Je sais que cette question est perçue comme humanitaire et que des militantes et militants de gauche pensent parfois qu’elle n’est du coup pas de leur responsabilité, l’humanitaire étant pour eux l’affaire des ONG, pas des partis ou des syndicats qui interviennent sur d’autres terrains. C’est une façon erronée de voir les choses, si je peux me permettre d’être directe. Aujourd’hui, la gauche et les mouvements sociaux doivent intégrer à leur agenda et à leurs activités la question des victimes climatiques – et cela représente un défi important. On ne peut se contenter de déclarations formelles, de gestes ponctuels ou de donner un peu d’argent quand une catastrophe a lieu.
Laissez-moi illustrer ce point par quelques expériences asiatiques, en particulier philippines.
Les catastrophes climatiques deviennent récurrentes, bouleversant la vie quotidienne dans les villes comme dans les campagnes. Mindanao, au sud de l’archipel philippin, est le théâtre d’un conflit militaire entre le gouvernement et les rebelles musulmans. Les peuples indigènes (des montagnards) luttent pour préserver leurs domaines ancestraux face aux appétits de multinationales, de compagnies minières et forestières. Les paysans sont victimes de l’accaparement des terres par les riches. Et aujourd’hui, la population et les organisations populaires, comme nous les appelons aux Philippines, sont en plus victimes du changement climatique, confrontées à des typhons plus violents que jamais, aux inondations et à l’érosion des terres, aux sécheresses. Personne n’est épargné, mais les riches sont à même de trouver des solutions, alors que les pauvres deviennent plus pauvres, sombrant dans des situations encore plus misérables avec le sentiment d’être abandonnés.
Les organisations populaires et les groupes militants n’ont pas d’autre option que de se confronter à cette situation et de repenser leurs tâches en conséquence. Des campagnes « anciennes » prennent une nouvelle dimension, comme la souveraineté alimentaire. L’éducation au mode d’agriculture paysanne devant assurer cette souveraineté face aux multinationales et à l’agro-industrie sert aussi, maintenant, à aider les paysans à mieux résister aux conséquences sociales des catastrophes climatiques. Comment nourrir nos familles est une question vitale et, à cause du changement climatique, la diversification de la production et l’agriculture familiale sont mises en œuvre par des communautés rurales plutôt que les monocultures de plantation. Les paysans suivent maintenant des formations sur l’usage de semences traditionnelles et d’engrais non chimiques. Ce faisant, ils se heurtent évidemment à l’agro-industrie qui ne voit pas d’un bon œil une telle évolution, ou à l’industrie touristique. Dans ces circonstances et après une catastrophe climatique, les militantes et militants engagés sur le terrain agissent dans des conditions très difficiles ; notre solidarité leur est particulièrement précieuse. Je pense ici à Baba Jan, condamné à la prison à perpétuité pour avoir pris la défense de villageois victimes d’une inondation dans le nord du Pakistan.
Ces questions sont très politiques et pas uniquement humanitaires. Comment se fait-il que malgré toute l’aide envoyée, les victimes climatiques vivent encore dans des baraques et sous des tentes deux ans après le typhon Haiyan, le plus puissant typhon jamais enregistré ? Vous vous senteriez très frustrés si vous suiviez quotidiennement les chamailleries et l’incompétence des politiciens et représentants du gouvernement philippin, les conflits de clans, le jeu d’influence des grandes entreprises… L’hypocrisie coule à flots. Le président français Hollande a visité les Philippines pour préparer la conférence COP21 de Paris et une déclaration commune a été solennellement signée. Pourtant, nous apprenons, grâce aux réseaux militants, qu’une vingtaine de nouveaux projets de mines de charbon sont préparés aux Philippines pour les années à venir !
Les mouvements sociaux qui se sont effectivement engagés auprès des populations sinistrées ont été plus efficaces que les Etats pour répondre tant aux urgences qu’à plus long terme aux taches de reconstruction. Cela a par exemple été le cas au Pakistan après le tremblement de terre de 2006. Nous ne nions pas que les Etats peuvent et doivent jouer un rôle. Il est de leur devoir de protéger la population et ils en ont les moyens : hélicoptères, navires, matériel de travaux publics, finance… toutes choses que n’ont pas les mouvements sociaux. Mais nous avons vu à quel point l’action des Etats est dépendante de luttes de pouvoir, des jeux politiques nationaux ou locaux, de la corruption. Incapables de répondre aux besoins prioritaires des victimes, ils accordent fort peu d’importance à la participation des communautés sinistrées elles-mêmes au processus de reconstruction.
Dans de telles situations, les mouvements sociaux peuvent trouver des ressorts positifs pour changer le système. Un nouveau secteur social s’est constitué. La communauté des victimes climatiques ne vit pas comme une communauté vivant dans des circonstances normales. Les catastrophes étant récurrentes et leurs effets à long terme, ce milieu gagne en permanence ; il a vécu une expérience traumatique particulière. Il lui faut des formes d’auto-organisation et d’expression propres. Il faut notamment surmonter le sentiment de dépendance. Les victimes restent des citoyennes avec des droits. Elles ont droit à l’aide et ne doivent pas penser qu’elles ont une dette de reconnaissance envers l’administration ou les politiciens qui en fourniraient.
Une fois la phase d’urgence passée, la question se pose de comment reconstruire. C’est l’occasion d’initier des changements sociaux. Dans le Tamil Nadu, par exemple, en Inde, après le tsunami de 2004, l’organisation Areds a travaillé avec des communautés de Dalit (intouchables), avec l’aide d’associations européennes. Les victimes ont reconstruit leurs maisons et des bateaux de pêche ont été achetés. Ce sont les femmes Dalit qui ont géré la flottille de bateaux (une responsabilité qui incombait avant aux hommes), leur permettant par là de jouer un rôle plus égal dans leur communauté et leurs familles.
De même, nos amis de Mindanao ont formé une large coalition, Mi-Hands, pour porter secours aux victimes du typhon Haiyan dans une île voisine des Visayas. Ils considèrent que la reconstruction ne signifie pas simplement rebâtir des maisons et revenir au système antérieur. On peut reconstruire différemment, avec une agriculture plus respectueuse de l’environnement, des droits élargis pour la population, des processus de décision collective plus démocratiques, une condition des femmes plus égalitaire, une attention particulière portée aux enfants.
Les solidarités inter-frontalières peuvent aussi être renforcées. C’est par exemple ce que font les organisations de la Via campesina au Bangladesh, le BKF-BKS, en organisant des caravanes pour les droits des paysans, la justice climatique et l’égalité de genre qui traversent une grande partie du pays, se rendent en Inde et remontent jusqu’au Népal.
Je voudrais terminer en disant que nous avons ici une opportunité de mobiliser des mouvements sous des formes que nous avons négligées par le passé. Je pense notamment aux associations de migrants, la réponse aux catastrophes climatiques ayant beaucoup de sens dans le maintien de leurs liens avec leurs communautés au pays. Les projets locaux financés avec l’aide des migrants ont trop souvent été affectés par les destructions climatiques.
Je m’arrête ici. J’espère que nous pourrions revenir sur certaines questions lors des ateliers, en pensant à la passion et à l’engagement de nos camarades d’Asie, plus généralement du Sud, dans le développement d’alternatives pour la survie dans un monde en crise. Merci.