Édition du 12 novembre 2024

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Europe

La Hongrie de Viktor Orbàn

À la tête d’un pays endetté, sous pression du FMI et de l’UE, avec des indicateurs socio-économiques dans le rouge, le gouvernement hongrois conduit par Viktor Orbàn (élu en mai 2010) a plusieurs fois défrayé la chronique médiatique et déclenché de vives critiques au sein de l’Union européenne ces derniers mois. Quelles évolutions connaît la société hongroise ? Entretien avec Judit Morva (économiste, coordinatrice du Monde Diplomatique Hongrie).

Viktor Orbàn est un personnage très controversé. Les médias et les dirigeants européens ont été très critiques à l’égard des changements constitutionnels, de l’approbation de lois liberticides et réactionnaires, etc. Que dit la nouvelle Constitution ? Qu’impliquent ces lois ?

La nouvelle Constitution, entrée en vigueur le 1er janvier 2012, est fortement critiquée aussi bien par la gauche socialiste que par les libéraux. Le changement le plus controversé est en fait un changement symbolique : le nom officiel du pays sera dorénavant « Hongrie » et non plus « République hongroise ». Pour le moment, ce changement de nom ne semble avoir aucune importance pratique, mais on ressent un malaise, une incertitude comme quand on ne comprend pas le mouvement de notre partenaire de jeu d’échecs. Existe-t-il une stratégie nécessitant effectivement qu’on ne soit plus une République ?

Dans l’ensemble, cette nouvelle Constitution prépare le pays et ses habitants à un retour des mentalités, des valeurs et des règles qui ont caractérisé le pays avant l’époque socialiste, comme si la droite voulait effacer les derniers 60-70 ans. Ainsi, le rôle de l’Eglise va se renforcer dans l’enseignement : 20% des écoles seront gérées par les différentes églises dites « historiques » (catholiques, protestantes calvinistes et luthériennes en grande majorité). La pression politique que l’Eglise catholique exerce en Hongrie se manifeste aussi par le fait que dans cette nouvelle Constitution, « la vie est protégée dès sa conception », simple phrase préparant le terrain à une remise en question de l’avortement libre.

Les minorités roms font-elles l’objet de ségrégation ? Quelle est la politique du gouvernement actuel à leur égard ?

Avant tout, il faut savoir que la crise frappe très durement le pays et il y a des régions proprement sinistrées, dans le Nord-Est et aussi dans le Sud-Ouest, où il y a des villages où personne ne trouve de travail. On peut imaginer le désarroi et le désespoir des habitants. Il y a aussi évidemment le fait que la coexistence entre les tziganes désœuvrés et les hongrois âgés - car les jeunes s’enfuient de ces régions - n’est pas facile. Ni le gouvernement d’Orbàn, ni les gouvernements précédents n’ont rien fait pour résoudre le problème de fond. La réindustrialisation, l’aide à l’agriculture locale à échelle familiale seraient pourtant indispensables. Face à cet appauvrissement constant, une partie de la population a eu des réactions nationalo-racistes que les libéraux se sont empressés de condamner. Quant à l’équipe d’Orbàn, représentant la droite traditionnelle hongroise, elle tolère et encourage le défoulement verbal, voire même à la limite l’intervention brutale.

Le gouvernement hongrois a mis en place une série de « taxes exceptionnelles » sur les banques, les produits financiers, les entreprises de l’agroalimentaire et de la grande distribution, de l’énergie, des télécommunications, pour faire face à la crise. Doit-on y voir une tentative de reconquête de la souveraineté économique ? De quoi s’agit-il exactement ? Quels sont les objectifs du gouvernement ?

Une des premières mesures prises par le gouvernement a été l’instauration d’une taxe exceptionnelle sur les banques et la reprise en main des caisses de retraites privées obligatoires. Curieusement les banques ont relativement bien pris cette taxe. Elles ont un peu protesté par principe, en disant que si la situation était telle, elles quitteraient la Hongrie. Mais comme les banques ont piégé la population avec des crédits émis en franc suisse, elles sont extrêmement impopulaires et ont donc décidé de faire profil bas. Et il faut savoir que la Hongrie a été une place bancaire exceptionnellement profitable, ce qui permet aux banques d’acquitter cette taxe sans soucis.

Par contre, pour les caisses de retraite privées obligatoires, la bataille idéologique a été gagnée par les libéraux, ce qui fait que cette mesure de sauvetage des finances publiques continue à être critiquée avec virulence, considérant qu’il y a là « un vol de l’épargne personnelle des gens ». Cette bataille violente est menée par le lobby financier et les politiciens socialistes et libéraux qui les soutiennent inconditionnellement. Ces caisses ont été créées en 1997, sous l’impulsion directe de la Banque Mondiale, en Hongrie comme dans d’autres pays en transition. Le système est clair : une partie des cotisations obligatoires (environ 8% en Hongrie) va dans les caisses privées, tandis que l’Etat doit combler le manque à gagner de la caisse de retraite principale pour pouvoir payer les retraités. L’Etat s’endette donc tous les ans, alors que les caisses privées se portent très bien.

Quand le gouvernement d’Orbàn attaque les intérêts des grands groupes multinationaux, c’est pour essayer de récupérer des profits en faveur des capitalistes autochtones. A l’étranger, souvent on pense que les mesures prises par Orbàn sont de nature anti-capitalistes, mais c’est une erreur.

La population a-t-elle encore une vision idéalisée du capitalisme, même après la crise ? Pense-t-elle que ces caisses de retraite privées seront capables de leur verser une retraite correcte ?

Le fait que la majorité de la population ne veut pas admettre le fonctionnement piégé de ce système de financement tient au fait que les gens sont idéologiquement très attachés au capitalisme. Ils perçoivent correctement que la financiarisation en fait partie et acceptent que leur retraite soit privatisée. La bataille d’idées autour de ces caisses privées illustre bien les rapports de force politiques réels en Hongrie. En fait, on peut dire que les libéraux/socialistes et la droite populiste d’Orbàn sont les deux faces d’une même médaille, où l’entente sur le principe du capitalisme est parfaite.

Bien sûr, les questions financières sont techniquement compliquées, mais nous savons depuis le référendum français sur la constitution européenne que si les gens sont politiquement motivés, ils sont capables de comprendre leurs intérêts.

Nous, les forces de gauche en Hongrie, ne pouvons que constater et admettre que la population dans sa majorité n’est pas encore prête à l’effort intellectuel pour comprendre le fonctionnement du capitalisme de notre époque et la financiarisation reste encore un leurre efficace. En fait, le capitalisme est encore accepté et pensé comme une société efficace, et sa version locale, qui a appauvrie la majorité, est pensée comme une erreur que l’on doit améliorer.

À l’instar de nombre de gouvernements en Europe, la Hongrie est elle aussi étranglée par sa dette et a conclu un plan d’austérité drastique avec le FMI en 2010. Quelles sont les caractéristiques de la dette hongroise ? La crise de la dette de 1982 coïncide-t-elle aussi avec le tournant néolibéral en Hongrie ?

La Hongrie et la Pologne, tout comme des pays latino-américains, ont déjà été étranglées par la dette extérieure en 1982, lors de la première crise de la dette de la période d’après-guerre. Le pays s’est endetté pour se « moderniser », mais évidemment à la suite de cette ouverture financière et commerciale, la route a mené au FMI. En 1989, la dette était de 20 milliards de dollars et on a considéré que c’était le signe de l’échec économique du socialisme.

Actuellement, alors que le pays a déjà privatisé et même fermé une partie importante de ces capacités productives, la dette est de l’ordre de 100 milliards d’euros, et, vraiment, on ne peut pas voir comment on pourra la rembourser.

Quel est l’état des rapports de force entre les partisan-e-s de Orban et ses opposant-e-s ? Voit-on l’émergence/la consolidation de mouvements de résistance ?

L’essoufflement politique du projet socialiste en Union Soviétique a entraîné un changement radical dans toute cette région de la planète. En Hongrie, une bonne partie de la population a cru que c’est un capitalisme à l’autrichienne ou à la suédoise qui allait être établi. Avec la crise de 2008, les gens commencent à se rendre compte que les difficultés - pauvreté endémique, désindustrialisation, corruption, endettement du pays mais aussi des ménages - ne sont nullement passagères.

La politique de « transition » a été menée en alternance par « la gauche » - socialistes et libéraux - et par l’équipe d’Orbàn. Et tandis que les socialistes ont perdu leur assise et crédibilité, la popularité d’Orbàn se maintient. Orbàn, très habilement, fait semblant de défendre l’intérêt national, qui est un sujet on ne peut plus populaire. Il semble que la bataille des idées des années futures se jouera justement sur ce thème.

Et nous avons une extrême droite de plus en plus visible - de 16 à 25% des voix - et qui est la première force politique qui s’organise en faisant appel aux masses. Les sources de leur financement ne sont pas très claires, mais ils ont de vastes moyens pour organiser des manifestations, avoir des uniformes, des camps d’entraînement, etc.

La gauche véritable reste faible. Bien qu’un tournant a été clairement observé à partir du printemps 2011 et bien qu’on manifeste fréquemment à Budapest, il semble que la recomposition ne sera pas un processus rapide. L’endettement sera certainement un sujet au cœur de cette bataille, ainsi que la production agricole locale.

Judit Morva

économiste, coordinatrice du Monde Diplomatique Hongrie

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