Il est facile de dire que ce ne sont là que coïncidences. Durant les cinq dernières décennies, les films de gangsters et les procédures de destitution ont été fréquentes, mais il y a une affinité culturelle plus profonde qui relie ces « coïncidences » : c’est la corruption politique.
La trilogie de Francis Ford Coppola portant sur la mafia et les films de M. Scorsese, partageant le même genre, ont tous critiqué la société américaine autant que les histoires de crimes. Les personnages politiques en ont pris note mais, comme une partie de l’audience, ont tiré les mauvaises leçons, croyant qu’il s’agissait d’un éloge de la brutalité et de la violence. En 2017, alors qu’ils se préparaient à combattre le procureur spécial, Robert Mueller, D. Trump et ses conseillers ont commencé à parler de « se rendre au tapis », comme il est dit dans « Le Parrain », ce qui veut dire mener la guerre par tous les moyens. Durant le procès de Roger Stone, ami et confident de D. Trump de longue date, qui a été trouvé coupable de mensonge envers le Congrès, entre autres, il a été révélé qu’il avait dit à son associé de « faire comme Frank Pentangeli », un personnage du « Parrain 2 » qui réussit à ne pas répondre aux questions en jouant l’imbécile et la confusion.
« The Irishman » est intimement lié au langage des milieux criminels. D’une certaine façon, il met en lumière les agissements de D. Trump passible de destitution. Dans « The Irishman », les gangsters utilisent le dialecte particulier de ceux qui veulent mal agir, tout en sachant qu’ils sont sous surveillance. Ils s’entendent sur le sens de circonvolutions, de propos vagues bien étudiés, d’euphémismes, d’allusions bien placées et d’intonations particulières. Être un homme de mains, devient « peindre des maisons » ; donner l’ordre de tuer quelqu’un se dit : « donnez-lui un billet, par exemple pour l’Australie » et souvent on réfère aux crimes par le mot « faveur ».
C’est exactement le type de langage que D. Trump et ses « petits copains » ont utilisé durant leur campagne pour obliger l’Ukraine à fabriquer un scandale autour de Joe Biden. C’était celui de D. Trump, lors du fameux coup de fil du 25 juillet dernier au Président ukrainien Volodymyr Zelensky. Quand celui-ci a demandé plus d’aide militaire, D. Trump a répondu : « Je voudrais que vous nous fassiez une faveur, par contre ».
Que le Président parle maintenant comme un gangster rappelle ce genre de films qui, pendant plusieurs décennies, a exposé les rapports rapprochés et intimes du crime organisé dans le développement de la vie américaine. « The Irishman » est une adaptation du livre de Charles Brandt « I Heard You Paint Houses » publié en 2004, où il rapporte les confessions de Frank Sheeran, représentant syndical mafieux de Philadelphie, qui se vantait d’avoir participé à plusieurs fameux crimes de la mafia, dont le meurtre du dirigeant syndical des Teamsters, Jimmy Hoffa, mystérieusement disparu en 1975.
Beaucoup de réserves ont été exprimées à propos de ces confessions, sûrement truffées de mensonges. Pas de doute qu’il était un truand actif, mais il avait un penchant clair pour les histoires grandioses où il se mettait au centre de ce qui était arrivé aux autres. Scorsese utilise judicieusement ces faux-fuyants dans le montage de son film. Il ne s’intéresse pas à l’histoire telle quelle, mais il tisse les liens existant dans le folklore mafieux pour en faire un contre discours cohérent qui attaque le mythe de l’exceptionnalisme américain et de ses inhérentes bontés et gentillesses. Le Frank Sheeran de « The Irishman », avec ses restrictions de langage muettes, est admirablement interprété par R. de Niro. Il devient une fiction utile, une sorte de personnage à la « Forest Gump », toujours au bon endroit pour illustrer la vie américaine, de la seconde guerre mondiale jusqu’au 21e siècle.
M. Scorsese illustre comment les mythes mafieux et les crimes du monde interlope sont profondément liés aux crimes de l’empire américain. Dans ce film, Frank Sheeran devient un tueur alors qu’il est soldat de la 2e guerre mondiale. Ce n’est plus la guerre « pure et positive » que la culture populaire décrit si souvent. C’est une guerre brutale où Sheeran commet des crimes de guerre tels qu’assassiner des soldats ennemis faits prisonniers. Après la guerre, il devient camionneur et fait son chemin vers des postes plus influents. Il sera l’homme de main du mafieux Russell Bufalino de Philadelphie et du dirigeant des Teamsters, Jimmy Hoffa. Bufalino est brillamment joué par Joe Pesci qui réussit à faire passer le non-dit glaçant avec les yeux d’un tueur. Al Pacino interprète Hoffa avec une flamboyance qui le distingue de presque tous les autres acteurs-trices plutôt sur leurs gardes dans le film.
Au cours de sa première conversation avec F. Sheeran, J. Hoffa, qui le recrute pour ses luttes ouvrières, lui demande : « Vous voulez faire partie de cette bataille ? Voudriez-vous faire partie de cette histoire ? ». L’histoire est précisément l’enjeu de ce film qui met en évidence un large pan de la période d’après-guerre : les enquêtes des années 1950 contre la malversation dans les relations de travail, la guerre de Robert Kennedy contre J. Hoffa, les liens de la CIA avec la mafia pour renverser Fidel Castro à Cuba, l’assassinat de J.F. Kennedy, le Watergate et la disparition de J. Hoffa. Encore et encore, le film étale la corruption endémique dans le système, enracinée chez une élite comprenant à la fois des citoyens respectables et des criminels accros à l’empire.
Originellement, Francis Ford Coppola voulait remettre la réalisation du Parrain 2 à M. Scorsese. Sous bien des angles, « The Irishman » est exactement le Parrain qu’il n’a jamais pu faire. Occasionnellement, la piste sonore de « The Irishman », avec son hymne funèbre emblématique au violon, fait allusion au Parrain 2.
La révolution cubaine est présente dans ces deux films et nous aide à clarifier la nature fondamentale contre-révolutionnaire de la mafia. Dans son essai de 1979, le critique Frederic Jameson observe que le Parrain 2 démontre l’association de la mafia avec les entreprises capitalistes : « Le moment final de ce développement historique est atteint quand, (dans le film et dans l’histoire), le monde des affaires américain et l’impérialisme américain constatent ensemble que l’obstacle ultime à leur dynamisme interne et à leur expansion structurelle est la révolution cubaine ».
La violence contre-révolutionnaire est présente dans le Parrain 1 et 2. Don Barzani y dit être heureux de payer Don Corleone pour ses services parce que, « après tout nous ne sommes pas communistes ». En 1947, le jeune Michael Corleone voit le défilé des communistes italiens du Premier mai en Sicile qui se dirigent vers Portella della Ginestra. Il faut y voir une allusion à un incident réel où les communistes ont été massacrés par la mafia locale de l’époque. (Cette scène avait été retirée au montage lors de la sortie spectaculaire du film, mais elle a été réintroduite pour une diffusion plus longue à la télévision). Une décennie plus tard, Corleone est impressionné par l’héroïsme des Cubains radicaux et par leur révolution qui met fin à la domination de la mafia.
Dans « The Irishman », Bufalino est impatient d’aider le gouvernement américain à se « débarrasser de ce trou de cul de Castro ». Quand J. Hoffa tente de reprendre le contrôle des Teamsters, un autre truand se plaint : « Il se prend pour qui ? Castro ? ». À cette simple référence au révolutionnaire cubain, Bufalino se défait de son calme proverbial, son visage s’évapore dans les nuages.
Dans tous ces films, la mafia n’est pas que criminelle, elle est aussi contre-révolutionnaire et souvent en alliance avec les forces politiques réactionnaires, et non seulement à propos de Cuba. En 1950, Sheeran fait une faveur à J. Hoffa ; il démantèle un syndicat de chauffeurs de taxis dont des lesbiennes sont membres. La tentative du gangster Joe Gallo de s’allier avec des criminels noirs révolte les autres membres du milieu interlope. Lors d’un banquet en l’honneur de Sheeran, on peut y voir le maire de Phildelphie de l’époque, Frank Rizzo, bien connu pour son racisme et son populisme de droite qui n’a rien à envier à celui de l’actuel Président.
C’est peut-être pour s’assurer qu’il n’y aura aucun Roger Stone parmi les spectateurs.trices qui s’offriraient à l’imitation, que Scorsese s’en prend à bras raccourcis à la maison, au foyer, qui dans « The Irishman » paie le prix fort pour ce mode de vie corrompu. La fameuse profession de foi de la mafia envers les valeurs familiales en prend pour son rhume. Les filles de Sheeran le détestaient et en avaient peur parce que leur vie se passait dans l’ombre de cette violence.
« The Irishman » a été critiqué pour ne pas avoir mis assez en évidence la plus angoissée des filles du truand, Peggy Sheeran (dont la rage est magnifiquement interprétée par Anna Paquin). C’est un choix délibéré.
Ce film offre une hiérarchie d’expressions vocales. D’une part, il y a J. Hoffa, un orateur connu et une grande gueule dans le privé et qui laisse sortir ses émotions. À son propos, Bufalino déclare : « Il aime parler et il parle n’est-ce pas ? ». C’est précisément parce qu’Hoffa est trop tapageur qu’on doit le faire taire. (…). Plus loin, on trouve les truands ordinaires comme Bufalino et Sheeran ; ils parlent à voix basse en utilisant des euphémismes, mais avec des intentions claires. Deux d’entre eux sont même surnommés « chuchoteurs ». À l’ultime bout du spectre, il y a les femmes qui vivent presque dans un silence monastique.
Les deux bouts de cette échelle sont en vis-à-vis : les bavards sont réduits au silence par le meurtre et les femmes vivent un simulacre de mort, en étant sans voix. « The Irishman » est un film puissant, l’histoire difficile à supporter d’un homme personnellement damné, mais aussi un saisissant exposé de la pénétration de la corruption à tous les échelons de la société.
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