Édition du 26 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Après l’attentat de Québec

La Responsabilité

Depuis l’attentat de Québec, on entend des appels à la compassion, à solidarité et à l’amour. On a raison de le faire, comme on aura raison de réclamer une fois pour toutes la mise sur pied d’une commission contre le racisme systémique et, plus urgemment encore, la mise en place de mesures sérieuses et cohérentes permettant de lutter efficacement contre l’islamophobie rampante et les actes horribles qui en découlent. Il faut agir, et il faudra le faire avec dignité et intelligence tout en défendant notre humanité.

Tiré du site de l’IRIS.

Néanmoins, dans ce que certain·e·s nomment parfois l’« ère post-factuelle », ou que d’autres désigneraient volontiers comme un déferlement massif et interrompu de bouillie pour les chats, il faudra également renouer très vite avec les responsabilités qui incombent à tout·e citoyen·ne dans une société qui aspire à la démocratie : la capacité de débattre, le sens critique et la raison.

Avez-vous écouté « Le bêtisier 2016 » d’Olivier Niquet, à Radio-Canada ? L’échantillon de délire ambiant à l’égard des musulman·e·s mérite d’être cité après l’attentat de Québec.

Dans la section « religion et immigration » (à partir de 37:20), on y entend :

 l’animateur André Arthur, félicité par l’ex-vice-première ministre Nathalie Normandeau, qui assène que « l’immigration sans assimilation, c’est une invasion » ;

 un ancien député de l’ADQ lancer que les « islamiques » veulent se « ghettoriser » (sic) contrairement aux asiatiques qui « ouvrent des restaurants » pour partager « leur culture » ;

 le maire de Saguenay, Jean Tremblay, dire qu’il ne faut pas penser que c’est « seulement quelques-uns », parce que « les Allemands quand ça a commencé, c’était seulement quelques-uns » ;

 l’animateur Sylvain Bouchard appuyer les propos de Nathalie Roy de la CAQ pour qui le « burkini est un symbole de gens qui ont un agenda pour imposer l’islam radical partout » ;

 l’animateur Mario Dumont affirmer que « l’islamophobie » est une accusation qui sert à museler.

Chacune de ces affirmations sont gratuites. Elles sont indémontrables ou fausses. Et pourtant, elles sont devenues banales au Québec.

Prenons cette accusation de ghettoïsation chez les musulman·e·s. Il faudrait d’abord préciser ce qu’on entend par « musulman·e·s » (les Kazakhs ? les Marocains ? les Bosniaques ?) puisque ne s’agit pas davantage d’un bloc monolithique que les « chrétiens » et ensuite nous indiquer où se trouvent les ghettos en question et comment il se distinguent des quartiers qui à une époque pas si lointaine comptaient un grand nombre de Portugais, d’Italiens ou de Grecs.

Comme cette idée "d’invasion " : elle est absurde, mais a un effet indéniable sur la représentation de la réalité que les gens construisent. Le quotidien The Guardian a publié en décembre les résultats d’une enquête qui compare la perception du nombre de musulman·e·s dans la société avec leur nombre réel. En France, par exemple, les gens croient que les musulman·e·s composent près du tiers de la population (31 %) alors qu’en vérité ils et elles ne regroupent que 8 %, soit une exagération de près du quadruple. Au Canada (les chiffres ne sont pas disponibles pour le Québec), les gens croient que 17 % de leurs concitoyen·ne·s sont musulman·e·s alors qu’en réalité ils et elles ne sont que… 3 %. Le Canada figure parmi les dix pays avec un « indice d’ignorance » le plus élevé sur cette question...

Avec des débats comme celui sur la Charte des valeurs ou ceux sur la burqa, on peut formuler l’hypothèse selon laquelle l’amplitude de la distorsion serait encore plus élevée au Québec que dans le reste du Canada.

Le cas de la burqa évoque avec force l’énergie folle qu’on peut consacrer à débattre d’enjeux imaginaires pendant qu’on ignore des menaces réelles. Au Québec, nous avons entretenu un débat de société et tenu une commission parlementaire sur un projet de loi visant à déterminer si l’on devait interdire de recevoir/donner des services avec le visage couvert (en ciblant la niqab et la burqa, sans les nommer). Pourtant, ces vêtements sont tellement rares qu’on ne parvient même pas à dénombrer celles qui le portent. Selon le spécialiste des religions Frédéric Castel, il y aurait peut-être une cinquantaine de femmes au Québec qui les portent.

50 personnes qui portent la burqa sur 8 000 000 de Québécois-e-s, c’est 0,000006 % de la population.

Pendant ce temps, on a appris que, dans les dernières années, plusieurs actes islamophobes contre des mosquées et agressions contre des musulman·e·s ont été commis à travers le Québec (à Saguenay, Sherbrooke, Sept-Îles, Québec, Montréal-Nord…). La police rapporte d’ailleurs une hausse des crimes haineux en lien avec la religion (bien que ces chiffres ne permettent pas d’identifier les religions visées). Les organisations d’extrême droite, plus nombreuses au Québec que dans les autres provinces canadiennes, ont connu une croissance. Et devant tout cela, des associations musulmanes qui craignaient le pire ont demandé au gouvernement de faire respecter les droits et la sécurité de tous et toutes. Sans succès (http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/490687/islamophobie-des-mises-en-garde-ignorees).

Mais au Québec, dans les tribunes et à l’Assemblée nationale, c’est sur le non-enjeu de la burqa qu’on a préféré débattre et auquel on a consacré nos énergies.

Dans le « Bêtisier 2016 », un autre animateur de Radio X, Denis Gravel, affirme qu’en 2016 il y a désormais « beaucoup plus de discrimination contre l’homme blanc » qu’envers les autres catégories de la population.

Il s’agit d’une autre affirmation gratuite et sans fondement dont on n’aura aucun mal à montrer la fausseté. Un exemple : 60 % des femmes immigrantes (dont 80% sont racisées http://www.midi.gouv.qc.ca/publications/fr/dossiers/STA_ImmigrDiversite_Politique.pdf) ont un baccalauréat alors que cette proportion est de 35 % pour les femmes natives du Québec, et pourtant, le taux de chômage des premières est deux fois plus élevé. Les femmes étant elles-même en tant que groupe moins bien payées et moins bien représentées dans les postes de direction que les hommes, on se demande où les hommes sont à ce point discriminés. (Pour plus de statistiques sur les personnes immigrantes, voir les publications de mes collègues Julia Posca et Mathieu Forcier ou ce texte de Will Prosper sur le cas des personnes racisées.)

À l’inverse d’un argumentaire gratuit et sans fondement, l’élaboration d’une réplique bien appuyée est plus longue et plus fastidieuse. Il est beaucoup plus difficile de démonter une fausseté que d’en lancer une – ou plusieurs, jour après jour – au micro d’une radio écoutée par des dizaines de milliers de personnes.

C’est ce qu’on constate également concernant le déferlement de fausses nouvelles sur les médias sociaux. Après l’attentat de dimanche dernier, la chaîne états-unienne FOX News n’a pas hésité à diffuser une information selon laquelle « le suspect était d’origine marocaine ». Le dommage causé, on s’en doute, ne sera pas réparé dans l’opinion publique, peu importe les rétractations subséquentes.

Le philosophe Cornelius Castoriadis dirait qu’on ne peut espérer vider tout un océan d’imbécilités avec la petite cuillère de la critique… En effet, on ne peut pas. Reste alors l’appel à la responsabilité collective.

Cette rhétorique qui vise à transformer des victimes en boucs émissaires est non seulement intenable d’un point de vue rationnel et factuel, elle est dangereuse. C’est une inanité qui dépasse l’opposition gauche/droite : elle désigne comme des ennemis publics des personnes déjà vulnérables.

Six d’entre elles, innocentes et sans défense, ont été abattues dimanche dans une mosquée de Québec.

L’IRIS a été fondé en 2000 avec pour mission de construire un contre-discours à la pensée néolibérale, qu’on présentait volontiers à l’époque comme une « pensée unique ».

L’objectif était d’attirer l’attention des citoyens et des citoyennes sur le caractère biaisé de nombreuses analyses et de politiques publiques sur des sujets aussi nombreux que la dette, les partenariats public-privé (PPP), les droits de scolarité, etc.

L’IRIS a voulu montrer comment il était insuffisant de discuter d’économie en réduisant la complexité du monde à des modèles mathématiques déconnectés du réel. Nous avons cherché à rappeler que l’économie est une science humaine.

À l’aube des années 2020, la situation semble avoir changé.

La pensée unique (néolibérale) semble s’être affaiblie, mais plutôt que d’avoir permis de renouer avec une forme de pluralité, on semble désormais pris avec une fragmentation d’anti-pensée-critique. Les médias sociaux et le sensationnalisme, qui semblent avoir partout pris le dessus dans les grands médias, rendent possible un déferlement de bullshit.

Que la colère soit de plus en plus ressentie dans une ère de dépossession socioéconomique, c’est normal. C’est même probablement sain.

Face à l’effritement de la légitimité de l’establishment néolibéral qui préside depuis trente ans à cette dépossession, certain·e·s sont visiblement tentés de tourner les canons vers les cibles favorites de l’extrême-droite : les personnes immigrantes, les femmes, les pauvres, les gauchistes… Ce courant politique a le vent dans les voiles partout en Occident. Toutefois si, au moment où l’on s’aperçoit que les élites nous ont menés au bord d’un gouffre, la colère se tourne vers les personnes opprimées, la colère devient haine. Le brouillage que cette dernière induit dans notre lecture du monde risque alors de diviser plus avant la population dépossédée plutôt que de la faire progresser vers une société plus juste.

La pensée unique n’est plus. Prendre acte de la colère qui en vient à bout et y répondre avec justesse requiert de nous un sens de responsabilité. Sans cette responsabilité au moment d’analyser notre société québécoise, ou notre planète, nous contribuerons au brouillage plutôt que de le dissiper et nous risquons de faire payer le prix à toujours plus d’innocents et d’innocentes.

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