Alors qu’on ignore toujours à quoi va ressembler le Brexit, les batailles (politiques) de chiffres ont déjà commencé pour évaluer l’impact du référendum de 2016 sur l’économie britannique. On comprend l’enjeu : prouver que la sortie de l’Union européenne (UE) est bénéfique ou au contraire qu’elle a causé une catastrophe.
Au cours du premier débat sur les élections européennes en France, on a ainsi pu assister à une passe d’armes entre l’eurosceptique Jordan Bardella, tête de liste RN, qui a mis en avant le chômage historiquement bas au Royaume-Uni, et la pro-européenne Nathalie Loiseau, tête de liste LREM, insistant sur l’effondrement de l’investissement des entreprises. En réalité, si ces deux chiffres sont justes, ils ne sont ici que des arguments politiques soigneusement choisis qui ne disent rien de la situation réelle de l’économie britannique.
Pas d’effondrement, mais une baisse de régime
Quelle est cette situation ? Le premier constat, c’est qu’effectivement, il n’y a pas eu d’effondrement. Au dernier trimestre de 2018 (dernier chiffre disponible), la croissance du PIB a été de 0,2 %, ce qui est certes faible, mais c’est exactement le même chiffre que pour la zone euro et nettement mieux que la croissance allemande qui a été nulle. D’autant qu’il a été précédé par un fort trimestre (+ 0,7 %).
Sur l’ensemble de l’année 2018, la croissance est assez faible, à 1,4 %, mais si, cette fois, elle est plus faible que celle de la zone euro (+1,8 %), elle est exactement la même que celle de la Belgique et de l’Allemagne et est très proche de celle de la France. Ce 10 avril, l’office national des statistiques a publié l’évaluation de sa croissance pour février qui est de 0,2 % après 0,5 % en janvier, battant les attentes du marché d’une croissance nulle… Certes, il y a un effet lié à la formation des stocks avant le Brexit. Mais il est donc difficile de parler de catastrophe pour l’instant.
Du reste, les prévisions du Fonds monétaire international (FMI) pour l’année prochaine, publiées le 9 avril 2019, qui sont évidemment à prendre avec beaucoup de précautions compte tenu des incertitudes liées au statut futur du Royaume-Uni, ne prévoient aucun décrochage : la croissance pourrait être de 1,2 % cette année et de 1,4 % l’an prochain, soit un peu moins que la France en 2019 (1,3 %), mais nettement plus que l’Allemagne (0,8 %). Des chiffres confirmés par le consensus des économistes pour le moment qui se situe à 1,4 % de croissance pour 2019 et 1,5 % pour 2020.
Le FMI estime par ailleurs qu’en 2024, la croissance britannique pourrait être de 1,6 % contre 1,5 % en France et 1,2 % en Allemagne. Ces projections sont évidemment sans doute peu fiables pour 2024, mais elles permettent de mesurer s’il existe des déviations structurelles qui, actuellement, pourraient conduire à identifier un risque d’effondrement futur. Ce n’est donc pas le cas et l’on pourrait même souligner que le Brexit semble moins violent pour le Royaume-Uni que le ralentissement du commerce mondial pour l’Allemagne.
Crier au désastre, pour le moment, semble donc ne pas reposer sur la réalité. Pour autant, le fait que la croissance du Royaume-Uni évolue à un rythme proche de celui de la France est une nouveauté. Entre 2011 et 2015, la croissance britannique a toujours été beaucoup plus forte que celle de la zone euro et de la France. Elle a même été trois fois plus forte en 2014 (2,9 % contre 1 % pour la France). Il y a donc une claire baisse de régime depuis 2016.
En août 2018, George Buckley, économiste chez Nomura, a ainsi comparé les évolutions constatées et prévues de la croissance depuis 2016 à la moyenne des vingt dernières années et il a constaté un vrai décalage négatif pour le Royaume-Uni qui, Canada excepté, est plutôt exceptionnel au regard des grandes économies avancées. Cela l’amène à la conclusion que, d’ores et déjà, le Royaume-Uni a perdu depuis le référendum 3 % de PIB par rapport à sa « tendance naturelle » des vingt dernières années.
Et cette baisse de régime, qui ramène donc la croissance britannique à des niveaux proches du continent, est bien en lien avec les effets du référendum de juin 2016. On constate, du reste, que le décrochage s’est accéléré à partir de la fin 2017, lorsque les incertitudes sur la nature exacte du Brexit ont point. Progressivement, les agents économiques ont commencé à se préparer à une sortie sans accord ou avec un accord réduisant notablement l’accès des marchés européens aux acteurs britanniques.
Concrètement, on peut identifier deux types de conséquences. La première concerne les effets que l’on peut anticiper de la sortie de l’UE : perte du « passeport » européen pour les activités financières et difficultés attendues pour certaines exportations de biens industriels. La seconde, c’est un effet lié à l’incertitude du régime de l’après-Brexit qui détermine certains choix économiques. Ces deux effets se mêlent de fait très souvent.
Cela se traduit sous plusieurs formes, pas toujours du reste aisées à identifier. Par exemple, le secteur financier est aussi pénalisé par la fébrilité des marchés et il peut être délicat de faire la part des choses. Même remarque sur le secteur automobile, frappé par des fermetures de sites (comme ceux annoncés en janvier par Jaguar Land Rover), sans doute en raison du Brexit, mais aussi dans un contexte de ralentissement fort de la demande chinoise qui touche aussi les constructeurs allemands, par exemple.
Mais on peut néanmoins identifier quelques éléments importants. Les investisseurs préfèrent ainsi éviter de se retrouver « coincés » avec des actifs peu liquides libellés en livres sterling et se détournent ainsi de l’immobilier qui était, avec la bulle londonienne notamment, un des piliers du surplus de croissance britannique.
Entre décembre et mars, par exemple, les prix immobiliers à Londres ont reculé de 3,8 % sur un an. Tout cela pèse sur le secteur central de l’économie britannique, les services aux entreprises. De ce fait, si ce secteur, avec celui de la finance, a continué à croître de 1,8 % en 2018, c’est sa plus faible croissance depuis la grande crise de 2008-2009.
Net recul de l’investissement
L’autre élément central du ralentissement de la croissance, c’est la franche baisse de l’investissement des entreprises. Effectivement, la situation est ici très claire : cet investissement est en recul de 0,4 % sur un an en 2018 et a baissé au cours des quatre trimestres de l’année, ce qui est du jamais vu depuis la crise financière.
L’économiste George Buckley fait, dans une analyse du 5 avril, directement le lien avec l’incertitude de l’après-Brexit. Les firmes attendent d’en savoir plus avant de faire des dépenses lourdes qui les engagent pour plusieurs années. Depuis plus d’un an, la croissance des crédits accordés aux PME britanniques est nulle, alors que la politique monétaire de la Banque d’Angleterre demeure très accommodante. Évidemment, cette baisse de l’investissement pèse sur la croissance.
L’investissement est toujours une clé d’une économie, c’est ce qui permet de réaliser des gains de productivité et de rester compétitif. Mais il est possible que ces dépenses ne soient que « gelées » dans l’attente d’une clarification de la situation. Dans le détail, on constate que ce sont d’abord les dépenses de matériel de transport qui ont été freinées (–1 %), puis les équipements et machines (–0,1 %).
Mais il convient de rappeler un fait important : l’investissement productif était déjà le point faible de l’économie britannique avant le Brexit. Il se situait en juillet 2016 à un niveau inférieur de 7 % à celui de janvier 2008. Il est désormais à –15 %. La différence, c’est que, jusqu’en 2016, l’explosion des prix immobiliers permettait de compenser ce désinvestissement productif. Le référendum a confirmé la tendance à la destruction de la structure productive britannique avec un soutien moins fort désormais de la bulle immobilière.
Autrement dit : il est juste de dire que l’investissement recule outre-Manche dans la foulée du Brexit. Mais en se souvenant que le modèle britannique fondé sur la bulle immobilière et le faible coût du travail avait déjà conduit à un affaiblissement de l’investissement productif et à un ralentissement de la productivité. Le Brexit aggrave donc une tendance déjà présente. Et c’est peut-être la clé de la résolution du paradoxe des chiffres contradictoires qui étaient au cœur du débat français des européennes.
Une embellie de l’emploi ?
Car, depuis la crise de 2008, le Royaume-Uni a fait un choix : celui d’une croissance basée sur des emplois à faible valeur ajoutée et sur une inflation des actifs financiers et immobiliers. Ce choix s’est traduit par une austérité budgétaire (afin de maintenir les capacités d’attractivités des investissements étrangers et un faible coût du travail) et un affaiblissement structurel de la productivité.
Rien de plus logique puisque l’économie se structurait autour des services aux entreprises à faible valeur ajoutée et à faibles gains de productivité. Cette question était d’ailleurs au cœur des discussions entre économistes britanniques avant le référendum : combien de temps l’économie britannique pourrait-elle survivre avec une si faible productivité ?
Depuis le référendum sur l’UE, les entreprises ont continué à embaucher, à un rythme même plus rapide qu’auparavant. Le taux de chômage trimestriel entre novembre et janvier derniers est à 3,9 %, du jamais vu depuis février 1974 ! En juillet 2016, ce taux était encore à 4,9 %. Depuis le référendum, un million d’emplois ont été créés. C’est là encore une poursuite du mouvement précédent. Mais il est vrai que la poursuite de ces créations d’emplois alors que la croissance ralentit a de quoi étonner.
En réalité, le mouvement est logique : devant les incertitudes, les entreprises ont freiné leurs investissements, autrement dit leurs dépenses de long terme, celles qui immobilisent les moyens financiers et engagent à long terme. Elles se sont tournées vers des dépenses sur lesquelles on peut plus facilement revenir. Or, au Royaume-Uni, les emplois font partie de ces dépenses : l’absence de protection de l’emploi permet, en cas de retournement de conjoncture ou de difficultés, de rayer d’un train de plume les emplois surnuméraires.
Dès lors, l’activité économique s’oriente de plus en plus vers des activités à forte densité d’emplois et à faible productivité. Selon les chiffres de l’ONS, depuis juin 2016, le nombre d’emplois (privés) créés se concentre sur les secteurs de la santé, des services sociaux et des services administratifs à hauteur de 52 %. L’emploi manufacturier, lui, a reculé de 100 000 postes (mais le mouvement n’est que la poursuite de la tendance précédente).
En conséquence, la productivité du travail au Royaume-Uni continue de s’effriter : fin 2018, elle n’était supérieure que de 0,1 % au-dessus du niveau de fin 2017 et elle n’est que 2 % au-dessus de son niveau de 2008, avec, sur l’année 2018, un recul brutal dans l’industrie manufacturière (–1,1 %), signe du désinvestissement. La perspective du Brexit a, en effet, surtout, aggravé ce problème crucial de la productivité qui était déjà vif avant le référendum et qui obère profondément l’avenir économique du pays.
La question du modèle économique
Certes, la hausse de l’emploi est une bonne nouvelle. Mais c’est une hausse d’un emploi de faible qualité. Au Royaume-Uni, 6 millions d’emplois, soit 18,8 %, proposent des salaires inférieurs au seuil de pauvreté. Et si les rémunérations progressent vite en termes nominaux, ce qui est parfois aussi un argument des partisans du Brexit (3,5 % en décembre 2018, soit le plus haut niveau depuis août 2008), la progression des salaires réels a été de 1,2 % en 2018 ; soit moins qu’en 2015 et 2016. Surtout, ces rémunérations partent de bas : entre 2008 et 2015, les salaires réels britanniques avaient reculé de 10 % !
Les gains de productivité étant faibles, il y a peu à partager. Pour le moment, les entreprises préfèrent, dans un choix de court terme, miser sur l’emploi plutôt que sur l’investissement. Cela conduit à une hausse modérée des salaires réels, mais permet encore de soutenir la consommation (+1,9 % en 2018 contre +2,2 % en 2017 et +0,9 % en France).
Bref, les améliorations de l’emploi cachent une perte de substance profonde et préoccupante de l’économie britannique. Mais c’est une perte de substance qui ne date pas du référendum de 2016. Le Brexit oblige en réalité à une redéfinition du modèle économique britannique. La situation actuelle est une situation d’attente, de transition. Une catastrophe n’est certes pas à exclure si l’après-Brexit conduit à un renchérissement brutal des importations, à la poursuite des désinvestissements massifs et à l’éclatement de la bulle immobilière.
Dans tous les cas, deux voies s’offrent, après le Brexit, à l’économie britannique. La première est la poursuite de la tendance engagée depuis 2008 : tout miser sur le coût du travail et l’attraction des investissements financiers afin de compenser le déficit commercial. Cela supposera la poursuite de la modération salariale et d’une forme d’austérité budgétaire pour maintenir une politique fiscale encore plus intéressante et compenser les effets du Brexit.
La seconde voie reviendrait à briser avec cette tendance : mener une vraie politique industrielle pour les régions en difficulté, monter en gamme par des investissements ciblés, réduire le poids de la finance et de l’immobilier et lutter contre le dumping salarial en développant les services publics.
Brexit ou pas, ce choix va devoir être fait. Sera-t-il plus douloureux avec le Brexit que sans le Brexit ? Peut-être, mais empêcher le Brexit pour tenter de sauvegarder le modèle actuel serait improductif. Pendant que Westminster passe son temps à voter, il y a urgence à redéfinir le modèle économique britannique. Plus que le Brexit proprement dit, c’est le processus du Brexit qui est donc un brouillard sur l’économie et l’empêche de se projeter à long terme.
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