Édition du 17 décembre 2024

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Économie

L’économie, une continuation de la guerre avec d’autres moyens. L’efficacité des sanctions en débat (II)

Les sanctions sont des mesures unilatérales ou collectives prises contre un ou plusieurs États qui sont accusés de violer les règles internationales. Elles ont pour objectif de le(s) contraindre à s’y conformer avec des moyens qui se situent en deçà de l’intervention militaire (Davis, Engerman, 2003) bien qu’elles puissent être plus meurtrières pour les populations [29]. Elles dérogent aux règles du multilatéralisme dans le domaine des échanges internationaux, mais l’OMC, qui en est le garant, considère dans l’article 21 de sa charte qu’elles sont légales à la condition qu’elles correspondent à des objectifs de sécurité nationale, également appelés « intérêts essentiels » dans les documents des organisations internationales. Ainsi, un panel de l’OMC rejeta l’appel que la Russie avait lancé contre les sanctions prises à son encontre après l’occupation militaire de la Crimée en 2014. Depuis le milieu des années 2010, cet article 21 permet aux gouvernements des pays développés et émergents d’élargir notablement le spectre des activités qu’ils souhaitent protéger au nom de leur sécurité nationale (Serfati, 2020).

Tiré de A l’Encontre
14 janvier 2023

Par Claude Serfati

Une horloge avec un logo « PCK » est visible dans la salle de contrôle de la raffinerie PCK. Dans le cadre des sanctions contre la Russie, l’achat, l’importation ou la transmission de pétrole brut vers l’UE sont également interdits. M. Schairer, directeur de la raffinerie de pétrole PCK à Schwedt, dans le Brandebourg, a qualifié d’événement marquant le fait que l’usine fonctionne sans pétrole russe depuis le début de l’année. (2 janvier 2023, Brandebourg)

Des sanctions d’une portée inédite depuis la première guerre mondiale

Les sanctions prises par les pays occidentaux contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 sont d’une portée inédite depuis la première guerre mondiale et elles sont nettement plus dures que celles prises en 2014. À l’époque, l’UE s’était montrée moins offensive que les États-Unis en excluant les importations de gaz du paquet de sanctions. De plus, la coordination transatlantique avait été médiocre, et plus encore sous la présidence de Donald Trump.

Ces mesures se caractérisent aujourd’hui par trois dimensions inédites. D’abord elles concernent l’embargo sur les exportations de technologies qui est considérablement durci en comparaison de celui décidé en 2014. Ensuite, les sanctions financières contre l’État et le système bancaire russes constituent indiscutablement le volet le plus massif, même si la qualification « d’arme nucléaire » donnée par Bruno Lemaire, alors ministre des Finances du gouvernement Castex, était exagérée. Les mesures prises par les États-Unis et l’UE portent sur l’interdiction faite à leurs banques d’accepter le paiement en provenance de banques russes, ce qui a trois conséquences majeures : la suspension du paiement (ou défaut) de la dette russe, le gel des réserves en monnaie étrangère de la Banque centrale russe (soit environ la moitié des 670 milliards de dollars de ses réserves) et l’exclusion des banques russes du système SWIFT (encadré 2, voir supra). Cette exclusion provoque une embolie des flux d’échanges de marchandises entre la Russie et les pays occidentaux, bien que les États membres de l’UE aient fait une exception pour le paiement des importations de gaz russe. Un think tank américain expliquait un mois avant la guerre que l’annonce des sanctions financières par le Président Joe Biden montre « la capacité des États-Unis de faire trébucher la Russie, sans tirer un coup de feu, [confirme] la souveraineté des États-Unis et du dollar dans l’économie mondiale » (Pearkes, 2022). Enfin, les sanctions visent le patrimoine financier et immobilier de personnalités russes.

Les sanctions économiques ne sont pas une arme nouvelle. Ce sont des mesures unilatérales ou collectives prises contre un ou plusieurs États qui sont accusés de violer les règles internationales. Elles ont pris un tour plus fréquent à partir du XIXe siècle, en commençant par le blocus organisé en 1827 par la France, la Grande-Bretagne et la Russie pour empêcher les armées ottomane et égyptienne d’aller combattre la Grèce, en lutte pour son indépendance. Elles furent mises en œuvre plus d’une centaine de fois jusqu’à la seconde guerre mondiale et presque toujours par des grandes puissances contre les pays de taille nettement inférieure (Davis, Engerman, 2003). Au cours des dernières décennies, les États-Unis sont le pays qui a le plus massivement recouru aux sanctions économiques. Les administrations Obama (2008-2016) et Trump (2016-2020) y ont plusieurs fois recouru (contre la Corée du Nord, Cuba, l’Iran, la Syrie et le Venezuela) après l’échec de la guerre en Afghanistan (2001) et en Irak (2003).

L’effet des sanctions atténuées par les exportations de pétrole et de gaz… à court terme

De façon générale, l’efficacité des sanctions économiques est l’objet d’un débat chez les historiens. Celles infligées actuellement à la Russie suscitent de même des interrogations. D’une part, elles ont un effet négatif pour l’industrie russe, qui est fortement dépendante de composants étrangers pour certaines industries stratégiques. Il est indéniable que l’embargo sur les composants et sous-systèmes importés par la Russie met à mal le secteur aéronautique [30] et automobile, dont la production s’est écroulée depuis les sanctions, passant de 108 000 voitures produites en février à 3 700 en mai 2022 [31]. Il est même probable que sa production de systèmes d’armes soit entravée, ce qui en dit long sur le degré de dépendance en produits occidentaux de l’industrie russe. Le gouvernement russe a dû passer commande de drones à la Turquie – qui fournit également des drones à l’Ukraine – et de facto à l’Iran, ainsi que des munitions à la Corée du Nord. Les sanctions imposées par les pays occidentaux s’ajoutent donc aux dépenses consacrées à la guerre pour provoquer une sévère récession. Le PIB pourrait chuter de 7,5% en 2022 (COFACE, 2022) et bien plus dans les années suivantes. C’est sur ce constat que le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l’UE s’est appuyé pour déclarer que « les sanctions sont efficaces » (Borrell, 2022).

Cependant, le gouvernement russe a jusqu’à maintenant réussi à atténuer les effets des sanctions financières. Les réserves de la Banque centrale russe n’ont jamais été aussi élevées grâce aux recettes tirées des exportations de pétrole et de gaz, dont les prix ont augmenté grâce à l’embargo occidental. Le choc subi par l’économie russe a été amorti à la suite de l’autorisation donnée par les pays européens de continuer à utiliser le système SWIFT pour le règlement des achats de gaz. De plus, plusieurs pays ont passé d’importants contrats gaziers qui compensent largement la perte progressive du marché européen pour les groupes énergétiques russes. Le résultat est un excédent de la balance commerciale de la Russie d’un montant de 95,8 milliards de dollars pour les quatre premiers mois de 2022, un niveau qui n’a pas été atteint depuis 1994. Cet excédent ne reflète toutefois pas la puissance économique du pays puisque, d’une part, le cours très élevé du pétrole et du gaz pourrait ne pas durer et, d’autre part, il résulte pour une partie du fort recul des importations en raison des sanctions (Darvas, Martins, 2022). À moyen terme, l’avenir de l’économie russe est donc plutôt sombre. Les experts russes ont d’ailleurs informé les dirigeants du pays que les sanctions pourraient conduire à une récession de plusieurs années [32].

La portée véritable des sanctions qui frappent les dirigeants et hommes d’affaires russes suscite également des interrogations. Ceux-ci ont goûté aux délices des paradis fiscaux qui se sont multipliés au rythme de la déréglementation des marchés financiers et des mesures gouvernementales adoptées dans les pays occidentaux afin d’attirer les capitaux financiers. La moitié de leur fortune y serait logée (Novokmet et al., 2018). S’attaquer réellement à la fortune des oligarques exigerait donc de porter des coups décisifs contre l’architecture financière internationale dont les banques et les ménages fortunés des pays occidentaux profitent largement. C’est peu probable, puisque les opportunités de placements de capitaux non soumis à des taxes se sont au contraire multipliées depuis la crise financière de 2008 (Damgaard, Elkjaer, 2018).

Une crise inédite sur fond d’intégration économique poussée et d’aggravation des rivalités géopolitiques

La guerre en Ukraine et les appels à constituer un « Otan économique » avec ses effets sur la restructuration des CMA ouvrent une nouvelle configuration de l’espace mondial que certains comparent à celle de la guerre froide, la guerre en Ukraine faisant écho à la guerre en Corée de 1950-1953 [33]. Cette référence met à juste titre en lumière la gravité des tensions actuelles, puisque la guerre de Corée avait failli conduire à une nouvelle utilisation de l’arme nucléaire. Cependant, pour le propos de cet article, une différence majeure avec l’ère de la mondialisation qui s’est imposée depuis trois décennies est que les systèmes socio-politiques occidentaux et soviétiques entretenaient à l’époque de la guerre froide des relations économiques limitées.

Des secteurs industriels captifs de la production de matériaux importés de Russie et d’Ukraine

La comparaison de la situation actuelle avec les décennies qui précédèrent la première guerre mondiale est en réalité plus fructueuse (Dent, 2020), et pas seulement parce que celle-ci a été qualifiée de « première mondialisation » à la suite des travaux de l’historien Paul Bairoch. À l’époque comme aujourd’hui, l’intégration économique mondiale associe des pays qui, tels l’Allemagne et la France, sont liés par de nombreux échanges économiques et en même temps engagés dans des rivalités géopolitiques mortifères. Certes, par définition, une analogie n’efface pas l’existence de réalités différentes qui sont soumises à la comparaison. Ainsi, l’interdépendance des territoires nationaux est aujourd’hui d’une ampleur qui est sans commune mesure avec celle qui existait avant 1914, même si Keynes notait, un siècle avant l’arrivée de Deliveroo, qu’un membre des classes supérieures ou moyennes de Londres « pouvait, en dégustant son thé du matin, commander, par téléphone, les produits variés de toute la terre en telle quantité qui lui convenait, et s’attendre à les voir bientôt déposés à sa porte »… (Keynes, 1919).

La guerre en Ukraine confirme en effet à quel point la constitution des CMA a approfondi la division internationale du travail et donc augmenté l’interdépendance économique entre les pays. De nombreux secteurs industriels sont presque totalement captifs de la production de matériaux importés de Russie et d’Ukraine. L’Ukraine contrôle 70% de la production du gaz néon, indispensable pour les lasers utilisés dans la production de semi-conducteurs. Ce gaz est lui-même un sous-produit de l’industrie métallurgique russe qui est purifié en Ukraine (World Trade Organization, 2022). L’industrie américaine des semi-conducteurs est dépendante à plus de 90% du néon importé d’Ukraine. La Russie contrôle 26% la production mondiale de nombreux métaux rares tels le palladium, indispensable à la production de pots catalytiques. Les industries automobiles des pays occidentaux sont tributaires de ces importations à hauteur de 56% pour le Canada, 45% pour le Japon et l’Italie, 43% pour les États-Unis, et 38% pour la Corée du Sud (ibid.). Ce ne sont que quelques exemples parmi beaucoup d’autres.

Au cours des trois dernières décennies, les grands groupes russes et chinois ont été totalement intégrés dans l’économie mondiale, bien qu’avec des modalités différentes. Les groupes russes sont principalement situés en amont des chaînes de valeur des groupes occidentaux auxquels ils fournissent des ressources naturelles (pétrole, gaz), des matériaux critiques (métaux utilisés dans la production de semi-conducteurs) et des produits chimiques (Winkler, Wuester, 2022). Les groupes chinois sont plus largement présents dans les CMA, puisqu’ils se situent au cœur des processus de transformation des intrants en produits finis.

Des rivalités géopolitiques fortes

Or, cette intégration économique mondiale associe des pays dont les groupes industriels sont en concurrence sur les marchés mondiaux et qui sont demeurés fortement rivaux sur le plan géopolitique. Les tensions politiques entre les pays occidentaux et la Chine n’ont pas empêché son adhésion à l’OMC en 2001, et la candidature de la Russie est acceptée en 2011, alors même que Vladimir Poutine a depuis la fin des années 2000 durci son discours envers l’Occident et mené les guerres en Tchétchénie et en Géorgie.

Certains économistes, inquiets de la fragmentation de l’économie mondiale en cours, recommandent de séparer les rivalités géopolitiques de l’intégration économique mondiale car « l’interdépendance économique, (…) quoique parfois compliquée, aide à maintenir la paix » [34]. Le point de vue adopté dans cet article est différent. L’histoire des deux derniers siècles montre que les interactions entre l’économie mondiale et le système international des États, qui fonde les rivalités géopolitiques, existent en permanence. La concurrence économique et les rivalités géopolitiques demeurent étroitement imbriquées, bien que leurs relations se modifient et donnent naissance à différentes conjonctures historiques. L’extension mondiale de l’économie de marché capitaliste n’a en effet pas supprimé l’existence de rapports sociaux sur lesquels elle repose et ceux-ci demeurent territorialement circonscrits et politiquement organisés autour d’États. On redécouvre par exemple que les grands groupes mondiaux, en dépit du caractère « global » de leurs stratégies, maintiennent par de nombreux canaux des liens privilégiés avec leur territoire d’origine et leurs gouvernements. L’approfondissement de la crise va consolider ces canaux mais également accentuer la concurrence sur les marchés mondiaux en renforçant sa coloration géopolitique.

Conclusion

Cet article rend compte des effets provoqués par la guerre en Ukraine sur l’économie mondiale, notamment l’accélération de la fragmentation de la production au niveau mondial, un processus déjà largement engagé au cours des années 2010. L’objectif d’un Otan économique repose principalement sur la relocalisation des activités dans les « pays amis » et cible la Chine comme « rival systémique ». Ce projet ainsi que les sanctions décidées par les pays occidentaux contre la Russie sont contestés par de nombreux autres pays, notamment les pays émergents.

L’ampleur des périls qui résultent de l’aggravation des tensions géopolitiques sur fond d’intégration économique toujours plus poussée ne doit pas être sous-estimée. La tragédie sociale doit évidemment être mentionnée en premier lieu. Selon un rapport des Nations Unies, 1,2 milliard de personnes vivant dans 94 pays qui se trouvent en « pleine tempête » (perfect storm) sont exposées aux trois dimensions alimentaire, énergétique, et financière de la crise actuelle (UN Global Crisis Response Group on Food, Energy and Finance, 2022). Cette énumération est malheureusement incomplète : il faut y ajouter a minima la crise sanitaire et la crise climatique, qui complète le tableau inquiétant du désordre mondial qui s’installe. (Cet article a été publié initialement dans la Chronique internationale de l’IRES, n° 179, octobre 2022, avec l’autorisation de l’auteur)

* Claude Serfati, chercheur associé à l’Ires. Je remercie Jacques Freyssinet, Kevin Guillas-Kevan, Frédéric Lerais, Antoine Math et Catherine Sauviat pour leurs commentaires, et Julie Baudrillard pour sa relecture éditoriale. Le contenu de cet article est de ma seule responsabilité.

Notes

[29] Selon les estimations, entre 200 ?000 et 500 ?000 enfants sont morts à la suite des sanctions imposées à l’Irak au cours de la décennie 1990.

[30] B. Trévidic, « Le fleuron de l’aviation russe se cherche un avenir sans ses moteurs français », Les Échos, 12 septembre 2022.

[31] https://bit.ly/3rsqe1h.

[32] Bloomberg, « West’s sanctions could damage the Russian economy for the next decade », Fortune, September 6, 2022, https://bit.ly/3SZFIWt.

[33] J. Lee, « What Ukraine is teaching us about geoeconomics », table ronde organisée par l’IGCC, 15 juin 2022, https://bit.ly/3C5pHra.

[34] R.G. Rajan, « Just say no to “Friend-shoring” », Project Syndicate, June 3, 2022, https://bit.ly/3EevIEs.

Sources

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