Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

La Turquie à un carrefour

Les élections municipales de ce dimanche ont confirmé la position dominante de l’AKP, le parti islamo-conservateur du Premier ministre Erdogan. Ni le soulèvement populaire né l’été dernier au Park Gezi à Istanbul, ni la vague de révélations sur la corruption du pouvoir depuis trois mois, ni les tensions grandissantes au sein du bloc islamiste au pouvoir n’ont réussi à entamer le soutien électoral dont dispose l’AKP, notamment parmi les couches populaires des campagnes mais aussi des principales villes, Istanbul et Ankara. L’explication tient à la fois aux effets positifs du développement économique de ces dernières années, au conservatisme religieux d’une grande partie de la population rurale et à la mainmise de l’AKP sur les grands médias.

L’AKP a obtenu nationalement 45,5 % des voix, en légère baisse par rapport aux dernières élections législatives (49,9 % en 2011) mais en progrès par rapport aux municipales de 2009 (38,8 %). Elle conserve (avec des accusations de fraude électorale), le contrôle d’Ankara et d’Istanbul. L’opposition traditionnelle n’est pas parvenue à percer au-delà de son électorat traditionnel : le Parti Républicain du Peuple (CHP) (laïc, pro-européen et très vaguement social-démocrate) réalise 27,9 % à l’échelle nationale tandis que le Parti de l’Action Nationaliste (MHP, ultranationaliste voire fascisant) stagne à 15,2 %. Le report des voix des sympathisants de la confrérie de Fethullah Gülen, qui s’étaient mobilisés pour faire battre l’AKP, n’a donc pas bouleversé les équilibres politiques.

Par contre, le Parti pour la Paix et la Démocratie (BDP) un parti kurde lié au PKK, a élargi nettement son audience dans la partie kurde du pays où il emporte 100 mairies. Son allié, le Parti de la Démocratie des Peuples (HDP), unissant une grande partie de la gauche radicale turque, ne perce pas vraiment, malgré l’impact du mouvement du parc Gezi, dont il se réclamait. L’alliance BDP/HDP a recueilli 6,36% des voix, contre 5,21% en 2009 et 3,37% en 1999.

Mais si Erdogan a gagné la première bataille électorale de cette année (qui sera suivie par des élections législatives et présidentielles dans les prochains mois), son régime n’en est pas moins fortement affaibli par la crise politique qui s’est développée ces derniers mois. C’est ce contexte qu’explique le militant marxiste turc Sungur Sevran dans cet article paru quelques jours avant les élections. (Avanti4.be)

Ainsi, il l’a fait ! Comme tout le monde le sait, le gouvernement turc de Recep Tayyip Erdogan a pris la décision d’interdire Twitter, puis YouTube, parce que ces médias servaient à faire circuler des enregistrements de conversations entre le Premier ministre, d’autres membres du gouvernement, un mélange hétéroclite de capitalistes importants et des journalistes de renom.

Ces enregistrements ont définitivement démontré la profondeur de la corruption, des manipulations de l’appareil judiciaire et de l’ingérence maladroite dans le fonctionnement quotidien des médias dans lesquelles le gouvernement s’est engagé depuis des années. La décision de bloquer Twitter et YouTube n’est que le dernier maillon en date d’une longue chaîne de violations des droits démocratiques les plus élémentaires. Cependant, l’audace brutale de cette décision indique un changement qualitatif et ne doit pas être sous-estimée.

Fuite en avant autoritaire

Cette décision est également le sommet d’une série de mesures adoptées par le gouvernement de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) au cours des trois derniers mois. Depuis la révélation, le 17 décembre 2013, d’une énorme affaire de corruption – quatre ministres du gouvernement ont fini par être inculpés pour avoir pris part à un gigantesque système de pots-de-vin, aux côtés de leurs fils et d’une cohorte de capitalistes (en particulier des entrepreneurs se nourrissant de la rente foncière qui coule des fontaines des innombrables projets de transformation urbaine de ces dernières années) – le gouvernement n’a pratiquement plus eu d’autre activité que d’essayer de jeter le discrédit sur des preuves et de camoufler des cas révélés de corruption.

Des procureurs qui avaient essayé de se pencher sur ces affaires ont été démis de leurs fonctions. Des fonctionnaires de police qui avaient fait leur travail ont été mis à l’écart. En se basant sur sa majorité parlementaire, jusqu’ici très docile, le gouvernement s’est empressé de faire voter des lois qui l’autorisent à contrôler le pouvoir judiciaire et à interdire le trafic Internet (l’interdiction de Twitter et YouTube est le premier fruit spectaculaire de cette loi) et il prépare un autre projet de loi permettant d’accorder des pouvoirs sans précédent au MIT, l’agence de renseignement nationale, qui est contrôlée par ses sbires.

Mais les bandes postées sur YouTube ont causé d’immenses dommages à la crédibilité du gouvernement auprès du grand public. La véracité de certains de ces enregistrements a été confirmée par Erdogan lui-même, mais la cassette la plus meurtrière a été rejetée comme étant un « montage ». Dans cette bande audio, on entend Erdogan, dans une succession de conversations enregistrées le jour même où ses ministres ont été mis en cause pour leur rôle dans la corruption, exhorter son fils de planquer des sommes d’argent incroyables – elles pourraient atteindre un milliard de dollars ! - qu’il gardait illégalement dans leur maison à Istanbul.

Tout cela aura certainement un coût pour le prestige d’Erdogan en Turquie et sur la scène internationale mais les sondages d’opinion suggèrent que la majorité conservatrice et pieuse qui, élection après élection, lui a accordé une suite de victoires écrasantes par le passé, ne l’a toujours pas abandonné. On assiste donc à un spectacle dans lequel un leader politique autrefois puissant tente désespérément de nager dans un caniveau à ciel ouvert vers ce qu’il croit être le salut sur les rives des élections locales du 30 mars.

En effet, Erdogan a une telle confiance dans les élections comme panacée à tous ces problèmes qu’il avait déclaré il y a deux semaines que son gouvernement fermerait Twitter et YouTube après les élections. Cependant, l’imminence d’une nouvelle catastrophe lui a évidemment forcé la main et l’a poussé à avancer l’échéance. Cette catastrophe serait l’existence d’une ou plusieurs cassettes, audio et vidéo, concernant en vrac le présumé assassinat de sang-froid d’un rival politique ordonné par Erdogan, la preuve visuelle que des centaines de millions de dollars ont bel et bien été planqués le 17 décembre et/ou la preuve visuelle de comportements sexuels de la part d’Erdogan lui-même ou de ses ministres qui seraient impossibles à digérer par l’électorat dévotement musulman de l’AKP.

La politique derrière le thriller

Toute cette boue est venue à la surface à la suite de la rupture irréversible entre les deux principaux piliers du bloc historique islamique qui a régné sur la Turquie depuis une douzaine d’années. Fethullah Gülen, un imam en exil en Pennsylvanie, et sa communauté de disciples, qui contrôle un empire international d’écoles missionnaires, de maisons d’accueil pour les jeunes mais aussi d’entreprises et qui dispose, via ce réseau, d’une forte présence médiatique et d’une influence considérable sur la jeunesse pieuse en Turquie, ont maintenant abandonné Tayyip Erdogan et l’AKP.

Tout au long des années de la « guerre civile sans effusion de sang » qui a opposé la bourgeoisie islamique émergente à l’ancienne aile laïque, plus ouvertement pro-occidentale, de la même classe, Gülen avait formé une coalition informelle avec M. Erdogan. En échange du soutien politique qu’il apportait à l’AKP, il avait étendu son réseau d’influence en profondeur dans le système judiciaire, la police et finalement les forces armées. Les deux partenaires se sont séparés parce qu’ils portent des choix stratégiques différents : Erdogan vient du mouvement Vision nationale créé par Erbakan - le leader historique de l’islam politique en Turquie - mais a évolué vers une alliance simplement tactique avec les États-Unis et l’Union Européenne, en particulier au cours des premières années de son règne ; de son côté, Gülen a toujours représenté un autre type d’orientation, faisant d’une alliance stratégique avec les Etats-Unis et Israël, le pilier de sa quête du pouvoir.

Nous avions attiré l’attention sur le danger potentiel que cette rupture représentait pour le bloc historique islamique au pouvoir dans un article sur la politique du Moyen-Orient en 2010 ("The Other Lethal Triangle") lorsque la Flottille de la Liberté se dirigeant vers Gaza a été brutalement arraisonnée par l’armée israélienne. Nous avions alors écrit : "Il est donc clair que le gouvernement Erdogan est constitutivement incapable d’assurer une défense pleine et entière des droits des Palestiniens. Mais, même si Erdogan lui-même et ses co-penseurs étaient prêts à rompre complètement avec Israël et donc avec les Etats-Unis, la nature du mouvement islamiste en Turquie ne leur permettrait pas d’aller de l’avant. Dans un geste hautement significatif, Fethullah Gülen, le leader de la congrégation religieuse à laquelle il a été fait allusion ci-dessus, a parlé au Wall Street Journal, quelques jours après l’assaut israélien sur la flottille. Gülen a condamné l’ensemble de l’action de la Flottille de la Liberté et a défendu le droit d’Israël à décider quelles marchandises devaient être autorisées à entrer dans Gaza. Et il a continué en s’en prenant au « défi à l’autorité » lancé par les acteurs turcs dans le drame (tout cela dans un journal contrôlé par des ennemis jurés de l’AKP au sein de l’establishment des États-Unis). Cela ressemblait à une véritable douche froide pour les islamistes de tous bords en Turquie, et implique clairement que Gülen retirerait son soutien à l’AKP si Erdogan et ses co-penseurs optaient pour une rupture avec Israël et les Etats-Unis. Ce qui, selon toute probabilité, réduirait l’AKP à l’ombre d’elle-même ".

L’AKP n’a pas opéré "une rupture avec Israël et les Etats-Unis", du moins pas entièrement. Mais c’est un secret de Polichinelle que, pour une foule de raisons qui nous éloigneraient trop du sujet central de cet article, les États-Unis, sous les auspices de leur ambassadeur en Turquie, Francis Ricciardone, ont essayé de concocter une alternative à Tayyip Erdogan, réunissant un mélange hétéroclite de forces allant de l’actuel président de la République, Abdullah Gül jusqu’au parti historique de l’aile laïque de la bourgeoisie, le Parti Républicain du Peuple (CHP), en passant par des secteurs, si pas l’ensemble, du mouvement fasciste. Et Gulen a fini par être considéré comme l’éminence grise derrière cette nouvelle coalition ! Les forces qui ont organisé les fuites des écoutes téléphoniques dévastatrices sur Internet sont, selon toute probabilité, des hommes de Gülen qui avaient autrefois été portés à des postes d’importance stratégique dans la police et le pouvoir judiciaire.

Le fait que les États-Unis soient aux côtés de Gülen et de sa cohorte dans cette mêlée ne signifie en rien qu’Erdogan soit en droit de porter le manteau de « l’anti-impérialisme », bien qu’il ne fasse beaucoup de bruit dans ce sens, en se plaignant des agissements de son ennemi, "le lobby des taux d’intérêt", une référence indirecte à une alliance entre Wall Street et l’aile laïque de la bourgeoisie turque, insinuant que les USA s’ingèrent dans les affaires intérieures turques et présentant sa lutte contre les "putschistes" de Gulen comme une « seconde guerre d’indépendance », en référence à la première qui fut menée au début des années 1920 par Mustafa Kemal Ataturk , le fondateur de la république.

En dépit de cette posture, il est extrêmement difficile, voire impossible, pour Erdogan de défier les États-Unis et l’Union Européenne. Récemment, sur la question cruciale de l’Ukraine, le gouvernement de l’AKP s’est aligné silencieusement sur les États-Unis et l’UE contre la Russie. Le rôle potentiel de la Turquie dans ce conflit ne peut être sous-estimé : l’ouverture ou non des détroits du Bosphore et des Dardanelles aux navires de guerre de l’OTAN pourrait se révéler être un élément essentiel pour déterminer l’issue de ce conflit potentiellement explosif.

Ce n’est vraiment pas Erdogan qui a clairement adopté une position anti-américaine. C’est plutôt les États-Unis qui ont opté pour une orientation anti-Erdogan. Et cela, non pas parce qu’Erdogan pose vraiment un danger pour les Etats-Unis mais bien parce qu’il n’est plus le leader incontestable de l’un des pays-clés de la région. Son autorité et son prestige ont été irrémédiablement ternis par la rébellion populaire qui a pris le nom du Park Gezi durant l’été 2013. Avant cela, Erdogan était devenu très populaire auprès des dirigeants impérialistes parce qu’il avait d’abord promis, puis effectivement assuré la stabilité économique et politique de la Turquie dans une région où la stabilité est le bien le plus rare. Mais, depuis la révolte populaire de l’été 2013, cette réputation s’est écroulée. Tous ses alliés ont commencé à abandonner Erdogan. Et les États-Unis ont tout simplement décidé de ne pas miser sur le cheval perdant.

L’émergence de trois fronts

Derrière le suspense, on assiste donc à une lutte politique à mort entre les deux factions du bloc historique islamique, à laquelle correspond une faille grandissante entre les deux ailes de la bourgeoisie islamique organisée dans deux organisations patronales différentes, MUSIAD pour les partisans de l’AKP et TUSKON pour les partisans de Gülen. C’est maintenant une nouvelle guerre civile au sein de la bourgeoisie, enchâssée dans l’ancienne guerre civile. Le réalignement des forces sera très douloureux. Et la décision que prendront l’aile laïque pro-occidentale de la bourgeoisie, regroupée dans l’organisation patronale la plus puissante, TUSIAD, et les forces armées sera probablement décisive.

Au cours des premières phases du conflit, les lignes de bataille semblaient assez clairement tracées. Contre Erdogan et ses partisans - qui ont tellement profité au cours de la décennie qu’il a passée au pouvoir qu’ils ne peuvent pas se résoudre à se séparer de lui – s’est formée, au niveau social, une alliance entre TUSKON, l’aile güleniste de la bourgeoisie, et TUSIAD, l’aile laïque pro-occidentale. Celle-ci correspond, au niveau politique, à la coalition mentionnée plus tôt entre les gülenistes, le CHP, Mustafa Sarigul (l’homme fort, contrôlé par quelques-uns des principaux groupes pro-occidentaux-laïques du capital financier, qui est maintenant candidat à la mairie d’Istanbul) et enfin des éléments de la droite qui sont en train de rompre avec l’AKP. Cette coalition est censée être si large qu’en fonction des circonstances, elle pourrait finir par inclure des secteurs entiers de l’AKP en rupture avec Erdogan, en commençant par le numéro deux du parti, Abdullah Gül, l’actuel président de la république. La partie du mouvement fasciste qui serait appelée à jouer dans cette coalition est encore incertaine.

Mais, si, trois mois après le début de la crise, la coalition politique est toujours en place, la coalition sociale est, elle, en train de vaciller. La raison en est que certaines forces qui ont combattu bec et ongles Erdogan au cours de ses années de pouvoir commencent maintenant à avoir des doutes dans la nouvelle situation. Nous pensons que ces forces, faisant preuve d’une plus grande clairvoyance dans les rangs des classes dirigeantes, voient clairement deux choses.

Tout d’abord, l’appareil d’État est en ruine. Depuis 2007, le gouvernement Erdogan avait attaqué les forces armées, gardant en prison des généraux et des amiraux dans l’attente d’un procès pour avoir fomenté un coup d’Etat contre le gouvernement. En conséquence, les forces armées ont été affaiblies matériellement et leur réputation en a pris un coup. A cela s’est ajoutée, depuis le 17 décembre dernier, une chasse aux chefs de la police et aux procureurs. Cette lutte au sein de l’État se poursuit à plein régime, une lutte que nous avons baptisé la "crise de l’État.

Deuxièmement, ce pays a connu une révolte populaire de grande ampleur l’été dernier. Nous savons par expérience, et les principaux acteurs de la bourgeoisie le savent aussi, que cette rébellion peut renaître à tout moment, même si ce ne sera pas nécessairement sous la même forme. Si cela s’avérait être le cas, l’appareil d’Etat se trouverait en grande difficulté pour mater la révolte, à la fois parce que l’appareil répressif est dans un état désastreux et parce que les révélations sur Internet et tout ce qui les gens ont appris récemment sur le fonctionnement du système ont porté un immense coup à la légitimité globale de celui-ci.

C’est pourquoi certaines forces sont maintenant perfidement en train d’appuyer, ne fut-ce temporairement un Erdogan en difficulté. Ce sont d’abord les forces armées qui ont fait un geste en négociant la libération des généraux et de leurs partisans civils en échange de la promesse de garder le silence sur les affaires de corruption. La première étape de cet accord a été accomplie, les principaux inculpés ayant été libérés. Puis est venue la visite surprise faite au premier ministre Erdogan par Mustafa Koc, qui est à la tête du principal groupe capitaliste du pays. Lui-même est depuis peu dans le collimateur de l’administration fiscale, en guise de représailles au soutien qu’il est supposé avoir apporté au mouvement de Gezi. Ce qui a été discuté lors de cette réunion secrète, entièrement cachée au public pendant plusieurs jours, entre les deux plus hauts responsables du pays, l’un sur la scène économique et l’autre sur la scène politique, restera une énigme. Nous pensons que Koc a tenté d’amadouer Erdogan en lui proposant de faire un pas de côté vers la présidence de la République, un poste essentiellement honorifique et symbolique, en échange de l’engagement de ne pas tenter d’altérer la politique à l’avenir. Nous pensons aussi que la libération des généraux les 9 et 11 mars est un produit direct de cette réunion qui s’est tenue le 2 mars.

Il est à noter qu’en plus de cette coalition bizarre, Erdogan est également soutenu par le mouvement kurde, qui, bien qu’il proteste du contraire, s’est clairement tenu de côté, tant pendant la rébellion de Gezi que dans la période ouverte le 17 décembre. La raison en est le "processus de solution" promis par Erdogan pour résoudre la question kurde. Les Kurdes sont en effet extrêmement méfiants devant les positions politiques (très nationalistes turques – NdT) concernant la question kurde défendues par les principales forces qui s’opposent à Erdogan.

Donc, deux fronts se dessinent à l’horizon. L’un est un projet qui vise à rassembler une foule bigarrée de forces pour faire tomber Erdogan, parmi lesquelles on trouve son ancien partenaire Gülen. L’autre est un bricolage hâtif composé de forces que tout oppose sur l’essentiel, composé d’Erdogan, de l’armée et de l’aile laïque pro-occidentale de la bourgeoisie. Il faut dire que les alliances peuvent changer à n’importe quel moment, puisque les deux camps sont composés de forces qui jusqu’à très récemment, se sautaient à la gorge.

Le troisième front

Il y a, cependant, un autre front potentiel dans la politique turque. Il est composé de l’ensemble des forces variées qui ont participé à la révolte populaire déclenchée par les événements du parc Gezi l’été dernier. Il rassemble toutes les forces modernes de la société qui s’opposent à la politique réactionnaire de l’AKP : les femmes et les LGBT, les environnementalistes, ceux qui se présentent comme "musulmans anticapitalistes", en passant par un secteur de l’avant-garde du prolétariat dans sa définition large, la gamme entière des mouvements et partis socialistes radicaux, les soi-disant « nationalistes de gauche » et les libéraux de gauche, pour finir – et ce n’est pas le moindre – par les millions, voire les dizaines de millions, d’alévis [1], qui mènent une lutte pour assurer leur survie face à la politique sunnite ouvertement sectaire d’Erdogan, tant en Turquie que dans la Syrie voisine.

Il est vrai que la première vague de la rébellion a pris fin à la fin de septembre 2013, mais son esprit est resté vivant et le fait qu’une partie significative de la population est prête à exploser a été rendu palpable lors de la triste procession funèbre de Berkine Elvan, un garçon de 14 ans qui avait été atteint à la tête par une grenade lacrymogène de la police alors qu’il était sorti acheter du pain pour le petit déjeuner de la famille au cours de la révolte de Gezi et qui est décédé à la mi-mars, après avoir passé 269 jours dans le coma. Une foule estimée entre 500.000 et 1 million de personnes en colère a rempli les rues d’Istanbul et la police a indiqué que, pour l’ensemble du pays, plus de 2 millions de personnes ont manifesté dans 53 des 81 provinces du pays. Ces chiffres sont à comparer avec les chiffres officiels de la rébellion de Gezi où, selon les statistiques extrêmement conservatrices du ministère de l’Intérieur, trois millions et demi de personnes avaient pris part à des manifestations dans 80 des 81 provinces. Les gens sont tellement en colère contre tout ce qui est arrivé que le mouvement de masse peut être déclenché à tout moment par n’importe quel événement.

Travailler à cela est le devoir impératif pour tous les socialistes. Nous nous trouvons en minorité dans le mouvement pour avoir critiqué la priorité futile donnée à la politique électorale au détriment d’une stratégie de mobilisation de masse. Cette dernière stratégie est la seule capable à sortir la Turquie du cadre réactionnaire auquel les deux coalitions de la classe dirigeante évoquées ci-dessus l’enferment. Seule une politique de classe indépendante peut aider à surmonter les problèmes rencontrés par les classes laborieuses et les opprimés. Si un renouveau de l’esprit de Gezi peut être uni à une politique de classe - dont nous pensons qu’elle sera à l’ordre du jour dans un proche avenir en raison de la crise économique imminente - et à la lutte du peuple kurde, alors ce sera le prélude à une pleine émancipation de la population travailleuse et des opprimés.

En tout cas, le jour où Erdogan tombera, les gens sortiront sûrement dans les rues par centaines de milliers, voire par millions dans tous les coins du pays. Ce sera alors la promesse du début d’un véritable festival du peuple.

Sungur Savran réside à Istanbul et est l’un des rédacteurs du journal Gercek (Vérité) et de la revue théorique Devrimci Marksizm (marxisme révolutionnaire), tous deux publiés en turc, ainsi que du site Web RedMed.

Source : http://www.socialistproject.ca/bullet/954.php
Traduction française, introduction et note pour Avanti4.be : Jean Peltier

Note

[1] Les alévis constituent une minorité importante dans l’islam en Turquie, regroupant entre 15 et 25% de la population nationale. Il s’agit d’un courant anciennement issu du chiisme, qui se caractérise par une approche non dogmatique et plus ouverte de la religion (il ne considère pas les cinq prières quotidiennes, le pèlerinage à La Mecque et le port du voile par les femmes comme des obligations). Les alévis sont favorable à la laïcité et ont souenu la « révolution nationale » de Mustapha Kemal. Beaucoup de militants de la gauche radicale viennent également de la communauté alévie.

Sungur Savran

Sungur Savran réside à Istanbul et est l’un des rédacteurs du journal Gercek (Vérité) et de la revue théorique Devrimci Marksizm (Marxisme révolutionnaire), tous deux publiés en turc. Cet article a été écrit le 4 Juin 2013.

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