Tiré de Slate.fr
Reprenons. Durant la décennie 1970, la gauche américaine se concentre sur la question des « minorités ». « Un homme ne peut être politiquement correct et phallocrate en même temps », écrit en 1970 Toni Cade Bambara. Dès lors, cela se complique... L’écriture d’un article demande que l’on définisse les personnages que l’on évoque. Si je rédige hors du politiquement correct, j’écrirais « l’écrivain Toni Cade Bambara ». Mais si j’ai assimilé ses principes, il me faut noter « l’écrivaine afro-américaine ». Car, après une décennie 1970 où les universités américaines vont se concentrer sur les études des minorités, les campus vont lancer dans les années 1980 cette grande entreprise de redéfinition du langage qu’est le politiquement correct.
L’anti-Amérique
Pour combattre les discriminations, le politiquement correct travaillait donc à une correction, c’est-à-dire une réorganisation, du langage qui fut amplement moquée, mais qui sut partiellement s’imposer. Ce succès amène à un tir de barrage des milieux conservateurs, qui estiment que cette invasion mine la cohésion nationale d’une société pluraliste, au risque de la « ghettoïsation » et du « multiculturalisme ».
Au politiquement correct, les Français reprochent tout ce qui leur paraît déplaisant dans la société américaine. Ils omettent qu’eux-mêmes se sont posé des questionnements proches, comme le souligne la création d’une commission relative au vocabulaire concernant les activités des femmes en 1984. En 1991, un article de la très sérieuse et intellectuelle revue Esprit donne bien le ton. Pointant nombre de véritables dérives et ridicules, dénonçant une société prise d’un néo maccarthysme, il s’achève en s’horrifiant que six mille entreprises américaines n’acceptent plus les fumeurs. Dans la France de 2016, il est acquis que l’on ne fume plus dans les lieux de travail : alors, sommes-nous désormais soumis au politiquement correct, ou avions-nous amalgamé celui-ci avec d’autres questions ? Peut-être un peu les deux.
Il est vrai que le débat s’invite à un moment de bouffée d’anti-américanisme. 1991, c’est aussi l’année de guerre occidentale contre l’Irak qui paraît ouvrir un monde unipolaire où l’Amérique régnerait en maître au nom de sa force et de sa conception de la morale. Contre l’impérialisme supposé des États-Unis une pétition pacifiste réunit des membres de la Nouvelle droite et des signatures de gauche. On retrouve le même mélange dans le « collectif contre l’Eurodisneyland ». On a le même alliage dans le journal alors dirigé par Jean-Edern Hallier, L’Idiot international. Cela créera une polémique sur un phénomène fantasmé de « rouges-bruns ». Mais cela signifie quelque chose.
L’extrême droite et le combat culturel
Instinctivement, chacun a à l’esprit les revendications de briser le politiquement correct portées par l’extrême droite. On cite sans fin l’usage du philosophe marxiste italien Antonio Gramsci par les intellectuels du courant dit de « la Nouvelle droite » à partir des années 1970 : cet usage les aurait mené à privilégier les reformations lexicales pour mener le combat culturel devant permettre la victoire politique. Les choses s’avèrent en fait plus complexes.
Au début des années 1950 se formèrent des internationales européennes composées de ceux qui estimaient que l’erreur d’Adolf Hitler avait été de préférer l’impérialisme allemand à l’édification sincère d’une Europe unie. Constatant leur échec politique, certains décidèrent d’abandonner le combat partisan pour investir celui des représentations : ce fut le lancement de la revue allemande Nation Europa, toujours active, par l’ancien Waffen-SS Arthur Ehrhardt, ou les romans de science-fiction nazie de de l’ancien Waffen-SS autrichien Wilhelm Landig.
Dix ans après, l’idée s’est imposée chez tous ceux qui conservent une nostalgie du nazisme, ainsi la section française de la World Union of National-Socialists (WUNS) entame-t-elle une réflexion sur son vocabulaire, consciente, selon une formule d’une de ses notes internes, qu’il faudrait « désataniser » l’image du national-socialisme.
Du côté des militants français prédomine d’abord l’activisme pour maintenir l’Algérie française. Mais la guerre d’Algérie suit celle d’Indochine, et cette dernière a amené les milieux militaires puis factieux à se réapproprier les principes de « la guerre révolutionnaire » qui les avaient vaincus. La question de la refondation du vocabulaire s’impose avec le constat de l’échec de l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS). Le colonel Trinquier, l’un des pères de la « guerre contre-subversive », insiste sur ce thème. Mais c’est aussi devenu un dada de Dominique Venner, et les notes internes de sa Fédération des Etudiants Nationalistes (FEN) ne cessent de revenir sur cette nécessité de réinventer le vocabulaire politique, d’imposer ses mots et de changer le sens de ceux des adversaires.
Dix ans plus tard, les nationalistes-européens français voient mourir leur énième groupuscule, le Rassemblement européen de la liberté (REL). Les intellectuels de cette tendance lancent un nouveau projet : la Nouvelle droite, principalement incarnée par le Groupement de Recherches et d’Études pour la Civilisation Européenne (Grece) d’Alain de Benoist, et une stratégie d’influence culturelle et de subversion lexicale qu’ils qualifient de « gramscisme de droite » (sur le philosophe communiste Antonio Gramsci et aujourd’hui, il faut lire Gaël Brustier ou de « métapolitique ». La référence à Gramsci vient donner un nouveau lustre à ce qui était donc une pratique endogène à l’extrême droite radicale.
L’ancien président du Grece, Jacques Marlaud, a défini celui-ci comme étant « tout travail de réflexion, d’analyse, de diffusion d’idées et de pratiques culturelles susceptible d’influencer à long terme la société politique. Il ne s’agit plus de prendre le pouvoir, mais de lui fournir un aliment idéologique, philosophique et culturel capable d’orienter (ou de contredire) ses décisions ».
La bataille des mots est déclarée prioritaire. Par ailleurs, c’est une nécessité imposée de l’extérieur. En effet, en 1972, la France adopte une législation antiraciste, la loi Pleven, qui interdit tout ce qu’avait été la propagande du REL. Un groupuscule nationaliste-européen proche de la Nouvelle droite adresse une consigne aux militants : le mot « race » doit être remplacé par celui d’« identité ». Cela devient vite un gimmick de la Nouvelle droite.
En outre, le mouvement n’avait pas exclu d’influer sur un éventuel réarmement intellectuel de la droite en vue de la reconquête des positions qu’elle avait perdues au profit d’une gauche alors encore hégémonique dans le champ culturel. L’instrument de cette influence était le Club de l’Horloge, think-tank regroupant des journalistes, des essayistes et des hauts-fonctionnaires. Fondé, en 1974 par Yvan Blot, Jean-Yves Le Gallou et Henry de Lesquen, bientôt rejoints par Bruno Mégret, un temps protégé par Michel Poniatowski, le Club a produit quelques ouvrages très commentés et inspirés par une doctrine qu’on peut qualifier de sociale-darwiniste (le néo-libéralisme venant compléter le racialisme pour produire un néo-darwinisme intégral), et qui devint progressivement nationale-libérale en économie.
« La bataille des mots devient prioritaire »
Les Horlogers sont des radicaux, idéologiquement, des technocrates, socialement, des pragmatiques, tactiquement. Bruno Mégret quitte le parti chiraquien et lance les Comités d’Action Républicaine (CAR) en janvier 1982. Les Horlogers se présentaient déjà depuis quelques années comme « les nouveaux républicains ».
Les CAR (10.000 membres revendiqués en 1983, probablement dans les 4.000 en réalité) se spécialisent dans la dénonciation de « l’idéologie marxiste » des manuels scolaires, de ceux d’histoire en particulier, avec un vif succès : entre septembre et octobre 1982, les arguments développés sont repris par Minute, Aspects de la France, Présent, Le Figaro Magazine, Le Figaro mais aussi par VSD, La Croix et Le Point. Avantage du thème, par ailleurs structurel à l’extrême droite : il permet une redite dès la rentrée suivante, avec de nouveaux communiqués conspuant « les manuels marxistes présentant la lutte des classes comme le seul ressort de l’histoire ». Trente ans après, les magazines droitisés content annuellement que les manuels censurent l’Histoire de France pour complaire au politiquement correct, comme on le verra.
Les CAR participent aux activités du Club de l’Horloge, qui cherche à fournir des munitions à toutes les droites. Il organise un séminaire intitulé « La Bataille des mots. Pour un nouveau langage politique de l’opposition », dont il publie la quintessence dans sa Lettre d’information du quatrième trimestre 1982. Ce document contient en germe tous les principes que les Horlogers vont tenter d’inculquer à la droite, puis qu’ils vont appliquer méthodiquement au FN quand ils en prendront la direction. Et eux aussi ont l’obsession de changer le langage.
L’éditorial de Michel Leroy pose en préambule : « La "bataille des mots" devient prioritaire (...) Les mots sont une arme essentielle dans le combat politique. Il faut les manier avec précaution et ne pas les retourner contre soi. Il faut savoir enfin que les mots du vocabulaire politique sont porteurs d’un projet et qu’ils prennent leur signification réelle dans une structure doctrinale ».
Sept principes
Suit donc un dossier d’Yvan Blot sur les « Sept principes de langage politique pour l’opposition » qui mérite d’être cité tant il va marquer la rhétorique des droites.
1. Le premier principe serait d’avoir « un langage autonome » : ne pas dire « nationalisation » mais « étatisation », ne pas dire « inégalité » mais « justice sociale », ce qui « réhabilite l’idée de mérite », etc. Ne pas attaquer les socialistes sur le thème de « l’efficacité économique », mais dire qu’ils provoquent des injustices sociales.
2. Le deuxième principe est d’avoir un langage démystificateur : la lutte contre l’État Providence doit s’effectuer au niveau « éthique » au nom des principes connotés positivement : « liberté, égalité, fraternité, paix, justice, unité nationale, etc. »
3. Le troisième est d’avoir un langage « humain et humaniste » : il ne faut pas user d’un « langage technocratique » et dire que le socialisme « considère l’homme comme le produit de son milieu social ».
4. Le quatrième est d’avoir un « langage unitaire » : la droite doit utiliser le vocabulaire de la gauche pour « permettre de minorer l’adversaire sur le plan du langage » ; il convient de ne pas user des références conservatrices ou de quelque autre type, seules doivent être utilisées des références républicaines qui seraient celles qui priment avec évidence chez les Français.
5. Le cinquième est d’avoir un « langage populaire » : la population est attachée à la sécurité, il faut donc affirmer le désintérêt des socialistes à cet égard et dire que la sécurité est inscrite dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Il faut attaquer les associations et les organes représentatifs au nom de la « démocratie authentique ».
6. Le sixième est d’avoir un « langage actuel » : il faut s’emparer de toutes les nouvelles aspirations qui peuvent se faire jour (liberté, écologie, régionalisme) pour ne pas les laisser à ses adversaires.
7. Le septième, sans doute l’essentiel, est d’avoir « un langage enraciné dans la tradition républicaine » : il faut citer Danton ou Robespierre, car cela permet de « toucher le cœur des Français ». De plus, on « ne doit pas laisser aux marxistes le monopole de l’Histoire ».
Cet article se trouve suivi par un « Petit glossaire politique » qui, sur un modèle récupéré ensuite pour le FN, donne une liste de mots qu’il faut substituer à d’autres : « conservatisme » est péjoratif et doit être remplacé par « réformisme » ; « droite » par « républicains » et « gauche » par « socialistes » ; « générosité » doit se dire « nivellement » ; « front économique » doit être écrit à la place de « travailleurs », ce qui permet d’englober ensemble les chefs d’entreprise, les cadres et les ouvriers.
La reformulation du néo-libéralisme ici présentée se retrouvera dans le vocabulaire des droites, jusqu’au FN –au début des années 1990, son programme affirmait ainsi que « les entreprises étatisées » doivent être « rendues aux Français », plutôt que d’écrire que les entreprises nationales seraient privatisées. Elle montre parfaitement comment deux pans politiques de prime abord si opposés, multiculturalisme et extrême droite, sont alors en train de travailler à la réorganisation des lexiques.
Front National et Nouvelle droite
Mais une stratégie lexicale ne fait pas des élus. En 1985, les élections cantonales s’avèrent une douche froide : les 150 candidats mégretistes présentés dans 75 départements ne font pas plus de 2%. Or, la même année, Jean-Yves Le Gallou, énarque et membre de la direction du Parti Républicain comme du Club de l’Horloge, est déçu par l’accueil fait à son livre La Préférence nationale. Il passe au FN, et son concept devient le cœur nucléaire du parti. Avec Patrick Buisson (http://www.slate.fr/story/84233/patrick-buisson-charles-maurras), ils encouragent Bruno Mégret à faire le pas. Patrick Buisson rêve d’une union de toutes les droites ; avec l’ex nationaliste-européen et ex-secrétaire-général du FN Alain Renault, ils éditent à cette époque un Guide de l’Opposition qui mêle tout ensemble Raymond Barre et Jean-Marie Le Pen.
En quelques années, les néo-droitiers prennent le contrôle de l’appareil frontiste. Ils lancent la revue théorique frontiste Identité, qui reformule tout le corpus de l’extrême droite autour de ce mot-concept. Sont également mis en place un conseil scientifique, un centre d’étude et d’argumentaires (sous l’égide de Jean-Yves Le Gallou), et un atelier de propagande. Il s’agit d’harmoniser et de normaliser toutes les formes du discours politique. La bataille du vocabulaire demeure essentielle. Bruno Mégret l’affirme sans relâche : « Les mots sont des armes ».
Comme trente ans avant Dominique Venner aux militants de la FEN, l’équipe Mégret fournit à son tour aux militants FN une check-list lexicale avec les expressions à abolir et celles par lesquelles les remplacer : « L’extrême-droite (FN) » ? « La vraie droite, la droite nationale » ; « les communistes » ? « Les derniers staliniens » ; « SOS Racisme, Licra, Mrap, etc. » ? « Les lobbies de l’immigration » ; « Les patrons » ? « Les employeurs » ; « Le sens de l’Histoire » ? « Les aléas de l’Histoire », etc.
Bruno Mégret peut bientôt se féliciter que « sur le plan des idées, nous avons réussi à imprégner la société, y compris dans son vocabulaire avec les notions d’identité et d’établissement ». Cette manière de s’auto-congratuler n’a jamais cessé, et on pourrait ainsi citer de nombreuses récentes déclarations de Marion Maréchal Le Pen y ressemblant.
L’identitairement correct
On parlait de « lepénisation des esprits », on a évoqué ensuite « la zemmourisation des esprits ». Dans le monde post-11-Septembre, où le FN est d’abord en crise à la suite de la scission mégretiste de 1998-1999, ce sont les intellectuels français qui vont imiter leurs homologues américains néo-conservateurs pour sonner la charge contre le politiquement correct jugé « orwellien », et réaffirmer leur refus d’un progressisme pour eux synonyme de décadence. Feu sur les minorités et ceux qui auraient abandonné « les Français » à leur profit. Convergence de bien des esprits dans une relégitimation des conceptions d’un rôle biologique de l’État en un espace normé.
Fdesouche, Polémia (animé par Jean-Yves Le Gallou), etc. : toute une galaxie web est là, surnommée « réacosphère » ou « fachosphère » par la presse, mais qui se qualifie elle-même de « sites de réinformation » (sur le web d’extrême droite lire la riche enquête que viennent de publier Dominique Albertini et David Doucet). Ici aussi on corrige le vocabulaire pour imposer des idées.
Éric Zemmour n’a cessé d’expliquer qu’il mène « le combat des idées », qu’il fait du « Gramsci ». Toute la droite l’a ensuite répété. Même Nicolas Sarkozy a prétendu s’inspirer du philosophe italien, déclarant : « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées ». Soit du Gramsci filtré par de Benoist filtré par Zemmour...
Car Antonio Gramsci ne se contentait pas de parler de combat culturel pour la prise du pouvoir. La Nouvelle droite et bon nombre de ses émules ont délaissé une étape : la construction d’un « bloc historique ». Celui-ci lie des groupes sociaux qui n’ont certes pas les mêmes intérêts économiques mais qui dépassent l’antagonisme de ceux-ci et assurent un compromis pour s’emparer des institutions. Alors que l’extrême droite est par définition interclassiste, elle a totalement omis cet aspect : imposer une grille de lecture du monde sans construire un bloc historique c’est avoir l’hégémonie culturelle et laisser le pouvoir à des adversaires minoritaires. Une partie du FN a commencé à comprendre ce schéma après les élections départementales et régionales. Le refus d’admettre cela de la part de la direction du FN a été payé cash en mai 2017.
Le mégretisme, le « marinisme » et le néoconservatisme en habits français ont été capables d’investir le référentiel lexical républicain, de le subvertir si ce n’est le piller, mais ils n’ont pas construit une offre politique pleinement adaptée à la demande qu’ils ont excitée –le FN en étant toutefois le plus proche.
L’identitarisme est aujourd’hui le politiquement correct
Si on entend par politiquement correct la domination d’un discours, l’identitarisme est ainsi aujourd’hui le politiquement correct. Du zemmourisme, Dominique Sistach écrivait : « Le principe de ces doxas réactionnaires et populistes invite toujours à positionner la croyance au-dessus du réel, tout en revendiquant le leadership total sur la réalité, et par voie d’incidence, la mainmise sur la vérité ». Qui a déjà regardé un de ces débats télévisés où s’écharpe un réactionnaire néo-conservateur et un-e progressiste de la gauche multiculturaliste reconnaît cette même volonté farouche de monopoliser la représentation du réel.
Un cas assez fascinant est révélateur. Il a trait aux manuels d’histoire. Ils ne sont plus désormais accusés d’être marxistes, mais multiculturalistes. Depuis quelques années fleurissent des articles de presse qui affirment que les manuels scolaires ont été purgé de la présence de Charles Martel et de la bataille de Poitiers, que des historiens avaient minimisé le choc des civilisations qu’eût été cette bataille, afin de complaire aux populations d’origine arabo-musulmane. William Blanc et Christophe Naudin sont partis de là pour leur passionnant Charles Martel et la bataille de Poitiers : de l’Histoire au mythe identitaire. Après l’étude des faits et leur représentation jusqu’à nos jours, ils consacrent un chapitre à cette question de la censure des manuels. Or, l’étude de ces manuels scolaires depuis la IIIe République montre le caractère fantasmatique de ces assertions. Au mieux, la bataille est représentée comme un élément d’édification nationale, non comme un affrontement entre civilisations ou ethnies. Ces phénomènes historiques que furent Charles Martel et la bataille de Poitiers ne sont devenus des éléments des imaginaires politiques qu’avec la socialisation des représentations des extrêmes droites.
Si Édouard Drumont sut les redéployer dans sa mythologie antisémite, il a fallu attendre la guerre du Kosovo et le 11-Septembre pour qu’ils deviennent centraux, et que puisse du même coup s’installer le mythe qu’on avait cherché à les effacer. Comme le montrent entres autres les citations de Lorànt Deutsch ou d’Éric Zemmour, un enchâssement d’artefacts se popularise, affirmant qu’une simple bataille fut une gigantomachie des civilisations, proférant qu’une amnésie fut instaurée sciemment dans une nouvelle phase de cet éternel choc, et les auteurs se présentant comme les hérauts d’une anamnèse sociale contre des « historiens officiels ».
Ceux qui dénoncent sempiternellement le langage orwellien du politiquement correct réécrivent l’histoire et les mots avec fougue. De même, politiquement correct et altérophobie n’envisagent l’un et l’autre l’individu que par son appartenance à un groupe ethno-culturel : l’individu n’est ni émancipé ni membre d’une classe sociale, etc. Il est soumis à son « identité » groupale – fusse-t-elle définie comme « laïque ». La loi Pleven de 1972 fournit à l’extrême droite la nécessité de sa modernisation, mais elle permet aussi d’enfermer l’individu dans un groupe auquel il est sommé d’appartenir – voir à ce sujet les critiques formulées par Anastasia Colosimo.
Chacun se croit l’ennemi irréconciliable de l’autre, mais multiculturalistes et réactionnaires convergent dans une obsession de l’identité, où chacun devrait être avec ceux qui lui seraient semblables plutôt qu’égaux. Chaque individu est sommé d’être culturellement normalisé. Le multiculturaliste dogmatique prétendra que le racisme est blanc de façon institutionnelle, un prolétaire blanc n’étant pas censé être dominé par un riche noir, le descendant d’un peuple colonisé étant fatalement victime de l’ex-colonisateur. Le réactionnaire dogmatique prétendra que la femme est victime de discriminations en Orient, mais que l’Occident judéo-chrétien préserve les libertés des femmes, en ramenant la question de l’égalité hommes-femmes à des éléments qui excluent tous les discriminants socio-économiques et toute historicisation au bénéfice d’une représentation en gros blocs ahistoriques et sans antagonismes internes. On comprend pourquoi tant de fougueux progressistes font de si bons réactionnaires en vieillissant. Le politiquement correct porte l’identitarisme comme la nuée porte l’orage.
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