellectuels » et détruit l’éducation.

Dans un tel contexte, l’accès du pays à l’aide extérieure était probablement une nécessité au début des années 1990. Mais en aucun cas cette aide n’aurait dû être constituée de prêts conditionnés. En suivant cette voie, les créanciers se sont rendus responsables du maintien d’une situation de sous-développement. Alors que le mouvement altermondialiste était en plein essor, plusieurs prêteurs ont d’ailleurs annulé une partie des créances qu’ils détenaient sur le Cambodge. Ainsi en 2006, la dette

du Cambodge à l’égard du FMI

a été réduite d’environ 80 millions de dollars (cependant, la réduction n’équivaut pas à une annulation puisqu’elle vise avant tout à permettre les remboursements en rendant la dette soutenable ; de plus, les conditionnalités adossées aux prêts n’ont pas été défaites). En 2002, la Chine a annulé des créances qu’elle détenait sur le Cambodge en vertu des prêts accordés au régime de Pol Pot, c’est-à-dire des prêts évidemment odieux (notons cependant que la Chine ne semble pas avoir annulé la totalité de ces créances, puisqu’en 2010 elle a annoncé la conversion en projets d’investissement de créances à hauteur de 4 millions de dollars – ce qui s’apparente à un blanchiment de dette odieuse

).

Mais les États-Unis et la Russie n’ont toujours pas annulé d’importantes créances qu’ils détiennent sur le Cambodge, et ce malgré le refus de payer et les demandes persistantes d’un Premier ministre, Hun Sen, dont on peut pourtant imaginer que les pratiques autoritaires et le capitalisme de connivence en fassent un proche de Donald Trump et de Vladimir Poutine. Ainsi la dette contractée par le régime de Lon Nol après le coup d’État de 1970 s’élève aujourd’hui à environ 500 millions de dollars, en raison des intérêts non payés. Cette dette a été contractée par un régime non-démocratique afin de venir en aide à la population... qui était victime des bombardements étatsuniens autorisés par ce même régime ! Cette dette est donc illégitime, et la rembourser reviendrait à payer les bombes larguées sur le territoire cambodgien entre 1969 et 1973. Quant à la dette due à la Russie, d’un montant d’environ 1,5 milliard de dollars, elle a été contractée sous le régime installé en 1979 par le Vietnam, qui a certes libéré le Cambodge des Khmers rouges et a empêché ces derniers de revenir au pouvoir, mais n’en était pas moins un gouvernement provisoire installé par un pays étranger suite à une intervention armée. Il s’agit donc d’une dette illégale qui doit être répudiée.

Ces annulations ne seront pas suffisantes à la satisfaction des besoins humains fondamentaux de la population cambodgienne, mais elles représentent une condition nécessaire afin d’orienter les ressources du pays vers des secteurs tels que l’éducation, la santé, ou encore la souveraineté alimentaire. Cela devrait être accompagné par la mise à l’écart d’un Premier ministre autoritaire, en place depuis plus de trente ans et dont la famille s’enrichit de manière indécente, ainsi que par le respect des libertés démocratiques fondamentales afin que les Cambodgien-ne-s puissent décider seul-e-s de leur avenir.

L’auteur remercie Éric Toussaint et Pierre Rousset pour leurs relectures et suggestions.

Notes

|1| Pierre Rousset, « Vietnam 1975 : Échec au Roi ! - Retour sur les enjeux de la guerre US en Indochine », Europe Solidaire Sans Frontières, 27 avril 2015. URL : http://www.europe-solidaire.org/spi...

|2| Ibid.

|3| Julia Wallace, « Cambodia Appeals to Trump to Forgive War-Era Debt », The New York Times, 2 avril 2017. URL : https://www.nytimes.com/2017/04/02/...

|4| Naranhkiri Tith, « The Challenge of Sustainable Economic Growth and Development in Cambodia », in Frederick Z. Brown, David G. Timberman, Cambodia and the International Community : The Quest for Peace, Development, and Democracy, Institute of Southeast Asian Studies, 1998.

|5| PNUD, Human Development Report 2016

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