Democracy Now, 21 mai 2024
Traduction, Alexandra Cyr
Professeur Pappé, je veux que vous nous parliez de votre récent voyage aux États-Unis. Lorsque vous êtes arrivé à l’aéroport de Détroit vous avez été questionné pendant des heures par des agents fédéraux à propos de Gaza, du Hamas et d’autres sujets. Ils ne vous ont permis de rentrer dans le pays qu’après qu’ils aient copié les contenus de votre téléphone. Pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé ?
Ilan Pappé : Oui, je vais le faire. Mais si vous le permettez, je voudrais seulement dire qu’il y a plus important que la seule question de savoir si Israël est soumise ou non aux déclarations de la Cour pénale internationale. Je pense qu’il s’agit d’un moment de vérité pour les tribunaux internationaux comme celui-ci et la Cour internationale de justice. Nous sommes face à des gouvernements qui n’obtempéreront probablement pas, n’appliqueront pas les jugements parce qu’Israël a encore des alliés très solides. Je pense que le reste du monde, spécialement le Sud global, va vérifier si les termes « universels » et « international » veulent vraiment dire quelque chose. Je pense aussi que la Palestine n’est qu’un cas parmi beaucoup d’autres où nous devons vraiment nous battre pour redéfinir ce qui est universel, ce que sont les valeurs universelles et ce qu’est la justice internationale. Voilà ce qui donne à ce moment une valeur historique si importante.
Alors je reviens à ce qui m’est arrivé et qui n’est pas si important en soi mais qui, je pense, fait partie d’une situation plus étendue. Je suis arrivé à Détroit après huit heures de vol depuis Londres. Des agents fédéraux m’ont immédiatement amené dans une pièce à côté. Leurs questions portaient sur deux éléments : d’abord, mes vues sur le Hamas et sur ce qui se passe à Gaza. Par exemple est-ce que je qualifie cela de « génocide » ? Ils voulaient connaitre ma réaction au slogan : « La Palestine du fleuve à la mer ». Ils ont refusé de me dire pourquoi ils m’avaient intercepté et pourquoi je devais répondre à ces questions. L’autre versant de leurs préoccupations portait sur la communauté musulmane américaine, sur les Arabes américains.es et la communauté palestinienne aux États-Unis. Après cela ils m’ont pris mon téléphone pendant un bon moment. Ils m’ont fait attendre encore pendant qu’ils téléphonaient et m’ont ensuite permis de rentrer dans ce pays.
A.G. : Puis-je vous demander, Professeur Pappé, ce que vous leur avez répondu à la question de savoir ce que vous pensez de « La Palestine du fleuve à la mer » ? Et si vous pensez qu’un génocide est commis à Gaza ?
I.P. : D’accord ! À la question de savoir si je définie le Hamas comme une organisation terroriste, j’ai refusé de répondre. Je leur ai plutôt suggéré de se rendre à mes conférences au Michigan parce que j’y discute de cela. Pour ce qui est de la question du génocide, j’ai répondu laconiquement oui. Je qualifie les actions d’Israël à Gaza de génocide. Mais, encore une fois, je leur ai suggéré, s’ils voulaient entendre des analyses plus détaillées à ce sujet, de lire mes articles ou de venir à mes conférences au Michigan.
Et à la question de ma réponse au slogan, « La Palestine du fleuve à la mer » j’ai répondu que partout où il y a un fleuve et une mer, les peuples qui vivent entre les deux ils devraient être libres. Et ce fut un moment un peu comique et ironique. L’un d’entre eux m’a sorti ses connaissances en géographie et m’a demandé : « Alors, qu’en est-il de l’Arabie saoudite » ? J’ai donc corrigé ma phrase et dit : « OK, partout où il y a des pays entre deux sources d’eau, le peuple doit être libre ». Cela a semblé les satisfaire en ce moment particulier.
Je dois dire qu’ils ont été très polis. Je ne veux pas décrire cela comme une épreuve. Ils ont été polis. Mais ce qui me dérange particulièrement c’est : avaient-ils le droit de me questionner ? Quel était le sous-texte de toute cette affaire ? J’ai ma propre compréhension même si je n’ai pas tous les faits devant moi.
Juan Gonzalez (D.N.) : Professeur, vous vous êtes adressé à d’énormes foules de jeunes gens partout dans le monde, dont aux protestataires, aux étudiants.es qui s’opposent à l’aide américaine à la guerre à Gaza. Un de vos livres, The Ethnic Cleansing of Palestine, a beaucoup été lu au cours des derniers mois. Pouvez-vous nous en parler ? La Nakba, ou le nettoyage ethnique de la Palestine n’a pas commencé en 1948, on en voit le processus même durant la période du mandat britannique, où la révolte arabe de 1936 contre les règles britanniques a été réprimée.
I.P. : Oui, oui, c’est un fait. Le terme Nakba est un peu trompeur. En Arabe il signifie « catastrophe ». Mais, en réalité, ce que les Palestiniens.nes ont subi n’était pas une catastrophe nouvelle mais bien un nettoyage ethnique clairement motivé par une idéologie transparente. Cette politique faisait partie intégrante du programme sioniste pour la Palestine depuis les tous débuts de ce mouvement au début du 19ième siècle. Évidemment, au point de départ, les moyens de procéder à ce nettoyage ethnique n’existaient pas. Mais, déjà au milieu des années 1920, alors que la communauté sioniste était très limitée en Palestine, grâce à des achats de terres où se trouvaient plusieurs villages palestiniens, elle a pu convaincre le pouvoir mandataire britannique d’évincer les populations de 13 villages. C’était entre 1925 et 1926. Et, tranquillement, ce processus d’achat de terres et d’évictions de personnes qui vivaient là depuis des centaines d’années, a permis au mouvement sioniste de posséder au moins 6% de la terre palestinienne, ce qui n’était pas assez. Le gros du nettoyage ethnique s’est donc passé en 1948.
Et, nous le savons, ça ne s’est pas arrêté en 1948. Israël a continué d’expulser de leurs villages de 1948 à 1967 qui représentaient une minorité dans le pays, les habitants.es présumés.es citoyens.nes israéliens.nes. Israël a expulsé 300,000 Palestiniens.nes lors de la guerre des six jours en juin 1967. Depuis ce moment jusqu’à maintenant, environ 600,000 résidents.es de Palestine ont été déracinés.es par Israël. Donc, nous avons maintenant la mesure de ce nettoyage ethnique qui dépasse celui de 1948. Il n’y a aucun moment dans l’histoire de la Palestine, depuis l’arrivée des sionistes, où les habitants.es de cette terre n’ont pas été menacés.es de perdre leur maison, leurs champs, leurs entreprises et leur terre natale.
A.G. : Finalement, Ilan Pappé, comme vous l’avez dit, plus de Palestiniens.nes ont été tués.es durant les derniers mois, qu’en aucun moment au cours des 76 dernières années. Plus ont été forcés.es de se déplacer qu’ils ne l’ont été lors de la Nakba au moment de la fondation d’Israël. Où trouvez-vous l’espoir ? Vous êtes un historien israélien estimé partout dans le monde. En moins d’une minute….
I.P. : Ce qui me donne de l’espoir, c’est que le projet sioniste en Israël et en Palestine tel que nous le voyons aujourd’hui, n’en a plus pour longtemps. Je pense que nous sommes dans un processus important qui va mener à son effondrement. J’espère que le mouvement national palestinien et tous ceux et celles qui s’impliquent en Israël et en Palestine vont être capables de remplacer l’État d’apartheid, ce régime oppressif, par une vie démocratique pour les populations qui vivent entre le fleuve et la mer, pour tous les Palestiniens.nes qui ont été expulsés.es depuis 1948 jusqu’à maintenant. Je pense qu’un processus historique commence. Malheureusement, ça va prendre du temps et les deux prochaines années seront en équilibre instable et dangereuses. Mais à long terme, je suis convaincu qu’il y aura une vie différente pour les Juifs et les Arabes entre le fleuve et la mer dans une Palestine démocratique et libre.
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