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Après son élection, en mai 2017, le nouveau président sud-coréen Moon Jae-in avait tenté d’ouvrir un dialogue avec le régime nord-coréen. Kim Jong-un lui avait répondu par une fin de non-recevoir, faisant perdre toute crédibilité à cette initiative qui, par ailleurs, déplaisait fortement à Washington [1]. Le dialogue nord-sud s’est cependant brusquement débloqué lors de la préparation des Jeux olympiques d’Hiver de Pyeongchang. Le 9 janvier, une rencontre s’est tenue à Panmunjom, un village de la zone démilitarisée séparant les Etats sur le 38e parallèle et qui sert de lieu de contact entre les deux capitales. La participation de Pyongyang aux JO a été annoncée, ainsi que l’organisation de pourparlers militaires officiels. Pour sa part, Séoul a obtenu le report des manœuvres aéronavales Etats-Unis/Corée du Sud prévues en février. Le processus diplomatique était engagé pour de bon.
Il est évidemment trop tôt pour savoir combien de temps durera, après la clôture des JO, et jusqu’où ira ce moment de détente, mais il a déjà modifié la donne géopolitique. Il éclaire aussi d’une lumière nouvelle la façon dont la question de la réunification se pose, notamment au Sud.
La détente
La symbolique de la détente a été notablement plus loin que le minimum nécessaire. Lors de la cérémonie d’ouverture du 9 février, les sportifs et sportives nord et sud-coréennes ont défilé ensemble, en une délégation unique. Une équipe de hockey sur glace commune a été constituée. Kim Yong-nam, chef d’Etat aux fonctions symboliques, a fait le voyage de Pyongyang, ainsi qu’un important contingent de « pom-pom girls » et un groupe d’artistes nordiques. Plus important, pour la première fois, un dignitaire de très haut niveau du régime nordiste s’est rendu au Sud, et pas n’importe laquelle : Kim Yo-jong, sœur cadette de Kim Jong-un, seule femme ayant intégré le noyau dirigeant où son influence semble importante. Elle a transmis une lettre d’invitation à Moon Jae-in pour qu’il se rende à Pyongyang.
La « diplomatie du sport » à une longue histoire internationale, mais pourquoi les Jeux de Pyeongchang ont-ils permis un « dégel » (malgré des températures souvent inférieures à - 10% !) aussi spectaculaire, fut-il momentané ? Les deux régimes ont un objectif commun : reprendre la main et ne plus être otages de décisions prises par Trump qui n’a pas l’habitude de consulter son allié (Séoul) et de tenir compte des conséquences pour la population civile des deux côtés de la zone démilitarisée d’une intervention militaire US - dont la menace a été maintes fois brandie. Ni les Nord-Coréens ni les Sud-Coréens ne veulent mourir pour permettre à Washington d’assurer son hégémonie.
Transformations au Nord
Le régime nord-coréen a, pour sa part, atteint un palier dans le développement de sa capacité nucléaire et balistique, bien qu’il y ait probablement encore des problèmes irrésolus sur le plan opérationnel. A la veille de l’ouverture des Jeux, il a organisé une importante parade militaire ; mais une pause en ce domaine est peut-être bienvenue. Par ailleurs, le durcissement constant des sanctions décidées à l’ONU n’est pas anodin. Pyongyang sait certes comment les contourner ou réduire leur impact sur l’économie centralisée ; mais, depuis son accession au pouvoir en 2011, Kim Yong-un a favorisé le développement rapide d’une économie de marché informelle dont la dépendance envers les échanges internationaux est plus grande.
Le système économique nord-coréen est hybride, en transition, imbriquant secteur d’Etat (souvent sous le contrôle de l’armée), marché licite et illicite, contrebande florissante, avec la corruption pour lubrifiant [2]. Si la situation d’une grande partie du peuple reste très précaire, les inégalités sociales se creusent, l’enrichissement d’une minorité s’affiche, de nouveaux modes de vie se diffusent dans une part non négligeable de la population : consumérisme, marchandises importées, panneaux solaires, vélos électriques, taxis, informatique, modernisation urbaine (surtout de la capitale)… Pour Philippe Pons, « Le système repose sur un triangle de fer : l’élite du régime - à commencer par la hiérarchie militaire, qui contrôle des secteurs entiers de l’économie -, les apparatchiks - qui encaissent des prébendes - et les opérateurs du marché, qui leur » graissent la patte « pour faire tourner la machine. »
Les élites sociales se diversifient et s’élargissent, incluant maintenant les entrepreneur.e.s. La Corée du Nord n’est plus le « royaume ermite » d’antan - un succès pour la dynastie totalitaire des Kim qui consolide ainsi son assise, mais qui rend en même temps le régime plus vulnérable à un isolement international, même imparfait et contourné.
Côté symboles, depuis 2017 lors des vœux de Nouvel An, Kim Jon-un se présente en costume de ville et non plus en tenue Mao - quant au portrait de son grand-père Kim Il-sung, il n’est plus visible. Il doit dorénavant être idolâtré pour lui-même. L’utilisation de termes classiques est réduite ou abandonnée comme Songun (priorité à l’armée et non au parti), les idées de « Juche » (la construction socialiste à la coréenne), le « Kimilsungism-Kimjongilism » (référant à la pensée de ses prédécesseurs). Pour la première fois en 2018, Kim a nommé le chef d’Etat sud-coréen en lui donnant son titre : « Président Moon Jae-in », en appelant à la réconciliation, mais en annonçant ce faisant réactiver la pression pour une réunification de la « nation ethnique » à son profit. [3].
Rupture de génération au Sud
Au Sud, le président Moon Jae-in appartient à un courant politique pour qui la question nationale (à savoir la réunification) a toujours été centrale : sa démarche n’est pas simplement opportuniste. Cependant, les Jeux ont fait apparaître au grand jour une profonde rupture de génération. Les jeunes ont massivement soutenu Moon lors des récentes élections contre la droite militariste et corrompue alors au pouvoir. Ils ne veulent pas être entrainés par Trump dans une guerre dévastatrice, mais ne rêvent pas pour autant de réunification. La division de la péninsule remonte à soixante-cinq ans et beaucoup d’eau a depuis coulé sous les ponts. Ils n’ont plus de parents au Nord, ils ont une autre histoire et craignent une baisse de leur niveau de vie. Les réfugié.e.s du Nord accueillent plus favorablement la politique du président, mais certain.es n’arrivant pas à faire face à l’hypercompétivité capitaliste du Sud envisagent de revenir dans leur pays d’origine [4].
Quelques groupes se sont mobilisés contre l’organisation des Jeux du fait de leur impact environnemental, de leur coût et du poids des grands travaux effectués pour les assurer dont l’utilité post-JO est fort douteuse. Quant à l’aile combative du mouvement ouvrier, elle n’a pas retrouvé toute sa liberté d’action. Des dirigeants syndicaux emprisonnés sous le précédent gouvernement de droite très autoritaire sont toujours en détention et Moon Jae-in poursuit des politiques néolibérales.
L’aspiration à la réunification coréenne reste majoritaire dans l’ensemble de la population (bien que plus faiblement que par le passé), mais elle est devenue minoritaire dans la jeunesse. Bien des jeunes sud-coréens jugent que Séoul paie beaucoup trop cher la présence des nordistes à Pyeongchang. Ils sont furieux du sort fait à leurs joueuses de hockey sur glace : la création d’une équipe unique leur a fermé tout espoir de médaille et, face à la virulence des critiques, le président Moon a dû s’excuser de ne pas avoir prêté plus d’attention à l’avenir de ces sportives. Le gouvernement de Séoul semble ne pas avoir perçu auparavant l’ampleur de cette rupture de génération.
L’enjeu présent : la désescalade militaire
Les transformations en cours dans la péninsule en évoquent d’autres. Au Nord, une transition à horizon capitaliste est initiée, comme en Chine au tournant des années 70-80. Au Sud, le sentiment d’appartenance à une même nation et l’aspiration à la réunification s’affaiblissent, comme cela a été le cas à Taïwan (et dans un contexte très particulier à Hong Kong). La mémoire historique de l’occupation japonaise et de la guerre de Corée (1950-1953) n’occupe plus la même place en deçà et au-delà du 38e parallèle. Ces évolutions auront des conséquences très importantes et doivent être suivies avec attention : l’avenir est d’autant moins écrit qu’aujourd’hui comme hier la géopolitique mondiale s’impose avec brutalité et peut modifier les dynamiques coréennes.
Ce qui compte dans l’immédiat, c’est qu’un coup d’arrêt a été mis à l’escalade guerrière dans la péninsule. Après avoir multiplié les provocations verbales, accru les sanctions jusqu’à l’ouverture des jeux, et manifesté leur mauvaise humeur, les Etats-Unis et le Japon ont maintenant dû prendre acte du fait accompli de Pyeongchang. Pour l’heure, les essais nucléaires et tirs de missile au Nord sont interrompus. Les manœuvres aéronavales US-Corée du Sud sont reportées (à juin ?) ; la question est de savoir quelle sera leur ampleur et si le Nord en sera ostensiblement la cible comme précédemment. La guerre et la paix sont en balance.
Le mouvement de désescalade initiée par les Coréens doit se prolonger au-delà des JO - et la solidarité internationale doit y contribuer.
Pierre Rousset, 15 février 2018
* Version amplifiée d’un article rédigé pour la revue Die Internationale publié par l’ISO (Allemagne) en collaboration avec des courants en Autriche et Suisse alémanique.
Notes
[1] Pierre Rousset, ESSF (article 42145), La crise coréenne, les Etats-Unis, l’instabilité de la géopolitique asiatique et la prolifération nucléaire.
[2] Philippe Pons, ESSF (article 43076), Corée du Nord : la cuirasse du régime à l’épreuve des sanctions – Elite élargie et « nouvelle bourgeoisie rouge », le défaut de cette cuirasse ?.
[3] Tadashi Kinoshita, article non publié à ce jour.
[4] Won Youngsu, ESSF (article 43055), Contextualizing Winter Olympics in South Korea.
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